Des Énergies puissantes traversent le royaume, elles m’apparaissent comme des destins flottants. C’est un spectacle qui m’évoque vos descriptions du ciel étoilé. Quiconque susceptible de les apercevoir réalise leur fascinante profondeur. Pourtant, elles donnent l’impression de pouvoir changer d’orientation à chaque coup de vent ou, peut-être, à chaque battement d’ailes. Quelle direction prendront ces faisceaux d’Énergie ? C’est un merveilleux mystère.
Paroles de Holl, Visionniste.
1. Rencontre
Après avoir dressé le camp, Géolde étira ses membres fatigués. La caravane des marchands dont il faisait partie avait quitté le bourg de Verdeau au matin et avait fait route jusqu’au soir. Il leur faudrait encore une journée pour regagner Montet où les Sombres de leur village attendaient le fruit de leur troc. Verdeau était le seul point d’échanges entre la Ceinture, partie confinée du royaume, et le reste de Linone, il s’agissait donc d’un bourg important pour les Ceinturiotes comme Géolde. Les marchands de Montet étaient quatre, chacun avec son propre attelage. Quatre Sombres qui se connaissaient depuis longtemps et travaillaient dans une agréable entente.
— Bon, je dois me dégourdir les jambes et prendre congé de vous, déclara Géolde qui avait pour habitude de prendre un moment pour lui, une fois le camp dressé.
— Va ! répondit Lazin, son sourire faisant ressortir les marques dorées qui scintillaient sur ses joues noires. Cela ne nous fera pas de mal non plus !
Géolde s’éloigna donc du camp le sourire aux lèvres. Il longea la lisière de la forêt plus longtemps que prévu, profitant du calme et de l’obscurité du lieu pour flâner, puis il s’arrêta sur une butte et observa les alentours avant de s’assoir pour contempler le ciel étoilé. La lune était pleine ce soir et sa taille lui parut gigantesque. On y voyait presque comme en plein jour, une fois habitué à la luminosité nocturne. Géolde n’aurait su dire combien de temps s’écoula lorsqu’un bruit le tira de sa rêverie. Il releva la tête en pensant apercevoir un autre marchand, mais il était seul. D’après les hautes herbes et les arbres qui avaient repris leurs droits autour de lui, il comprit que peu de Sombres ou autres Elfes s’aventuraient jusqu’ici régulièrement. Il était plus éloigné que prévu du camp et son rythme cardiaque s’accéléra. Il avait fait ce trajet un nombre incalculable de fois et il n’avait jamais rencontré de problèmes durant ses petites escapades, cependant, c’était la première fois qu’il s’aventurait à cet endroit précisément et il avait la sensation désagréable d’être observé. Un mouvement à l’orée de la forêt attira son attention. Un loup. Il était presque sûr d’avoir vu un loup. Ces animaux, peu intéressés par les Elfes, n’étaient généralement pas à craindre, sauf si Géolde s’était approché par mégarde de leurs petits. Comme n’importe quel Sombre, il possédait un physique puissant, l’Énergie courant dans ses muscles lui offrant la Force, mais il était loin d’avoir envie de se mesurer à une meute. Il commençait à se redresser pour déguerpir quand le loup s’approcha. Géolde resta figé, comme si cela pouvait le rendre indétectable. L’animal s’approcha de plus en plus jusqu’à sortir de l’obscurité du bois. À la vue de la silhouette qui se détacha, les yeux du marchand s’écarquillèrent de surprise. La forme qu’il avait prise pour un loup était en réalité une enfant de sept ou huit ans. Elle s’approcha un peu plus de Géolde qui n’avait pas encore retrouvé la faculté de marcher.
— Papa ? demanda la fillette d’une voix rauque.
Papa ? Cette enfant était-elle perdue, là, toute seule, dans la forêt ? Quelle horreur ! Géolde retrouva l’usage de ses jambes et de sa langue.
— Ne t’inquiète pas, petite, je vais t’aider à retrouver ton papa, lui répondit-il en s’approchant. Il y a un chemin tout près, je suis sûr que nous le trouv–
Géolde s’interrompit, les yeux ronds et les jambes figées au sol, retrouvant sa posture de stupeur initiale. En la voyant de plus près, il s’aperçut que l’enfant était complètement nue, mais ce n’était pas la cause de son bouleversement. La fillette qui se tenait devant lui était monstrueuse. La moitié de son visage était noire et ornée d’une fine forme argentée. Jusque-là, tout était normal : les Sombres avaient des marques dorées, argentées ou cuivrées qui enjolivaient leur peau noire comme le charbon et leurs cheveux ainsi que leurs yeux étaient d’une couleur similaire à leurs motifs. Géolde lui-même avait de beaux cheveux de bronze crépus et coupés court ainsi que des marques ondulées qui partaient de ses pommettes. La moitié de cette petite était donc tout à fait banale, mais pour le reste… Un losange argenté brillait à son front, habituellement vierge de marques chez les Sombres, ses cheveux étaient noirs et ses yeux jaunes : singularités que Géolde pouvait accepter s’il n’y avait pas… l’autre moitié de son visage ! Elle était blanche comme neige et la partie supérieure de son front colorée de violet, comme une Hypnotique. Ce mélange contre nature se poursuivait sur l’entier de son petit corps, noir mêlé d’argent sur sa droite, blanc sur sa gauche. C’était inconcevable : Sombres et Hypnotiques ne pouvaient s’unir ! Les deux races avaient beau cohabiter au sein du même royaume, elles se répugnaient l’une l’autre et ne se considéraient pas comme des égales. Plus exactement, les Hypnotiques étaient considérés comme supérieurs, le Grand Roi de Linone étant de cette race. L’esprit de Géolde ne pouvait donc accepter cette fille au faciès mélangé et, sous le choc, il ne pouvait plus bouger.
— Tu… Tu es pas… Papa, ajouta-t-elle.
Le visage de l’hybride se décomposa et elle l’enfouit dans ses mains noire et blanche. Elle s’accroupit avant d’éclater en sanglots et ses pleurs réveillèrent l’instinct parental qui sommeillait en Géolde. Cette enfant étrangement faite avait un besoin de réconfort qui incita le Sombre à s’approcher, qu’importe sa répugnance. Il s’accroupit vers elle et la prit par les épaules pour la consoler. Il lui dit des mots doux et apaisants, qui n’avaient ni queue ni tête, mais qui calmèrent les pleurs de la fillette. Elle finit par relever le visage vers lui avec un petit sourire reconnaissant. Le marchand avait agi envers elle spontanément et en avait oublié sa différence. À présent qu’il l’avait consolée en passant outre son métissage, il trouvait sa petite bouille plutôt mignonne et touchante. Elle avait un beau visage, de jolies marques et son air l’attendrit, lui faisant voir l’enfant derrière l’anomalie. Il ne pouvait pas pour autant dire qu’il s’était habitué à son apparence, son esprit restait réticent à admettre la possibilité de présenter les traits de deux races, mais il n’était plus révulsé. Après un instant de silence, la petite fille balbutia :
— Désolée… Je… Papa… Maman… Sont plus là…
Sa voix était hésitante et fébrile comme si elle n’avait pas parlé depuis longtemps et les mots semblaient lui venir difficilement.
— Tu n’as pas à t’excuser, je… Je suis désolé que ton papa et ta maman soient partis.
Ses parents étaient probablement morts, cela pouvait arriver aux familles qui se coupaient des villages. À la première maladie ou au premier accident grave, impossible de trouver de l’aide à temps et les pauvres ermites mourraient dans leur chaumière. Et si… Géolde avait des difficultés à l’envisager, mais si ses parents étaient Sombre et Hypnotique, alors vivre cachés était leur meilleure option ! C’était un drame que cette petite ait vécu sans ses parents, mais cela devait être récent, sans quoi elle serait morte également. Surtout sans habits ! Pourquoi cette enfant était-elle nue comme un ver ?! Le marchand s’assit en tailleur et se pinça le menton, les sourcils froncés. Il devait réfléchir vite et trouver la meilleure solution : il n’était pas question de la laisser seule ici, pourtant, Géolde craignait la réaction de ses camarades et des Sombres de son village face à pareille enfant. Il aurait fait confiance à ses semblables dans n’importe quelle autre situation, mais la peur des Hypnotiques était forte et une hybride pourrait être perçue comme un mauvais présage ou une abomination. Bien que Géolde ait vite accepté cette étrangeté, il doutait que tout le monde en fasse autant. Et si les Sombres de Montet s’en prenaient à elle ? Ou si les gardes de Linone la découvraient et décidaient d’éliminer une preuve de rattachement entre les deux races ? Les risques étaient trop élevés, mais alors, que faire ? La cacher dans les bois et venir la nourrir toutes les nuits ? Ce serait ignoble d’agir ainsi ! La panique commençait à le gagner, il devait trouver une solution avant que les autres marchands ne s’inquiètent et entreprennent de le chercher. La fillette le désigna du doigt.
— Peur ? Pourquoi ? demanda-t-elle d’un ton un peu plus ferme et sûr que tout à l’heure.
Surpris par la sensibilité de la petite et par sa capacité à lire ses émotions si facilement, Géolde se demanda si elle avait tenté de lire dans son esprit sans qu’il s’en rende compte. Les Hypnotiques en étaient capables après tout. Ses pensées étaient-elles à l’abri ? Il regarda la marque violette au front de l’enfant, sa petite taille indiquant un faible pouvoir. Géolde analysa ses maigres connaissances en Hypnose : s’infiltrer dans un esprit sans être remarqué demandait subtilité et puissance, les Hypnotiques pouvaient influencer les pensées des autres Elfes et les soumettre à leur volonté, mais on ne lui avait jamais parlé d’un lien avec les émotions de leurs victimes. Or l’enfant avait parlé de sa peur, elle n’était donc pas une puissante manipulatrice, non ? Il hésita avant de décider qu’elle avait simplement remarqué son air inquiet. Il essaya donc de lui décrire la situation.
— Et bien vois-tu, c’est difficile à expliquer, mais je ne veux pas te laisser seule et pourtant c’est compliqué parce que… Et bien… parce que… enfin, disons que ce serait plus simple si tu étais plus comme moi. Mais enfin ce n’est pas ta faute, se reprit-il. Ce n’est pas grave et c’est… Oh et merde !
Géolde cacha son visage dans ses mains, désemparé par son incapacité à éclairer la fillette sur la situation. L’enfant plissa les yeux et le regarda d’un air très concentré, essayant probablement de comprendre tout ce qu’il avait dit.
— Plus comme toi ? Comme papa ? demanda-t-elle.
— Comme papa ? questionna Géolde.
Il réfléchit : si elle l’avait pris pour son père, il était surement Sombre lui aussi. Dans ce cas…
— Oui, c’est ça, il aurait été pratique que tu sois plus comme papa, mais tu n’y peux rien, ne t’inquiète pas. Je vais trouver une solution.
— Je comprends pas tout. C’est quoi merde ?
— Oh c’est un mot comme ça, pas besoin de le savoir ! balbutia-t-il.
— Comme papa, je comprends ! déclara-t-elle d’un air réjoui.
Le marchand fronça les sourcils, ne sachant trop en quoi cela l’enthousiasmait. Ce fut alors qu’il connut un choc plus grand encore que tout ce qu’il avait vécu ce soir-là. La surprise lui coupa le souffle. C’était impossible ! Devant ses yeux, le corps de la fillette se métamorphosait. Il ne réussit pas à suivre comment le changement se déroula. Impossible, c’était impossible ! Elle avait encore les cheveux noirs, un losange d’argent au front et les yeux jaunes, mais pour le reste, sa peau était entièrement noire et décorée de marques comme une Sombre. Sa peau blanche et sa trace violette avaient disparu, plus aucun indice de ce mélange contre nature ne persistait, elle n’avait plus rien d’une Hypnotique et ressemblait à une enfant Sombre. Géolde était-il victime d’une illusion ? Il n’en avait jamais subi, mais cela ne pouvait pas venir de l’enfant, tant l’effet était réaliste. Un Hypnotique se cachait peut-être dans les bois ? Mais pour quelle raison un être si puissant lui réserverait-il un tel sort ? Et pourquoi lui faire voir pareille enfant ? Le marchand se concentra sur ses sensations, de plus en plus confiant sur l’impossible véracité de ce qu’il percevait. Géolde n’avait jamais rien vu de tel et observa la petite fille encore un long moment pour accepter son existence.
— Co… Comment ? finit-il par bredouiller.
— Chut ! Secret, j’ai pas droit de te montrer, répondit-elle d’un air boudeur. Je veux venir avec toi.
— Bien sûr, je ne vais pas te laisser seule ici.
— Seule ? Je suis pas seule. Je vais leur dire, je viens avec toi.
— Mais ? Mais ? Tu n’es pas seule ? Pourquoi veux-tu venir alors ?
Des gens avaient laissé cette petite fille nue et seule dans les bois ?
— Tu es comme papa, lui répondit-elle en fronçant les sourcils.
Géolde sentait que ce n’était pas sa seule raison, mais cela avait l’air difficile à exprimer.
— Je vais leur dire. Sont derrière, ajouta-t-elle.
Le marchand, allant de surprise en surprise, se retourna, n’ayant pas entendu qui que ce soit arriver. Il fut stupéfait de se retrouver nez à truffe avec trois loups qui les observaient en silence. Gris et sauvages, les animaux qui les toisaient étaient majestueux et effrayants. La petite fille posa ses mains autour de la bête du centre, plongeant ses doigts dans l’épaisse fourrure. Front contre front, elle resta ainsi silencieusement durant quelques instants, puis le loup lui lécha le visage avant de tourner la tête vers Géolde, plongeant ses yeux d’ambre dans les siens. Il eut l’impression que l’animal voulait lui transmettre un message.
— Maman-louve dit de t’occuper de moi, traduisit la petite fille d’une voix hésitante.
— Très bien, répondit le marchand, désemparé. D’accord…
Jamais Géolde n’avait été autant à court de répartie. Face à une louve qui plus est ! Mais, pour son excuse, jamais il n’avait vécu une telle soirée. Il n’était plus à quelques détails exubérants près, autant faire comme si tout pouvait arriver et que tout était parfaitement normal. Agir normalement. Recommencer à penser. Bien trop d’éléments lui échappaient pour saisir la situation. Il se rendit compte qu’il en ignorait un aspect vraiment important s’il voulait recueillir cette sauvageonne.
— Dis-moi petite, comment tu t’appelles ?
— Je… Je crois Cent-sens.
— Sans-sens ? C’est peu flatteur et peu commun… pour une Elfe.
Géolde regarda les loups d’un air dubitatif avant d’avancer :
— Comment t’appelaient tes parents ?
— Oh… Je me rappelle…
Elle dut réfléchir un instant puis hasarda :
— Ahia ?
— Voilà un nom qui me semble plus présentable ! Viens, Ahia, je sens que toi et moi, nous allons vivre plein de changements.
Sur ce, les trois loups firent demi-tour et disparurent dans les bois en trottinant d’un pas léger. Le Sombre enleva son gilet afin d’envelopper le petit corps nu de l’enfant, puis il la souleva dans ses bras. Tandis qu’il marchait en direction du camp, Ahia se blottit contre lui, faisant chavirer le cœur du marchand. Voilà qu’il se sentait déjà attaché à cette petite fille particulière. En une brève halte, Géolde venait de découvrir une enfant hybride capable de changer d’apparence qui vivait avec des loups. Il venait aussi de l’adopter. Tout était parfaitement normal. Comment allait-il pouvoir expliquer la présence d’Ahia à ses camarades ? Et surtout, comment allait-il le dire à sa femme ? Le marchand ne comprenait lui-même pas tous les événements de cette soirée, si ce n’est qu’il venait de faire la rencontre la plus surprenante de toute sa vie.
Je trouve ce début très prometteur, les deux personnages sont très attachants et originaux. J'ai trouvé le dialogue spontané et réaliste,.
J'ai eu un peu peur au début car en quelques lignes il y a beaucoup de noms propres et de mots créés pour ton univers, et ayant du mal à mémoriser ce style d'information j'ai pensé que j'allais très vite m'y perdre, mais finalement la suite m'a rassurée : les Sombres, les Hypnotiques, Géolde, Ahia. ça me fait 4 noms importants à retenir avant de passer à la suite, c'est dans mes cordes !
Bonne écriture !
A mon tour de venir découvrir ton texte !
Que dire... J'ai beaucoup aimé ce début ! C'est une très bonne entrée en matière. J'ai trouvé la lecture très fluide et ta plume agréable. Un plaisir à lire :)
Je trouve que tu arrives à présenter ton univers efficacement avec la présentation d'Ahia et de son nouveau "père". Tu utilises son hybridation pour nous donner quelques infos sur l'univers et cela passe très bien !
Ahia est mystérieuse, on se demande ce qui a pu lui arriver et où sont ses parents. En tout cas, je trouve que ce premier chapitre respire la bienveillance :). Même si Kalan fait son bougon dans la suite du chapitre et l'accueille mal, on sent que les deux enfants vont être liés ! Je trouve que les ressentis des enfants sont bien retranscrits !
En tout cas, c'est un très bon début :). Bravo !
En revanche, pour la publication sur PA, je te conseillerai de couper ton chapitre en deux, surtout au début, si tu veux attirer des lecteurs (même moi qui lit beaucoup sur PA, j'ai eu un peu de mal à me lancer quand j'ai vu 4K).
Voilà, hâte de découvrir la suite :)
Je suis content si on ressent la bienveillance (même si Kalan est un petit têtu) et que les ressentis soient bien passés =)