PREMIERE PARTIE
1. Naissance
Le cordon ombilical est le tout premier lien d’un être humain avec le monde. Il prend naissance au niveau du nombril et s’allonge jusqu’à la matrice maternelle, en s’implantant dans le placenta. À travers ce canal sont transmis les nutriments, le dioxygène, les hormones, mais aussi l’alcool, le stress et les toxines. Il s’agit là de matière : du sang, des molécules, de la chaleur. Du concret. Le premier de nos liens avec le monde est tangible. Mais pas uniquement. À l’intérieur, confondu avec le cordon, il existe un mystère que ni l’œil humain, ni aucun scanner, sonar ou compteur Geiger ne saurait révéler, c’est le lien d’attachement. Le premier dans son genre, mais loin d’être le dernier. Son diamètre épouse celui de son homologue organique. Sa blancheur immaculée accueille des vagues lumineuses qui courent d’un humain à l’autre, au rythme des battements d’un cœur. Boum boum boum. Pas de la matière cette fois, mais un invisible courant qu’il convient d’appeler « amour ».
Quand, après la naissance, le cordon ombilical est clampé puis coupé, le lien d’attachement, lui, demeure. Il se déplace un peu, perd son ancrage au placenta maternel – qui n’est plus une partie d’elle à présent – pour s’accrocher à son plexus solaire, entre ses deux seins. Même si l’enfant et la mère ne le voient pas, ils le perçoivent ; ils se sentent reliés l’un à l’autre, intrinsèquement attachés et dépendants. Ils sont en relation.
Un lien entre une mère et soi, c’est ainsi que tout commence pour n’importe qui, pour n’importe qui sauf pour Alia Fontanel.
Alia Fontanelle est née le 18 octobre 1989, le jour de la sortie du troisième volet des aventures d’Indiana Jones. Sa future mère attendait la sortie du film avec impatience. Elle était trop jeune pour avoir vu les précédents épisodes au cinéma. En revanche, elle avait regardé les cassettes des dizaines de fois. Son préféré restait « Les aventuriers de l’arche perdue », particulièrement la scène dans laquelle Harison Ford désignait les territoires de son visage épargnés par les blessures, là où Marion pouvaient déposer ses lèvres sans craindre de la faire souffrir. Elle y repensait souvent, trop souvent sûrement.
Elle était venue avec deux amies et le frère plus âgé de l’une d’elles. Un lycéen qu’elle aurait bien embrassé après une bataille, lui aussi, entre les égratignures, pour ne pas lui faire de mal. Elle se débrouilla pour prendre un siège près de lui et se servait régulièrement des popcorns dans l’espoir qu’il glisse lui aussi sa main dans la boite.
Soudain, elle posa une main sur son ventre. Ses règles seraient-elles de retour ? Il ne serait pas trop tôt. Depuis plusieurs semaines elle portait une serviette hygiénique au cas où elles reviendraient.
Les lumières s’éteignirent et la scène d’ouverture du film commença. Elle éprouvait les plus grandes difficultés à la suivre ; les douleurs dans son bas ventre devenaient de plus en plus intenses. Elle avait cessé de se servir des popcorns. L’adolescent qui jouait le jeune Indiana Jones à l’écran lui apparaissait de plus en plus flou. La musique trop forte. Chaque fois qu’elle essayait de se concentrer, que la douleur paraissait lui laisser un répit, elle revenait plus violente.
Incapable de rester assise plus longtemps, elle se leva. La douleur la replia aussitôt. Hurlement. Les yeux se tournèrent vers elle. Que lui arrivait-il à celle-là ? Elle n’allait pas leur gâcher le film tout de même ?
Un cri à nouveau, plus ignoble que le précédent, digne de la bande son des pires fils d’horreur. La jeune fille vola pour de bon la vedette à Harrison Ford. Un paquet d’yeux retournés. Des sourcils froncés. Et un : « Tais-toi ! » de la part de son voisin qui perdit ce soir-là tout son sexappeal. La salle se partageait en deux clans : ceux qui voulaient encore suivre le film et ceux qui s’inquiétaient sincèrement pour elle.
L’adolescente se mordit les lèvres pour ne pas crier davantage. Ses amies l’aidèrent à se relever et à bousculer tous les spectateurs de sa rangée pour atteindre l’escalier en marge des fauteuils. Elles n’allèrent pas plus loin. La mère d’Alia s’effondra, à trois pattes, une main sur le ventre. Un liquide poisseux et chaud engorgeait la fibre de son jean, à l’intérieur des cuisses. Des pertes de cette ampleur, elle n’en avait jamais eu. Sa serviette hygiénique n’avait servi à rien ; elle avait complètement taché son pantalon. La honte se posa un instant sur sa conscience, rapidement chassée par la douleur. La collégienne hurla à mort. Elle ne réalisait pas que des regards la visaient, curieux, terrifiés, gênés, outrés, choqués, indignés, compatissants, agressifs, ahuris, médusés. Il n’y avait plus que cette chose qui appuyait à l’intérieur de ses tripes, remuait et forçait pour sortir.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes, supplia-t-elle entre ses dents.
Un clignement de paupière plus tard, elle se cramponnait à une cuvette de chiotte, accroupie, avec jean et culotte sur les chevilles. La sensation d’être poignardé de l’intérieur s’était prolongée quelques minutes et elle avait poussé de toutes ses forces. Ses yeux coulaient. Un objet qui lui avait paru aussi gros qu’un ballon de rugby lui sortit du corps, avec une quantité de sang à faire pâlir un mort. Ce qui l’avait rendue malade et qui était sorti, elle ne le vit pas vraiment. Même si ses yeux s’étaient posés dessus, elle n’avait rien compris à ça. C’était dehors. Elle allait mieux.
Dans les minutes qui avaient suivi, l’adolescente était allongée à l’arrière d’une ambulance. Sur son ventre était posée la chose, pas encore tout à fait détaché de son corps. Durant tout le trajet, la mère d’Alia garda les yeux dans le vide, dans un état catatonique.
Alia fut admise à l’hôpital de Purpan, dans le service des grands prématurés. Au même moment, sa mère entrait en psychiatrie. Malgré tous les efforts de ses proches et des spécialistes, on ne parvint pas à lui faire avouer l’origine de la grossesse. Les médecins insistèrent. Ils voudraient qu’elle parle. Ils aimeraient comprendre. Mais l’adolescente se claquemure. Personne ne saurait jamais. Le secret de la conception d’Alia demeurerait enfoui dans la mémoire de sa mère, entouré d’un linceul de déni.
Comme le prévoit la Loi, quand aucun parent ne peut nommer l’enfant, alors c’est un officier d’État civil qui est chargé de le faire. L’officier qui dût choisir trois prénoms pour la petite fille du cinéma se sentit démuni. On ne savait même pas si elle allait vivre. Son état était préoccupant. Elle était née si jeune. Ses poumons n’étaient pas assez forts. Dans ses conditions, l’officier n’avait pas eu très envie de se creuser longuement la tête. Il pensa d’abord au nom de ses propres enfants, mais si la petite mourait… l’idée qu’on écrive le prénom de ses enfants sur une tombe lui déplut tant qu’il prit le raisonnement à l’envers. Quel prénom ne le choquerait pas sur une pierre tombale ? Sa grand-mère maternelle, déjà enterrée depuis plusieurs années : Aline, sa grand-tante : Liane, Sa grand-mère paternelle : Sylvie.
Aline Liane Sylvie.
Alia fut déposée dans un berceau médicalisé trop grand pour elle. Elle était minuscule et rose. La plupart du temps, un masque à oxygène lui cachait le visage, des électrodes avaient été collées sur sa peau et couvraient presque tout son dos. Elle avait les jambes nues, ne portait qu’une couche rose, là aussi trop grande pour elle. Les médecins et les infirmières se relayaient à son chevet presque sans interruption pour lui offrir tous les soins dont un grand prématuré avait besoin. On venait lui changer les pansements, vérifier ses constantes, déplacer le masque pour éviter que sa forme ne déforme son petit nez encore trop malléable.
L’une des infirmières du service s’appelait Cécile Rambla. Elle s’occupait des prématurés depuis deux ans déjà. Ceux qui n’avaient pas la chance d’avoir leurs parents avec eux lui faisaient toujours beaucoup de peine. Ils restaient là, tous seuls. Et tout le monde sait que les bébés ont besoin d’amour. C’est un besoin aussi important que l’oxygène ou la nourriture, c’est un besoin vital. Malheureusement, il y avait beaucoup d’enfants délaissés. Des parents habitaient trop loin de l’hôpital, d’autres ne pouvaient pas arrêter leur travail, ou avaient chez eux d’autres enfants dont il fallait également s’occuper. Enfin, il y avait les bébés abandonnés à la naissance, comme cette petite fille arrivée une journée plus tôt. Elle paraissait si perdue, dans ce berceau immense et ses couches trop grandes. Comme elle l’avait déjà fait des dizaines de fois auparavant, Cécile Rambla libéra Alia de ses câbles, dégrafa sa blouse d’infirmière et déposa le minuscule bébé contre son ventre chaud, en peau à peau. Dès qu’Alia effleura son épiderme, une sensation nouvelle et inédite submergea la soignante.
C'est très bien écrit, puissant et immersif.
J'ai facilement imaginé les scènes, que ce soit au cinéma ou à l'hôpital. Le réalisme de l'histoire avec ce côté dramatique m’a particulièrement plu.
Ce mystère autour de la mère est intéressant ou plutôt intriguant.
Un très beau début qui donne envie d’en savoir plus.
Voici les petites coquilles que j'ai pu trouver :
Les aventuriers
à où Marion pouvait
e frère plus âgé de l’une d’elles
complètement taché
Ce qui l’avait rendu
elle n’avait rien compris
Dans les minutes qui avaient suivi
leurs parents avec eux lui faisaient
d’un linceul de déni
qu’ils s’occuper ?
Répétitions :
"Incapable de rester assise plus longtemps, elle se leva. Pas longtemps."
"La musique trop forte.... elle revenait plus forte."
"un instant sur sa conscience.... Elle n’avait plus conscience"
"un masque à oxygène lui masquait le visage"
"On venait lui changer les pansements, vérifier ses constantes, changer..."