Le dit de Lao
Si on fixa la date de mon exécution, personne ne vint m’en informer. On me laissa moisir dans ma cellule, avec pour seul compagnon le jouet me représentant que j’avais dérobé à l’enfance de Kaecilius. L’ennui, mêlé à la frustration, parfois à la colère, rendit ces quelques jours insupportables. Il n’y avait personne pour écouter mes griefs. Mes geôliers ne venaient qu’au moment des repas, posaient un bol au contenu douteux et à la quantité insuffisante et s’en allaient dès que j’ouvrais la bouche pour leur adresser la parole.
Les révélations de Vindictus Libertus continuaient de me torturer, bien davantage que la solitude que l’on m’imposait. Par le passé, j’avais connu de nombreux séjours en prison, j’avais même frôlé la mort à plusieurs reprises, mais comme j’aimais ma compagnie et n’avais pas peur qu’on mette un terme à une vie qui avait dépassé sa date de péremption, ces expériences n’avaient laissé que peu de traces dans ma mémoire. Il en fallait plus pour me traumatiser.
Assis à même le sol, je regardai la figurine que j’avais laissée tomber à deux coudées de moi dans un moment de lassitude.
« Que veux-tu faire, Lao ? lui demandai-je. Quels sont tes derniers souhaits de condamné ? »
Je pris le mini-Démon blanc, le retournai en tous sens pour l’examiner et, afin de pallier l’ennui, engageai même une discussion avec lui.
« J’aimerais revoir Matheus une dernière fois, fis-je d’une voix de fausset.
— Kaecilius n’a pas ses souvenirs, répondis-je. Il n’est pas Matheus. Que t’apporterait de revoir cette tête d’âne ?
— Je voulais mourir pour le retrouver, mais s’il s’est réincarné, pourquoi accepter la mort ? Je devrais m’échapper d’ici.
— Tu as vécu assez longtemps. N’es-tu pas las de vivre ?
— Je suis las de cette prison. Sors-moi d’ici.
— Espèce de jouet borné », déclarai-je avant de le jeter au loin.
Je m’apprêtai à me lever pour aller le ramasser quand j’entendis la porte principale grincer sur ses gonds. J’avais un visiteur !
« J’espère que j’ai droit à un rôti de bœuf avec des petits oignons, cette fois-ci, annonçai-je d’une voix forte en guise de salutation. N’oublie pas l’hôte de marque que je suis. »
La seconde porte, celle qui menait à ma cellule, s’ouvrit. Silvia apparut alors, accompagnée de Foxy. Son apparence était impeccable. Aucune chaîne, aucune entrave n’était visible. À croire qu’elle était libre de ses mouvements.
« Pour une condamnée à mort, tu me sembles bien traitée. »
Avec une moue sur le visage, elle me détailla de pied en cap.
« Je ne peux pas en dire autant de toi. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? me demanda-t-elle en regardant l’état de mon front.
— Oh, ce n’est rien. Je me suis tapé la tête contre un mur pour voir si ça ferait passer le temps plus vite, mais je te le déconseille. À part une migraine monstrueuse, je n’ai rien gagné. »
Elle se tourna vers notre garde de fortune et lui fit comprendre qu’elle souhaitait s’entretenir avec moi en tête à tête. Le Goupil sembla hésiter un instant, mais finit par se retirer.
Je m’approchai des barreaux épais qui nous séparaient.
« L’éducation princière a du bon, commentai-je. Tu n’as pas imaginé, ne serait-ce qu’un instant, qu’il puisse te dire non.
— Et il ne m’a rien refusé, répondit-elle, satisfaite. C’est la différence entre un esclave et une princesse, fût-elle renégate. Ma volonté est aussi dure que le granit. C’est le monde tout autour de moi qui s’adapte à elle, et non l’inverse.
— Et dire que je pensais comme toi, il y a très longtemps, soupirai-je. Petit à petit, j’ai dû me défaire de mes illusions. La Fortune n’aime pas l’hubris. »
Elle pencha la tête sur le côté, semblant considérer mes paroles.
« Quand j’étais petite et que j’entendais les légendes à ton sujet, j’enviais ton immortalité. Je suis heureuse d’avoir fait ta connaissance, démon. Je sais maintenant que ma vie, condamnée à être brève, est une bénédiction : je ne deviendrai jamais aussi pathétique que tu ne l’es maintenant. »
Aussi déplaisants que fussent ses mots, je dus reconnaître qu’elle avait raison. Je jugeai donc préférable de changer de sujet.
« Comment va ma Tillia ? »
Elle inspira lentement pour se donner le temps de la réflexion. Quand les odeurs de la cellules emplirent ses narines, elle ne cacha pas son déplaisir. Elle sortit un petit mouchoir brodé qu’elle porta à son visage. Vexé, je prétendis ne pas avoir remarqué son manège.
« Si je disais qu’elle allait bien, est-ce que tu me croirais ? me demanda-t-elle enfin.
— Qu’est-ce qu’elle fait ? Où est-elle ? la pressai-je.
— Elle est dans le jardin à la recherche de coléoptères.
— A-t-elle gardé son appétit ? M’a-t-elle mentionné une seule fois ? »
Silvia secoua la tête.
« Elle disserte sans fin au sujet des nouveaux spécimens qu’elle observe. C’est mignon. »
Je crus percevoir une expression attendrie sur son visage. Inutile de dire que ça ne lui allait pas du tout.
Je regardai la figurine blanche qui gisait au sol.
Est-ce le moment d’être jaloux ? lui demandai-je silencieusement.
« Tu perds ton temps avec moi, déclarai-je à voix haute. Tu devrais être en train de l’aider à s’échapper. Mignon ou pas, le retour de sa passion pour les insectes n’est pas un bon signe.
— Ne souhaites-tu pas nous accompagner ? demanda-t-elle, surprise. J’aurais cru que tu me supplierais pour que je te libère.
— C’est pour jouir de ton sentiment de supériorité que tu es venue ? Dois-je me mettre à genoux immédiatement, frotter mes mains comme un implorant pathétique ? demandai-je sans cacher mon sarcasme. Je n’ai aucune fierté, Silvia. Comme dirait ton frère, je ne suis qu’un esclave après tout. Mais, dis-moi, si je t’implore comme il faut, peux-tu seulement me libérer ? »
Voyant l’absence de réaction sur son visage, je poursuivis :
« C’est bien ce que je pensais… Regarde-toi, tu n’as aucune entrave, tu es libre de tes mouvements. Qu’attends-tu pour t’enfuir avec ma Tillia ?
— Sans toi, elle refusera de partir. »
Mon ancienne pupille savait être têtue. Un sourire triste étira mes lèvres.
« Vindictus Libertus veut ma mort… Je ne suis pas certain que la tienne lui importe tant que ça, sinon tu serais dans cette cellule avec moi. Le sentimentalisme ne convient pas à Silvia Hostialiana. Tu te fiches de mon sort, pourquoi est-ce que tu tergiverses de la sorte ? »
Elle ouvrit la bouche, mais la referma. Elle regarda la petite fenêtre qui laissait pénétrer les rayons chauds du soleil dans cette pièce froide à l’air vicié.
« Si je déçois Sophia, je crains qu’elle ne me pardonne jamais », reconnut-elle, comme à contrecœur.
Je levai les yeux au ciel. Était-ce le moment de se préoccuper de ce genre de détails quand leurs vies étaient en jeu ?
« Qu’est-ce que ça t’importe ? voulus-je savoir. Tu n’es pas de celles qui s’embarrassent de l’avis des autres.
— Quand j’ai décidé que je veux quelque chose… ou quelqu’un, je fais tout pour l’obtenir. C’est dans ma nature.
— Tu aimes donc ma maîtresse ? » demandai-je sur un ton qui trahit mon incrédulité.
Elle secoua la tête.
« Je suis incapable d’aimer. Je ne ressens rien. Je suis différente de mon frère qui déborde d’émotions, mais qui le cache aux autres si bien qu’il finit par l’ignorer lui-même. Je n’ai pas cette sensibilité à fleur de peau. Aussi insultant que cette comparaison puisse être pour moi, j’ai plus de points communs avec toi qu’avec lui.
— Je ressens des émotions, tu sais, répondis-je, les lèvres pincées.
— Lao, tu es incapable d’empathie, me dit-elle sur un ton que l’on réservait habituellement aux enfants déraisonnables.
— Un esclave ne peut pas se le permettre. C’est un instinct de survie, me défendis-je.
— Je ne t’insulte pas. Bien que nos statuts soient différents, j’apprécie le monstre qui sommeille en toi. Il faut l’être soi-même pour le reconnaître chez les autres. Tu es un tueur. »
L’intensité de son regard me fit reculer d’un pas. Je n’avais pas peur d’elle, j’avais peur de ce qu’elle était capable de voir à mon sujet, cette nature que je cachais derrière des apparences serviles. Le monstre ensommeillé.
« J’ai promis que je n’userai plus de violence, lui dis-je, la gorge soudainement serrée par l’appréhension.
— Je t’ai vu durant le procès, poursuivit-elle. Tu aurais pu tuer un dieu, certes affaibli, mais un dieu quand même. Personne n’aurait pu t’en empêcher. À ta place, je n’aurais pas hésité, me dit-elle, les yeux écarquillés par l’excitation.
— Laodamas n’est plus, Silvia, fis-je sur ton grave. Il est mort il y a très longtemps. Je ne suis plus le même. Tu as en face de toi Lao, l’esclave des Domitillii. »
Elle hocha la tête lentement.
« Et c’est pour cela que tu vas les laisser te tuer, soupira-t-elle, déçue.
— Ma vie ne vaut pas plus que ma parole. Je ne trahirai pas le serment que j’ai prêté au moment où Matheus agonisait dans mes bras.
— Ta Tillia attend que tu tiennes ton autre serment. Celui de prendre soin d’elle.
— Elle n’a pas besoin de moi, affirmai-je. Elle le prouve chaque jour davantage.
— Mais elle t’aime », nota Silvia non sans amertume.
Avais-je perçu une pointe de jalousie dans sa voix ?
« Je l’aime aussi… mais il est temps que nous nous séparions. »
Son humeur sembla se dégrader. C’était presque imperceptible, mais son regard se fit plus acéré, ses traits plus durs. Ma réponse lui avait déplu.
« Si tu ne ressens rien pour ma maîtresse, pourquoi ton visage trahit-il autant d’agacement ?
— Parce que tu n’agis jamais comme je le voudrais ! » répondit-elle avec une franchise à laquelle je ne m’étais pas attendu.
Je me mis à rire doucement, ce qui ne fit rien pour l’apaiser. Silencieuse, elle se mit à faire les cent pas. Avec une sœur jumelle pareille, la jeunesse de Kaecilius n’avait pas dû être simple. Derrière cette façade imperturbable, je pouvais deviner un débat animé. Quand elle arriva à une conclusion, elle revint vers moi. On aurait pu croire que j’avais imaginé son agacement. Son regard avait retrouvé son éclat de détermination pure.
« Je prendrai soin d’elle, déclara-t-elle enfin. Je l’envelopperai d’amour, je la chérirai.
— Mais tu es incapable d’émotions.
— Je le suis, convint-elle avec sérieux, mais je ne suis pas aveugle pour autant. Les gens sont prévisibles, ce qui les rend facilement manipulables. Je devine leurs envies et leurs besoins avant même qu’ils ne se les formulent à eux-mêmes. Je sais ce qu’il faut faire pour donner à quelqu’un l’impression d’être aimé.
— L’une ne comprend pas les codes sociaux, l’autre les exploite sans la moindre culpabilité. Heureusement que vous ne pouvez pas avoir d’enfants. Sinon j’aurais craint pour le futur de l’humanité. »
Mon cœur se révolta à l’idée de lui confier ma Tillia. Il valait mieux qu’elle finisse seule plutôt qu’accompagnée de ce monstre. Comment avait-elle pu s’enticher de ça ? Malgré une grâce envoutante, Silvia était aussi létale qu’un serpent. On ne pouvait pas lui faire confiance. Elle frapperait au moment où l’on s’y attendrait le moins. Ma Tillia ne supporterait pas une telle trahison. Elle n’accordait sa confiance que très rarement. Il m’avait fallu des années pour l’obtenir.
« Pars, pars, pars, fis-je, en la chassant de ma main. Et laisse ma Tillia tranquille. Elle mérite quelqu’un de sincère. Sans amour, comment peux-tu t’attacher à elle ? Enfuis-toi ; abandonne-la sur le champ.
— L’amour est périssable, Démon. Ma volonté, elle, ne changera pas. J’ai décidé que je prendrai soin d’elle… Et je le ferai. Je ne suis pas venue demander ta bénédiction. Sophia Domitillia est unique en son genre. Elle est à moi. Je saurai la rendre heureuse. Je sais ce dont elle a besoin. Moi seule peux le lui procurer. »
Une chose était certaine ; elle ne manquait pas de confiance en soi. Je secouai la tête. Je devais être dans un cauchemar. Rien n’allait dans le bon sens. L’idée que ma Tillia puisse passer le reste de sa vie avec ce monstre, ou même une année, voire un mois tout au plus, me rendait malade. Elles allaient droit à la catastrophe. Que dis-je, le monde entier allait droit à la catastrophe !
Le silence s’installa entre nous. Je la regardai, incrédule ; elle me considérait avec ce calme analytique qui la caractérisait. Le pire, c’était qu’une partie de moi la croyait quand elle affirmait qu’elle ne changerait pas d’avis. Sa détermination était plus constante que les sentiments d’un cœur infatué. Silvia n’avait pas un caractère volage. Contrairement à moi, elle ne connaissait pas la tyrannie des désirs capricieux.
Au vu de ma situation, elle n’avait aucun intérêt à me manipuler. Même si je ne m’expliquais pas la fascination malsaine qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre, je ne pouvais nier qu’elle existait. Des couples avaient noué des relations pour moins que cela. Peut-être était-il plus sage d’accepter la réalité telle qu’elle était.
Je consultai mini-moi du regard, espérant qu’il partagerait sa sagesse de jouet, mais celui-ci demeura silencieux, désarticulé à même le sol. Quelle déception.
Silvia, qui avait dû suivre mon regard, se baissa alors, passa son bras à travers les barreaux et saisit la figurine. Elle l’examina, un demi-sourire aux lèvres.
Je dus halluciner, car il me sembla qu’elle murmurait « mon vieil ami ».
Puis, elle me la tendit. Mes doigts frôlèrent les siens quand je la récupérai. Ils étaient froids, comme son cœur.
« Il est temps que je m’en aille, déclara-t-elle. Profite bien de cette dernière journée. La rumeur veut que ton exécution soit prévue au coucher du soleil. Il semblerait que la mienne le soit à l’aube. Désolée, démon, mais tu seras le premier à quitter ce monde.
— Qu’elle n’assiste pas à ce spectacle morbide, c’est tout ce que je demande.
— Ne t’inquiète pas. Nous serons parties de cette peinture d’ici là. Es-tu certain que tu ne souhaites pas t’échapper avec nous ? »
Je hochai la tête ; elle me fit comprendre qu’elle me trouvait stupide. Mais je m’en fichais : tant que je restais dans cette cellule, mon instinct me soufflait que Vindictus Libertus ne ferait rien pour les retenir.
Elle partit en direction de la porte, mais se retourna soudainement.
« Il me tarde de voir l’expression sur le visage de mon frère quand je lui apprendrai qu’il est la réincarnation de ton ancien amant. Un Domitillius, en plus ! »
Au dernier moment, le serpent venait de frapper. Elle n’avait pas pu s’en empêcher.
Je me précipitai contre les barreaux.
« Silvia, je t’interdis de lui dire quoi que ce soit.
— Pourquoi donc ? me demanda-t-elle, un sourire cruel étirant la commissure de ses lèvres. As-tu peur que l’annonce de ta mort ne réveille des souvenirs de son ancienne vie ? »
Elle se mit à rire.
« C’est entre lui et moi, déclarai-je. Si je suis mort, il n’y aucun intérêt à ce qu’il l’apprenne. Et même si je devais vivre, il vaut mieux qu’il ne le sache jamais.
— Tu as raison. Lui qui déteste les esclaves, il serait irrité d’apprendre le lien qui vous unit… »
Sans un mot de plus, elle franchit la porte et le lourd battant se referma derrière elle.
*
Le départ de Silvia Hostiliana me plongea dans une mélancolie épaisse qui englua mes pensées comme mes membres. Désespéré, je gardais mes paupières closes et intimais à mon cœur de cesser de battre. En vain. Celui-ci ne semblait pas d’humeur à orchestrer une crise cardiaque et à me laisser partir avant l’heure. Bien que constant dans ses battements, infaillible dans sa mission qui consistait à me maintenir en vie, il n’avait jamais cessé de me trahir, et ce, jusqu’à mon dernier souffle. Cet organe vigoureux m’avait causé beaucoup de douleurs, mais jamais assez pour que j’en meure.
Foxy vint me rendre visite en début d’après-midi. Je n’avais pas touché au gruau infect qu’un de ses comparses avait déposé plus tôt. Il m’annonça l’heure à laquelle on avait planifié ma mort.
« Le Divin Vindictus Libertus souhaite que nous te laissions moisir dans cette cellule jusqu’à la dernière minute, mais… »
Il me regardait avec la même fascination que lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois.
« Tant pis si je meurs l’estomac vide, concédai-je. Mais le barbare que je suis n’a jamais aimé être sale. Est-ce qu’il serait possible que je me décrasse ? »
Silencieux, il hocha la tête, ouvrit ma cellule et m’invita à le suivre. Nous passâmes plusieurs gardes qui nous regardèrent interloqués, mais aucun n’essaya de nous retenir ou ne fit de commentaire. Il ne s’était pas donné la peine de mettre des menottes autour de mes poignets. J’aurais pu facilement m’enfuir ; je n’en fis rien.
Il m’amena jusqu’aux bains de la villa. D’un air absent, le dos contre le mur, je le regardai remplir une large et haute baignoire en bronze. En temps normal, je me serais émerveillé d’un tel mobilier, car on n’en trouvait de pareil que dans les Palais impériaux. Quand il eut fini, il s’approcha de moi et commença à me déshabiller.
« Merci de me redonner un semblant de dignité », dis-je du bout des lèvres.
Sa main remonta à ma joue, hésita brièvement avant de la caresser. Bienveillance ou pitié, c’était difficile à dire. Puis, il m’invita à pénétrer dans l’eau. Je submergeai mon corps nu entièrement et demeurai en apnée aussi longtemps que possible. Les bruits de la villa, de l’univers même, étaient étouffés. J’aurais aimé rester dans cette chaleur liquide jusqu’à ce que mes poumons crient grâce, que ma conscience s’évanouisse. Mais il fut plus rapide et força ma tête hors de l’eau.
« Mourir dans une eau crasseuse, est-ce plus honorable qu’une exécution ? me demanda-t-il.
— Au moins, j’ai l’impression illusoire d’avoir le contrôle sur ma destinée… »
Il posa sa main à la surface. La crasse s’évapora en même temps que la vapeur.
« Tu devrais garder ton énergie, remarquai-je. Je ne mérite pas que tu la gaspilles. »
Il eut un sourire.
« Je n’aime pas me baigner dans de l’eau sale », me dit-il, avant de commencer à se déshabiller.
Pudique, je détournai le regard – avant de le reluquer de nouveau avec discrétion. Le bougre était bien proportionné. Il s’installa derrière moi, prit une éponge qu’il fit lentement glisser le long de ma colonne vertébrale. Mes frissons se transformèrent vite en tremblements.
« Est-ce que tu as froid ? me demanda-t-il, un sourire dans la voix. Souhaites-tu que je réchauffe l’eau ?
— Je… je n’ai pas pris de bain avec quelqu’un d’autre depuis des années. Tu me rends… nerveux. »
Ses lèvres se posèrent sur mes épaules, ma nuque, le lobe de mon oreille.
« Un peu de volupté devrait te détendre », me souffla-t-il.
Le processus avait déjà commencé… Et je ne parle pas de son érection dont je pouvais sentir toute la fierté à la naissance de mes reins.
« Ton spiritus est exquis. Il a un arrière-goût… comment dire ? Impérial. »
Sa main m’indiqua que la présence de son corps contre le mien ne me laissait pas indifférent.
« Ta puissance est enivrante, m’avoua-t-il. Je ne serai pas capable de résister à cet aphrodisiaque. »
Mes pensées s’étaient déjà faites aussi troubles que l’eau qui m’entourait. Ses caresses expertes commençaient à me dérober quelques soupirs incontrôlables, en même temps que mon spiritus. Je décidai de ne pas y prêter attention ; je l’encourageai même à en prélever autant qu’il le voulait. S’il pouvait transformer une petite mort en grande mort, avant l’heure de mon exécution, je lui en serais reconnaissant. Son entrain était tel que je priai pour que ça en fût le cas.
J’ignore le temps que nous passâmes à ces jeux érotiques. Ma tête était prise de vertiges, mon corps semblait rapidement s’affaiblir. Seule mon érection m’ancrait encore dans le moment présent. Elle seule était au centre de mon attention. Le reste n’avait plus d’importance. Très vite, ma conscience s’évanouirait en même temps que ma jouissance. Mon amant ne saurait pas se contrôler ; il finirait par absorber tout mon spiritus.
Un courant d’air, qui m’apparut glacial sur le moment, pénétra dans la pièce. Je me forçai à tourner la tête pour voir ce qu’il se passait. Le visage inconnu d’un jeune homme apparut dans l’entrebâillement de la porte. Ce fut ma première rencontre avec Valens. Ce jour-là, il découvrit le Démon blanc dans toute sa gloire. (Ses yeux garderaient longtemps ce même écarquillement à chaque fois qu’ils se poseraient sur moi par la suite).
Derrière Valens, un regard, tout aussi glacial que l’air, était fixé sur moi. S’il avait pu tuer, je serais mort sur le coup.
« Eh bien, lui dis-je, imperturbable. J’ai failli attendre.
— Qui êtes-vous ? leur demanda Foxy. Comment avez-vous pénétré dans la villa ? »
Prêt à se défendre, il se leva sans prévenir.
Enfin, mes pensées alenties par la volupté comprirent la situation dans laquelle je me trouvais. À plusieurs reprises, mes yeux passèrent des deux hommes à mon érection. Je secouai la tête dans l’espoir de clarifier mes pensées. En vain.
« Oh, oh », déclarai-je, avant de me laisser glisser dans l’eau.
J’ignore encore si ce fut la honte d’être ainsi surpris ou la faiblesse de mon spiritus qui en fut la cause, mais quand l’eau envahit ma bouche, j’étais bien déterminé à me laisser mourir.