Les mots de Gloria résonnaient sans cesse dans l’esprit d’Elijah, comme une mauvaise chanson entêtante. Ils lui donnaient le vertige.
Et si son jugement avait été erroné ? Il avait affirmé à Gloria qu’il connaissait la fille dont elle parlait en pensant à Éirinn mais s’était-il vraiment agit d’elle ?
En admettant que ce soit elle, les accusations de Gloria ne pouvaient pas être vraies. Éirinn ne vendait pas ses charmes, il en était persuadé.
Il repensa à la photo que l’inspecteur lui avait montré. La connaissait-il vraiment, en fait ?
Il y avait tout un tas d’explications : Éirinn était barman le soir et le jour, elle exerçait probablement un autre métier qui demandait d’être à domicile ; si Gloria ne voyait pas ces hommes partir, c’était parce qu’elle ne faisait tout simplement pas attention ou ne se trouvait pas chez elle au moment du départ de ces messieurs ; Éirinn pouvait se montrer froide et distante mais il ne s’agissait que de son tempérament, rien de plus, cela ne la rendait pas méchante pour autant.
Mais… une question le taraudait. Pourquoi ne l’avait-elle pas mis au courant ? « Salut Elijah, je suis de retour » . Ça lui coûtait quoi ?
Idiot, elle n’a pas ton numéro.
Il haussa des épaules. Elle avait sûrement ses raisons. Elle n’avait peut-être pas eu le temps de passer au restaurant. Elijah n’avait pas remis les pieds au Sangtuaire. Dans le cas où il aurait rouvert, le jeune homme ne voulait pas se retrouver face à un nouveau gérant, ce qui aurait confirmé le départ d’Éirinn.
— Arrête de lui trouver des excuses ! s’écria Shiloh.
Elijah se trouvait chez son ami pour en discuter. Il ne pouvait plus garder tout ça pour lui et tourner en rond dans son appartement comme un lion en cage le rendait fou.
— Mais je ne lui trouve pas des excuses ! J’essaie de trouver des explications plausibles, nuança Elijah.
— Tu parles…, soupira son ami.
— Alors toi aussi, tu penses comme Gloria ? Je n’accepterai pas ça, c’est mon amie !
— Mais j’en sais rien ! rétorqua vivement Shiloh. Je m’en tape, moi, de ce qu’elle fait de son cul. Et tu parles d’une amie ! Si elle t’a pas dit qu’elle était revenue sur Londres, c’est parce qu’elle voulait pas que tu le saches !
Les traits d’Elijah se tirèrent. Que venait-il de dire ? La stupeur s’effaça, son visage était présent tordu par la colère.
— Quoi ? T’étais au courant ? hurla-t-il en se jetant sur Shiloh.
Il l’empoigna par le col du t-shirt.
— Pourquoi tu m’as rien dit, hein ? continua-t-il. Ça te fait tant chier que ça que je puisse nouer des liens avec une fille ?
— Bah justement, regarde-toi ! riposta Shiloh en le repoussant.
Elijah tituba en arrière. Au tour de son ami d’être énervé. Mais en l’observant bien, Shiloh n’était pas en colère. Il était déçu. Et pour Elijah, c’était encore pire.
— On a jamais eu de couille toi et moi. Et là, pour une nana qui a débarqué y a quoi ? Un mois ou deux ? Tu montes sur tes grands chevaux. Qu’est-ce que tu connais d’elle, hein ? Vas-y, dis-moi ?
Les mots sortaient tous seuls de sa bouche.
— Moi, je vais te le dire. Que dalle. Tu crois vraiment qu’elle t’a pas tenu au courant de son retour parce qu’elle a pas eu le temps ? Putain, fais pas genre que t’es con ! C’est juste qu’elle veut pas te voir ! Et si j’étais toi, je me méfierai. Gloria c’est pas une référence, d’accord, mais tu oublies que c’est une vraie concierge. Pourquoi des hommes viendraient chez Éirinn pour ne pas en ressortir ? Tu trouves pas ça bizarre, toi, que les meurtres aient commencé quand elle a emménagé ici ?
Shiloh termina ici, laissant à son ami le temps de faire le lien entre ce qu’avait dit Gloria et les crimes qui sévissaient en ville.
Elijah demeura statique un instant, abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. C’en était trop. Il sentait la nausée arriver. Il quitta l’appartement de Shiloh sans rien ajouter.
Ce fut mains enfoncées dans les poches et tête baissée qu’il rentra chez lui, furieux. Il était déçu par Éirinn qui, contrairement à ce qu’il croyait, était indifférente. Les soirées au Sangtuaire lui avaient laissé penser qu’ils étaient amis. Il faut croire que rire ensemble et boire des verres ne suffisait pas. Toutefois, même si Éirinn se fichait d’eux, tout se passait bien jusqu’à…
Son cœur manqua un battement. Tout prit sens dans son esprit. Éirinn s’était mise à se comporter de manière étrange depuis que le petit groupe eût passé la soirée chez lui. Il se souvint alors de la jeune femme vomissant tripes et boyaux. Était-ce pour cette raison qu’elle l’évitait ? Si elle voyait Elijah, elle se sentirait certainement obligée de se justifier. Ou était-ce par honte ?
La rancœur du jeune homme descendit d’un cran. Tout compte fait, la réaction d’Éirinn était compréhensible.
Il ne put s’empêcher de ressentir une pointe de jalousie envers Shiloh ; elle s’était confiée à lui. Pour Elijah, c’était une marque de confiance.
Toute sa vie se déroulait ainsi lorsqu’une fille entrait dans la danse. À partir du moment où Shiloh et Elijah eut été frappés par la puberté, une sorte de compétition entre les deux amis s’était formée. Malheureusement, Shiloh eut plus de chance à la roulette. Les filles finissait toujours par le préférer. Elles n’attendaient pas forcément quelque chose de physique mais pour la plupart – de ce qu’Elijah avait compris – elles se sentaient bien avec Shiloh, elles le trouvaient juste plus intéressant.
Elijah s’était souvent demandé ce que son ami avait de plus. Au début, il n’y prêtait pas plus attention que ça mais très vite, l’idiotie caractéristique de l’adolescence s’en mêla et ce n’était pas pour arranger les choses, au contraire. Cette invisibilité auprès de la gente féminine s’était vite transformée en complexe et petit à petit, Elijah exprima de la réticence à vouloir sortir avec Shiloh. Parce qu’il savait très bien ça allait se passer. Ils allaient se rendre en boîte de nuit, Shiloh aurait repéré un groupe de filles pour « pécho » sauf qu’il aurait fini avec toutes les filles et Elijah, zéro. Ce dernier n’était pas du genre à se formaliser là-dessus, en réalité, ça lui était égal de ramener une fille ou non, mais lorsqu’on est adolescent ça peut être important pour l’estime de soi.
Ce fut durant cette période qu’Elijah développa ce côté sauvage qui lui donne une réputation d’ermite à présent. Avec le temps et en voyant ce que ces pseudo relations donnaient, il en était arrivé à la conclusion qu’il était bien mieux loti, finalement. Un jour, il trouverait la fille qui s’intéresserait à lui. En attendant, il était inutile de se dévaloriser. L’amour de soi avant tout.
Pour se faire pardonner, il appela son meilleur ami un peu plus tard dans la journée. Il lui proposa de sortir boire un coup avec Daniel après le service. Shiloh fut ravi de cette initiative et accepta avec joie. Elijah sourit, satisfait. Il ne connaissait Shiloh que trop bien, il savait comment s’y prendre.
Après avoir raccroché, il regretta un peu sa proposition mais ce fut vite oublié. Après tout, c’était pour la bonne cause et cela lui faisait plaisir de faire plaisir à son ami.