— Je suis rentrée, mes chéries, répondit Touma.
Kalan et Nessan restèrent bouche bée. Touma avait donc deux enfants pleines de vie d’environ cinq ans. Elles étaient encore toutes petites et elles n’avaient que de minuscules cornes. « Elles sont trop mignonnes », pensa Kalan.
— Je pense que c’est la raison pour laquelle Touma a pris de l’avance sur Wakami et Ligoth, chuchota Nessan.
— Je pensais qu’elle devait remplir une mission particulière.
— Apparemment, elle voulait rejoindre sa famille au plus vite.
Kalan opina en souriant. Un Cornide immense apparut dans l’encadrement de la porte. Il avait de magnifiques cornes plus grandes et plus fines que celle de Touma. Au contraire de celles de leur amie qui s’enroulaient sur elle-même, les siennes étaient relativement droites. Il avait des cheveux bruns attachés en chignon et le sourire qu’il leur adressa était lumineux.
— Je suis heureux que tu sois de retour, dit-il doucement à Touma. Les petites n’ont pas arrêté de me demander quand tu reviendrais. Tu nous as amené de la compagnie ?
— Oui, Calib, voici Nessan et Kalan, je les ai rencontrés de l’autre côté. Je vous présente mon mari, Calib. Il travaille au sanctuaire. Et voici Chay, ma fille ainée et Méa, la cadette.
— Enchantés, balbutièrent les jumeaux.
— Entrez donc, il fait bien plus frais à l’intérieur, les invita Calib. Je viens de faire du sirop pour les filles, venez donc vous désaltérer.
Les camarades le suivirent à l’étage et s’assirent à une table tout juste assez grande pour accueillir quatre adultes et deux enfants. Les petites filles se détachèrent de leur mère pour s’accrocher aux jumeaux en leur posant une foule de questions : pourquoi étaient-ils si petits pour des Sombres ? Pourquoi avaient-ils les mêmes marques ? Pourquoi étaient-ils pareils sauf leur couleur ? Quel âge avaient-ils ? Comment avaient-ils rencontré leur maman ?
Elles posaient leurs questions sans laisser le temps d’y répondre et les jumeaux se sentirent complètement dépassés. Lusa n’avait pas eu une telle loquacité à leur âge. Calib leur servit à boire et alla préparer leur chambre. Kalan et Nessan allaient protester qu’ils pouvaient s’en charger, mais ils furent assaillis par les deux fillettes. Calib, amusé, embrassa sa femme avant d’aller préparer les lieux. Quand il eut fini, il servit une planchette de fruits découpés en morceau qui occupa les filles et permit aux deux Sombres de manger et de discuter avec le Cornide.
— Comme ça, vous venez de l’autre côté ? s’enquit Calib.
Kalan comprit à son ton qu’il était préférable de ne pas nommer la Ceinture.
— C’est exact, avoua Nessan. On est venus travailler pour un propriétaire terrien des alentours de Réonde.
— Ils doivent payer leur passeur en fioles d’Indigo, expliqua Touma.
— Je vois, il y en a qui profitent de toutes les situations, répondit Calib en secouant la tête. C’est en effet votre meilleure option. Je n’aime pas ces types, les grands propriétaires, mais si vous le souhaitez, je pourrais vous présenter à un ami qui est lui-même proche de l’un de ces puissants personnages.
— Ce serait avec plaisir, admirent les frères.
— Plaisir, je ne sais pas, marmonna le mari de Touma. Mais pour le moment, à voir vos têtes, vous n’avez pas dormi depuis longtemps. Que diriez-vous de vous rafraichir et de vous reposer ? Nous pourrons discuter de tout cela demain. Cette remarque vaut pour toi aussi, ma chérie.
— Maman va déjà aller dormir ? demanda Chay, déçue.
— Je suis très fatiguée, ma belle, lui confia sa mère. Tu voudras venir me faire un bisou au lit ?
— Oh oui maman, avec plaisir !
— Moi aussi ! Moi aussi ! renchérit Méa.
Touma sourit face à leur enthousiasme. Elle avala quelques morceaux de poires puis se leva.
— Mes amis, je vais m’éclipser et je vous invite à en faire de même. Calib, tu leur montres la chambre des filles ? Chay, Méa, vous dormirez dans notre chambre ces prochaines nuits. Allez vite chercher vos affaires.
— Génial ! s’écrièrent les fillettes en courant récupérer leurs effets personnels afin de les entreposer dans la chambre parentale.
Kalan et Nessan s’installèrent donc dans la chambre des deux petites Cornides. Il y avait quelques poupées sur une étagère et des dessins au fusain à même le mur. Ils s’assirent chacun sur un lit et remercièrent Calib pour son accueil.
— C’est avec plaisir, assura-t-il. Je me réjouis de faire plus ample connaissance à votre réveil. En attendant, vous devez vous reposer, vous avez l’air au bord de l’épuisement. Mes Soins sont inutiles face à la fatigue, je ne peux donc que vous encourager à dormir et votre corps fera le reste.
Il ferma la porte, les laissant tranquilles. Une bassine d’eau était à disposition et les jumeaux se rafraichirent avant de s’allonger. Ils n’échangèrent même pas un mot, la fatigue les entrainant dans le monde des rêves à l’instant où ils fermèrent les yeux.
Ils dormirent longtemps, mais se réveillèrent quand même avant la venue du soleil. En entendant Kalan se lever, Nessan ouvrit les yeux et s’étira. Les voix de Touma et Calib du côté de la cuisine leur parvenaient faiblement. Le couple parlait tout bas, mais n’entendit pas Nessan ouvrir la porte. Les jumeaux rejoignirent les Cornides qui se turent à leur arrivée. Kalan ne savait pas de quoi parlait le couple, il n’avait qu’entendu Touma affirmer que « c’était le meilleur moment pour tout quitter ». Les deux frères ne comprirent pas à quoi cela se référait et les Cornides restèrent coi. Calib les accueillit d’un large sourire un peu crispé, tandis que Touma semblait absorbée dans ses réflexions, serrant la mâchoire. Les jumeaux s’installèrent à leurs côtés et le silence gênant perdura. Kalan, ne comprenant pas l’origine de ce malaise et excellant dans l’art de la subtilité, demanda :
— Vous êtes fâchés ?
— Non pas du tout, répondit le couple en cœur.
— Touma, qu’est-ce que tu entends par « tout quitter », tu as des ennuis ? s’inquiéta-t-il.
— Cette conversation ne vous était pas destinée, répondit-elle sèchement.
Kalan se tut, gêné.
— En effet, mais c’est difficile de faire semblant de n’avoir rien entendu, intervint Nessan. Mon frère se fait juste du souci et moi aussi. Tu nous as énormément apporté, sans toi cette traversée aurait été un enfer et je ne sais pas où on en serait. Si tu as des ennuis, on veut t’aider, c’est plus fort que nous.
Touma soupira.
— Comme si vous n’aviez pas assez de soucis à porter… Je sais que vous êtes bien intentionnés, mais c’est un problème de couple, en quelque sorte. Une décision que nous n’arrivons pas à prendre.
— Si on peut vous aider, n’hésitez pas, proposa Kalan.
— Je pense que vous êtes un peu jeunes pour nous venir en aide, s’esclaffa Touma.
— Je n’en suis pas si sûr, douta Calib. Vous êtes tout juste sortis de l’enfance et vous entreprenez un voyage dangereux. J’aimerais connaitre vos raisons. Nous ne voulons pas partager l’objet de notre dispute, mais disons que des parallèles pourraient être tirés.
— Nessan, vas-y, tu y arriveras mieux que moi, suggéra Kalan.
Son frère expliqua donc ses inquiétudes concernant la possibilité d’un futur dans la Ceinture. Il parvint habilement à ne jamais nommer de lieux, preuve que les jumeaux avaient compris le message de Calib de la même manière.
— J’aurais aimé attendre et voir comment les choses allaient évoluer, mais il aurait été trop tard pour partir, précisa Nessan. On avait une opportunité, c’était risqué, mais ça restait le choix le plus sûr pour nous et pour notre petite sœur, si on arrive à payer nos dettes et à la faire venir ensuite.
— Je vois, répondit Calib. Et toi, Kalan, tu avais les mêmes raisons ?
— Moi ? Oui aussi, mais disons que… C’est un peu bête, hésita-t-il. Je ne supportais pas d’être enfermé dans… mon village… et aussi… Je le sentais à l’intérieur, comme si on devait aller de l’autre côté. C’est bizarre, mais notre grand-mère avait la même impression, ajouta-t-il pour se justifier.
— Grand-maman savait où on allait ? s’étonna Nessan.
Kalan se mordilla l’intérieur de la joue. Il n’aurait probablement pas dû utiliser les paroles de cette vieille folle pour défendre ses motivations. Il avait à nouveau parlé sans réfléchir. Trop tard. Kalan haussa les épaules avant de poursuivre :
— Oui, on a eu une conversation très étrange, je n’ai pas tout compris, donc je ne t’en ai pas parlé. Elle a parlé d’Énergies importantes, de conflit et de connaitre le royaume, c’était plutôt flou.
« Elle m’a aussi dit que ce serait utile pour Ahia et que je devrais la soutenir, mais hors de question d’attirer encore plus l’attention sur elle », ajouta-t-il mentalement.
— Tu aurais pu m’en parler, se fâcha son frère.
— C’est vrai, mais je ne trouvais pas ses paroles utiles, expliqua Kalan. Je n’aurais même pas dû en parler maintenant !
— Que voulait dire votre grand-mère par des Énergies importantes ? s’enquit Touma.
— Aucune idée ! Je ne suis même pas sûr qu’elle ait dit ça exactement. Elle n’avait pas l’air elle-même très au clair, notre grand-mère a toujours eu une manière de s’exprimer un peu étrange, peut-être parce qu’elle ne voit pratiquement rien ou en tout cas pas comme nous.
— Elle ne voit pas comme nous ? s’enquit la Cornide.
— Non, elle n’a pas d’iris ni de pupilles, mais elle voit quand même certaines choses, tenta d’expliquer Kalan.
— Comment ? s’écria le couple.
Les deux Cornides placèrent leur main sur la bouche et écoutèrent en direction de leur chambre. Les parents n’avaient pas réveillé leurs filles.
— Votre grand-mère voit… l’Énergie ? questionna Calib, penché vers les jumeaux d’un air de confidence.
Kalan et Nessan échangèrent un regard intrigué puis haussèrent les épaules.
— Elle n’a jamais pu nous l’expliquer clairement, admit Nessan.
— C’est peut-être bien une Visionniste, souffla le Cornide en s’appuyant contre le dossier de sa chaise, l’air abasourdi.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Elle est douée de Perception, elle Perçoit l’Énergie qui habite chaque être vivant sur un large périmètre. Peut-être même qu’elle vous observe en ce moment, si elle en est capable.
— Mais c’est impossible ! s’exclama Kalan, se retenant de crier sa stupeur.
Comment un tel pouvoir aurait-il pu exister ? Et comment sa simple grand-mère aurait-elle pu le posséder ? C’était aberrant. Les yeux de Nessan étaient tout aussi exorbités que les siens.
— Et pourtant si, affirma Calib, bien que les Elfes qui possèdent ce don soient extrêmement rares. Il en existe une ou un toutes les générations et dans tout le royaume. J’ai de la peine à croire qu’elle vit tranquillement dans un petit village, ce sont des Elfes très recherchés.
— Notre grand-mère serait recherchée ? Mais par qui ? Et pourquoi ? s’étonna Nessan.
— Par notre cher Roi et l’armée, chuchota Calib. Leur pouvoir est rare et précieux, les Visionnistes ont toujours été gardés à Esli. Votre grand-mère doit être douée pour avoir pu leur échapper. Ou extrêmement chanceuse. Enfin tant mieux pour elle. Je vous conseille de n’en parler à personne de ce côté-ci de la frontière. Mais sais-tu pourquoi votre grand-mère voulait que vous entrepreniez ce voyage, Kalan ?
— Non, je n’ai rien compris, répondit-il gêné. Elle avait l’air de penser qu’il y aurait des bouleversements dans le royaume, à quel sujet exactement, je n’en sais rien. Je ne suis pas sûr qu’elle le sache.
Calib fronça les sourcils, réfléchissant intensément. Il finit par marmonner :
— Une Visionniste pense donc que vous serez pris dans la vague des bouleversements à venir, réfléchit Calib. Ça pourrait bientôt se produire. Les répercussions vont se faire sentir dans tout le royaume. Les gardes seront très alertes…
Les jumeaux n’étaient pas sûrs de comprendre toutes ses paroles, mais être au centre des bouleversements ne leur disait rien qui vaille. Calib poussa un long soupir avant de poursuivre :
— Le sanctuaire et mon équipe de soin vont me manquer, mais je crois que tu as raison, Touma.
— C’est vrai ? s’étonna sa femme. C’est Kalan qui t’a fait changer d’avis ?
— Je ne peux pas prendre ses paroles à la légère. Ce que tu me proposes est peut-être insensé, mais c’est le plus sûr pour les filles. Kalan, merci d’avoir partagé ces informations avec nous. Ton instinct qui t’a poussé à venir ici et à nous partager la discussion avec votre grand-mère vient de changer ma vie.
— Euh… Je t’en prie, balbutia Kalan.
Il doutait trop de lui pour être ravi que la vie d’une famille prenne un tournant décisif à la suite de son bavardage. D’autant plus que les paroles de sa grand-mère, Visionniste ou non, étaient plutôt obscures…
— J’ai conscience que c’est fortement impoli, mais nous aurions besoin d’en discuter avec Touma avant que les filles se réveillent et avant que je parte au sanctuaire, poursuivit Calib.
— On voulait sortir de toute manière ! déclara Nessan, évitant au Cornide la gêne de les renvoyer dans leur chambre. Aller flâner dans le bourg tant que personne n’est éveillé. Tu viens, Kal ?
— Je te suis ! À tout à l’heure ? demanda-t-il au couple.
— Oui, vous pourrez retrouver Touma ici, affirma Calib. Je vais me rendre auprès des malades et blessés du sanctuaire dans la matinée, puis nous pourrons retrouver l’ami dont je vous ai parlé hier. Il saura vous aiguiller pour la suite de votre parcours.
Les jumeaux le remercièrent puis enfilèrent leurs chaussures et sortirent dans les rues. Kalan était ravi de se dégourdir les jambes pendant qu’il faisait encore frais et les frères filèrent entre les bâtisses.
— Tu es sûr que tu m’as tout raconté ? le questionna Nessan qui marchait derrière lui.
Kalan se retourna vers son frère, surpris. Il était rare qu’il lui fasse la tête, mais il semblait bouder.
— Tu m’en veux de n’avoir rien dit sur ma conversation avec grand-maman ?
— Quand même, tu aurais pu m’en parler !
— C’est vrai, mais je trouvais qu’elle n’apportait rien, si ce n’est une sensation inquiétante d’être dépassés par ce qui nous arrive. Je la pensais folle, pas douée d’un don extraordinaire !
— Je n’y comprends rien et ça m’est totalement inutile, mais j’aurais voulu que tu me la partages. Alors, tu m’as tout dit ?
— Non, admit Kalan. Mais je vais le faire, je ne voulais juste pas partager cela avec Touma. Je lui fais confiance, mais quand même.
— De quoi tu parles ? demanda Nessan en fronçant les sourcils.
Kalan regarda les alentours, s’assurant qu’ils étaient seuls. Il répondit tout bas :
— D’après grand-maman, on devait partir et voir le monde, se forger une opinion. Après les quelques jours passés ici en compagnie de Touma, je commence à comprendre pourquoi, mais elle m’a dit également qu’Ahia était importante. Le groupe de Touma est déjà bien trop curieux de notre amie, je ne voudrais pas lui attirer des ennuis.
— Tu penses vraiment qu’Ahia pourrait être en danger ?
Kalan se mordilla l’intérieur des joues avant de répondre.
— Peut-être qu’Ahia sait aussi des choses qu’elle ne devrait pas savoir. Je commence à croire qu’elle avait de bonnes raisons d’avoir peur de la garde et de s’en cacher quand elle était petite.
Nessan opina, se remémorant la panique que la vue des uniformes provoquait chez leur amie.
— Avec les problèmes de chez nous, est-ce qu’elle pourra toujours leur échapper ? souffla Kalan. J’ai l’impression qu’elle pourrait avoir des ennuis et si ça devait être le cas, je partirai l’aider quitte à être dénoncé par Turg et passer ma vie comme fugitif. Je compte sur toi pour Lusa.
— Idiot, l’insulta Nessan en lui tapant l’arrière du crâne. Il n’est pas question que j’abandonne Ahia, moi non plus ! C’est aussi mon amie, je te rappelle. J’irai chercher Lusa le moment venu, s’il se présente, mais je ne laisserai pas pour autant tomber mon imbécile de frère ni mon amie. On a grandi ensemble et tu voudrais que je t’abandonne, alors qu’Ahia pourrait avoir besoin d’aide ? Tu crois que je n’ai pas de cœur ?!
Kalan avait rarement vu son frère aussi remonté. Il était révolté à l’idée que Kalan ne lui fasse pas confiance ou puisse le prendre pour un lâche.
— Ness… Je suis désolé. Ça me rassurait de penser que tu ne devais pas me suivre si les choses tournaient mal.
— Et toi, tu me laisserais tomber si ça tournait mal ?
— Je te suivrai, même dans les situations les plus douloureuses.
— Tu vois ? C’est la même chose pour moi. Ne pleure pas, il n’y a aucune raison, ajouta-t-il en lui serrant le bras avec douceur.
— C’est vrai, s’excusa Kalan en s’essuyant les yeux sur la manche de sa chemise.
Il ne savait pas pour quelle raison, mais au moment même où ils s’étaient promis de s’accompagner dans les pires calvaires, la sensation que leur promesse serait mise à l’épreuve l’avait submergé. Kalan était prêt à suivre son jumeau dans les lieux les plus obscurs, mais il ne se sentait pas prêt à le voir souffrir.
Les jumeaux discutèrent longuement des pouvoirs de leur grand-mère apparemment très recherchés. À bien y réfléchir, elle ne s’était jamais montrée aux gardes, laissant sa fille leur offrir les taxes et prétendant toujours être faible et malade ces jours-là. De plus, ils réalisaient qu’ils ne connaissaient rien de l’enfance de leur aïeule. Avait-elle fui les gardes du Roi et caché son pouvoir dans un village isolé comme Montet ? Ou bien n’avait-elle jamais été trouvée ? Ils avaient de la peine à imaginer leur grand-mère convoitée par les plus puissants Elfes du royaume. Ils avaient beau réfléchir ensemble, aucun indice dans les souvenirs partagés avec leur grand-mère ne les éclaira. Quand les Elfes de Geld commencèrent à se réveiller, ils décidèrent tacitement de ne pas continuer une conversation aussi sensible. Ils flânèrent donc simplement dans la cité toute la matinée, à la découverte des ruelles et de leurs nombreuses boutiques. Même à Verdeau, ils n’en avaient jamais vu tant de variétés. Ils furent surpris de constater que la population de Linone avait le temps de façonner des poteries fines, des habits brodés, des bijoux ou des éléments décoratifs. À leur retour chez Touma, ils exprimèrent leur étonnement.
— Cela s’explique par la production florissante et la bonne organisation de Geld, expliqua-t-elle. Ce ne sont que de petites choses. À la capitale, vous trouverez bien plus de boutiques, certaines vendant des biens pratiquement similaires. Il y a aussi beaucoup plus de coiffeurs ou de conseillers en apparence personnelle.
— Des quoi ? demandèrent les frères en cœur.
— Des gens qui vous coupent les cheveux et d’autres qui vous aident à vous habiller. Je doute que vous vous y rendiez, cela coute des sous et vous devrez économiser les vôtres. Et puis, je ne suis pas sûre qu’un Sombre ait déjà recouru à ces services.
Les jumeaux avaient déjà vu quelques coiffeurs, mais jamais de conseillers en apparence.
— Pourquoi des Elfes se font habiller par d’autres ? s’étonna Nessan.
— Il y a une grande compétition parmi les nobles. Il faut pouvoir se faire remarquer et apprécier par le Roi, le Conseil et leurs favoris. Les propriétaires terriens chez qui vous postulerez n’échappent pas à la règle et cherchent à se montrer les plus beaux, les plus civilisés et les plus remarquables. Il faut sortir du lot si vous voulez rester parmi les Elfes les plus puissants du territoire.
— Qu’est-ce qui les rend si puissants ?
— Les terres, la richesse, l’armée, l’Indigo, l’obéissance, les habitudes… Je ne sais pas exactement comment tout ce système se maintient en place à vrai dire. Je ne suis que spectatrice.
— Et nous, on pourrait devenir de ces puissants ? questionna Kalan.
Touma lui répondit par un rire jaune avant d’expliquer :
— Quelques Hypnotiques de seconde classe y croient, mais n’ont en réalité aucune chance. Et deux jeunes Sombres, c’est impossible. Navrée d’être aussi franche, mais la puissance est un privilège qui se lègue entre les membres d’une même famille. Parfois entre amis, mais leurs amis font déjà partie de leur cercle de privilégiés. Donc non, même si vous étiez des travailleurs exemplaires, des conseillers en or ou que sais-je, vous ne pourriez même pas envisager de devenir un puissant.
— Qui sont ces gens exactement ? se renseigna Nessan.
— Je dirais que ceux qu’on appelle puissants sont divisés en trois groupes qui sont tous liés les uns aux autres, la frontière est assez floue. Le premier groupe, puissant parmi les puissants, le Grand Roi et son entourage, famille ou Conseillers qui dictent les lois du royaume. Ensuite, étant représentés au Conseil par l’un de leurs chefs, les Dominors. C’est le nom officiel de l’élite d’Esli depuis que le commerce d’Indigo est géré par l’armée, donc depuis environ quinze ans. Ce produit leur a permis d’acquérir de la puissance, bien que le commandement de l’armée leur en ait déjà offert depuis bien longtemps. Les Dominors sont très précieux pour la capitale au vu de leur emprise sur les gardes de Linone. Finalement, les grands propriétaires forment le troisième groupe, le moins puissant. En revanche, leur grand nombre et leurs liens directs avec l’ensemble de la population permettent de maintenir le système en place. C’est leur position que visent certains Hypnotiques bercés d’illusions. Au contraire des Dominors ou de la famille royale, leur statut semble accessible. Les grands propriétaires donnent l’impression d’être des Hypnotiques comme les autres qui ont travaillé dur et à qui la chance a souri. Cela leur plait d’entretenir ce mythe, mais c’est totalement faux, leurs ancêtres avaient des liens privilégiés avec la royauté ou avec Esli et leurs terres sont des héritages.
— La vie chez nous était plus simple, soupira Kalan. On cherchait à s’abriter, s’habiller, manger, passer l’hiver et se soigner. Votre royaume est trop complexe.
— Notre royaume tu veux dire, répondit Touma avec un clin d’œil. Il y a du bon ici aussi. Par exemple, à Geld, plusieurs Elfes ont ouvert leur porte pour que chaque enfant apprenne à lire, écrire et compter. D’autres permettent également d’apprendre à jouer d’un instrument, à peindre, sculpter, chanter. Ces choses-là sont moins compliquée à mettre en place qu’il n’y parait et je trouve qu’elles manquent aux petits villages.
Kalan y réfléchit. Sa grand-mère avait insisté pour que ses petits-enfants apprennent sommairement à lire et compter, mais tous les Sombres de Montet n’avaient pas eu cette chance. C’était Géolde qui leur avait servi d’enseignant, ces connaissances étant cruciales pour un marchand, mais Kalan n’avait que les bases en la matière. Il lisait bien mais écrivait avec difficulté et était dénué de connaissances artistiques. Il n’avait jamais manqué de rien, mais il se souvenait aussi du plaisir d’écouter les poètes et les bardes itinérants. Après tout, pourquoi ne pas prendre le temps d’offrir un peu de beauté et de rêve à Montet ? Les Sombres n’étaient pas dans l’obligation de se cantonner à l’utile en oubliant l’agréable, mais leur situation déjà précaire avant la maladie de leurs terres les avaient détournés de petits bonheurs simples. Pourtant, des actes modestes et créatifs auraient pu égayer leur rude quotidien. Kalan n’avait jamais envisagé cette possibilité. Décidément, chacune des lumières de Touma lui faisait l’effet d’un phare aveuglant. Il avait dans un premier temps l’impression de ne plus rien voir, de ne plus rien comprendre. Puis avec le temps, il s’apercevait d’un nombre improbable d’éléments qu’il n’avait pas remarqués. Il fit part de son impression à la Cornide.
— Si cela peut te rassurer, ou peut-être t’inquiéter, j’ai aussi l’impression de ne pas être capable de comprendre le monde qui m’entoure, lui sourit-elle.
— Tu as raison, ça m’inquiète. Si tu n’y parviens pas, alors y arriverai-je un jour ?
— Je crois que non, il y a trop de complexités pour un seul Elfe. Mais c’est bon de savoir qu’il y a toujours des choses à apprendre. Et vous n’êtes pas seuls.
— Bientôt, on sera bien seuls, entourés de personnes qui ne savent rien de nos origines.
— Vous ne serez jamais seuls à penser que le monde est curieux et modulable. Cela, ne l’oubliez jamais.
Les jumeaux eurent la sensation qu’ils ne rencontreraient pas d’Elfe aussi exceptionnelle que Touma durant les jours, voire les années à venir. Ils profitèrent de discuter avec elle avant de devoir rejoindre Calib pour qu’il leur présente ce fameux ami proche des grands propriétaires. Chay et Méa étaient toutes excitées de sortir.
— Mes chéries, c’est important, alors écoutez-moi, déclara Touma et malgré leur frénésie, elle eut toute leur attention. Vous savez qu’il y a des secrets qui sont dangereux et que vous devez le moins possible parler aux personnes qui ne sont ni votre maman ni votre papa.
Les filles hochèrent la tête, la mine grave.
— Bien, nous allons manger avec un Elfe qui ne doit rien savoir de Kalan et Nessan, à part qu’ils cherchent du travail. Vous ne direz rien sur Kalan et Nessan, d’accord ? Vous serez polies, mangerez votre repas, puis nous sortirons toutes les trois. Nous laisserons les autres parler entre eux. C’est d’accord ? Pas un mot à table, puis nous irons jouer.
— Oui maman, c’est d’accord, répondirent les deux petites Cornides.
Les deux frères n’avaient pas réalisé les lourds secrets connus par ces deux enfants. Des secrets sur eux, mais aussi sur une partie des activités de leur mère. Celle-ci semblait leur faire confiance, mais cela devait être difficile pour de si petites filles de tenir leur langue. À l’expression plaquée sur le visage de Touma, Kalan comprit qu’elle en avait conscience et le regrettait. Il ignorait où la famille de Cornides comptait partir, mais il espérait que ce serait dans un lieu où les fillettes pourraient se sentir libres de babiller comme n’importe quel enfant de leurs âges.
— Nos routes vont bientôt se séparer et cela me désole, leur confia Touma. Au moins, si c’est l’ami de Calib qui vous aiguillonne, j’aurais peut-être une idée d’où vous trouver. Si j’ai un jour la possibilité de vous revoir.
— Tant que ce n’est pas pour nous envoyer Wakami nous faire la causette, je suis heureux que tu saches où nous trouver, affirma Kalan.
— Promis, je ne ferais pas une chose pareille. Surtout pour Nessan, qui devrait supporter vos disputes puériles, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
Nessan pouffa de rire et la remercia.
— Je vous retiens, tous les deux, grogna Kalan.
Mais il ne put s’empêcher de sourire.
Je n'ai pas compris sur le coup pourquoi ils voulaient quitter Geld, où il y a l'air d'avoir un vivre-ensemble et une solidarité entre les races plus présent qu'ailleurs, mais la fin du chapitre donne une piste qui permet de comprendre leur choix. Les petites Cornides doivent être des proies faciles pour les Hypnothiques :(
Très intrigant cette révélation à propos de la grand-mère des jumeaux... j'espère qu'on la reverra et qu'elle aura son rôle à jouer par la suite !
Oui, la vie à Geld est plutôt paisible, c'est une cité assez riche et proche de la capitale, mais il y a quand même des injustices et Touma a ses secrets gênants, surtout si une crise éclate dans le royaume
La grand-mère, on la revoit pas bientôt mais si tu t'accroche sur plusieurs tomes on la reverra (je l'aime bien cette vieille bique haha)