14. La révolte

Par Neila

Hayalee, Saru et Lisandra ne prirent pas le temps de renfiler leurs chaussures. Talonnés par Kiru, ils se ruèrent hors de l’infirmerie derrière l’intendante, les commandants et les sentinelles. Tout le groupe remonta le couloir au pas de course, jusqu’à la porte menant au cœur du fort.

Ils émergèrent sous un ovale de ciel gris. La cour était vaste, équipée d’un monte-charge découpé directement dans le plancher. Plusieurs caisses s’y entassaient, remplies de lames, certaines émoussées, d’autres fraîchement forgées. Attachés à l’autre bout de la cour, trois aigles de Bùsen piaffaient en tirant sur leur longe. La raison de leur affolement ne fut pas difficile à identifier.

Wïr avait bien mis la main sur Kylian, au sens propre. Il avait coincé le jeune homme au sol, un genou sur sa nuque, et lui tordait le bras dans le dos. Une épée gisait non loin de là. Kylian, le visage rouge sous ses pansements, tendait sa main libre vers l’arme, se débattait, mais Wïr resserrait sa prise à chaque ruade, transformant ses rugissements en gémissements. Hayalee eut l’impression qu’on lui enfonçait des épines dans le cerveau. Plusieurs visages étaient apparus aux fenêtres, alertés par le raffut. D’autres sentinelles accoururent.

À leur arrivée, Wïr releva la tête. Il souriait.

— Notre jeune ami ici présent a l’air pressé de nous quitter. Je l’ai surpris qui tentait de s’envoler, sans même dire au revoir.

— C’est une raison pour lui péter le bras ? s’étrangla Saru.

— Vous allez le tuer ! renchérit Kiru.

Hayalee espérait que l’intendante rappelle Wïr à l’ordre, mais elle se contentait de dévisager Kylian en resserrant les pans de la cape qui couvrait sa toge, une expression d’extrême réticence sur le visage. Les sentinelles et les commandants, eux, semblaient prêts à dégainer. Le jeune homme réprouvé s’empressa de ramasser l’épée que Kylian tentait vainement d’atteindre.

— C’est lui qui a frappé le premier, objecta Wïr. Ce garçon est dangereux. Nous lui avons sauvé la vie, lui offrons un refuge et pourtant, il semble prêt à tout – même tuer – pour partir. Ça cache quelque chose…

— Tu ne crois pas si bien dire.

— C’est parce qu’il a été soldat ? lâcha Hayalee, d’une voix atrocement aiguë.

Les regards se braquèrent sur elle. Cernée par les hauts murs du fort, avec toutes ces têtes aux fenêtres, elle se sentit comme projetée sur la scène d’un théâtre. S’avaler la langue lui aurait paru plus facile que de s’exprimer devant tous ces rebelles, les commandants et l’intendante réunis, mais elle ne pouvait pas abandonner Kylian à son sort. Ils avaient insisté, elle la première, pour qu’il les suive, lui avaient assuré qu’on lui ferait bon accueil. Hayalee rassembla tout ce qu’elle avait de courage.

— Ce n’est pas le seul, non ? Il a été enfermé comme les autres ! Ce serait pas juste de…

— Il ne s’agit pas de ça, la coupa Sarim. Ce garçon n’est pas n’importe qui.

— Il s’appelle Kylian, n’est-ce pas ? interrogea Mélies.

Hayalee, Saru et Lisandra firent « oui » de la tête, aussi perplexe l’un que l’autre.

— Alors ça ne peut être que lui. Kylian Nari Vanagan.

La déclaration de l’intendante déclencha une vague de murmures qui se propagea d’un bout à l’autre de la cour. Saru cilla, Lisandra lâcha un « oh ! ». Si le nom avait bien quelque chose de familier, Hayalee, pour sa part, nageait toujours dans le brouillard.

— Vanagan, répéta Wïr en baissant les yeux sur le profil de Kylian. Comme la Grande Conseillère ?

Hayalee ouvrit grand la bouche. Elle s’en serait tapé la tête contre un mur. Psamias était gouverné par trois personnes et elle n’était même pas fichue de les nommer. La honte fit néanmoins vite place à une appréhension glaçante. Si Kylian portait le même nom, alors…

— C’est son neveu.

L’information mit longtemps à pénétrer Hayalee. Kylian, le neveu de la Grande Conseillère de Mùnhilkya ? Comment avait-il pu atterrir dans le Donjon ?

— Voilà un intéressant retournement de situation, susurra Wïr, dont les petits yeux plissés reflétaient plus d’amusement que d’inquiétude.

Sous son genou, Kylian suait à grosses gouttes, la respiration lourde, les muscles contractés. Il avait le regard d’un animal qui se savait proche de la mise à mort.

— Les soldats ont reçu l’ordre de faire tout leur possible pour rattraper les évadés vivants, expliqua Mélies, car le neveu de la Conseillère est parmi eux. Alors… c’est toi, n’est-ce pas ?

L’œil du jeune homme obliqua vers le visage de l’intendante, mais ses lèvres restèrent étroitement scellées.

— La dame t’a posé une question, dit Wïr de son ton velouté.

Il lui tordit un peu plus le poignet et Kylian hurla, les ongles de sa main libre griffant le plancher. Les cheveux d’Hayalee se hérissèrent sur sa nuque. Kiru voulut avancer, mais une des sentinelles le retint. Wïr relâcha un peu sa prise et les gémissements de douleur s’interrompirent. Kylian reprit son souffle, le corps tremblant. Il lui fallut plusieurs secondes pour parvenir à articuler :

— Je m’appelle… Kylian… Tomas… Lraman.

— Ne nous prends pas pour des idiots, dit Mélies. Le neveu de la Conseillère a fui avec nos hommes, tu portes le même prénom et tu corresponds au portrait que les soldats en ont reçu !

— Et il n’a pas été marqué, dit Lisandra.

— Pardon ?

— Au Donjon, expliqua-t-elle, tous les prisonniers que j’ai pu voir étaient marqués comme réprouvés. Tous, sauf lui.

Wïr cessa de faire pression sur la nuque de Kylian pour le saisir à la gorge et le redresser sur ses genoux, exposant son visage meurtri aux regards. Kylian ravala un cri et ses yeux roulèrent dans leurs orbites.

— La petite Sigrune a raison : pas de marque.

— C’est donc bien Vanagan…

— Qu’est-ce qui vous a pris de le ramener ici ? gronda Williek.

— Ce n’était pas une décision unanime ! s’insurgea Lisandra.

— Eh, on en savait rien ! dit Saru.

— Il nous a aidés ! renchérit Hayalee. Sans lui, on n’aurait jamais pu s’échapper !

— Que se passe-t-il ?

Toutes les têtes se tournèrent et le cœur d’Hayalee bondit jusqu’au deuxième étage : Iltaïr.

Iltaïr était là.

Il traversa la cour à grands pas, son sabre en travers du dos, ses cheveux argentés secoués par la brise. À son approche, tout le monde s’écarta. Les yeux d’Iltaïr tombèrent sur la scène et ses sourcils se froncèrent.

— Iltaïr ! lâcha Mélies. Nous te pensions parti… où étais-tu ?

— Aux archives.

Pas d’explications ou de sourire, pas de geste désinvolte.

— C’est bien aimable de te joindre à nous, glissa Wïr.

— Yasuo vient de m’informer de la situation, dit Iltaïr.

Hayalee remarqua Yasuo, qui approchait en rasant le mur, aussi discret qu’une ombre.

— Ce garçon doit être Kylian.

— Hum, fit Yasuo.

— Depuis quand traite-t-on les réfugiés de cette façon ?

Mélies s’humecta les lèvres. En cet instant, elle paraissait plus petite que jamais, empêtrée dans sa pèlerine. Même Sarim, qui dépassait pourtant tout le monde, semblait avoir perdu de sa stature.

— Ce n’est pas un réfugié… Iltaïr… C’est le neveu de Sifia Artaïus.

Le pli entre les sourcils d’Iltaïr s’accentua.

— Et donc ?

L’intendante grimaça, les commandants échangèrent des coups d’œil.

— Il a filé en douce et tenté de nous voler un aigle, dit Williek. Il a attaqué Wïr !

— Une réaction on ne peut plus normale, compte tenu de la situation. Il s’attendait certainement à être traité comme un ennemi, et vous ne faites que lui donner raison.

— Mais…

Le regard qu’Iltaïr posa sur lui le fit taire. Ses traits, d’ordinaire si expressifs, si joviaux, s’étaient figés sur un masque d’une sévérité glaciale. Ses yeux rieurs s’étaient changés en nuage d’orage. Jamais encore Hayalee ne lui avait connu une telle expression. Bien que ses griefs ne soient pas dirigés contre elle, elle se ratatina avec les autres.

— Lâche-le, Wayam, ordonna Iltaïr, d’une voix calme mais tranchante.

Ce devait être un effet de la lumière ou de la distance, car de là où se tenait Hayalee, les pupilles de Wïr parurent se réduire à deux fentes. Son sourire mielleux avait disparu. Il fixait Iltaïr sans ciller, sans plus bouger. Il était d’une immobilité parfaite, de celle des prédateurs qui s’apprêtent à bondir et mordre. Iltaïr resta campé sur ses positions, imperturbable. Le vent s’engouffra dans la cour en sifflant, faisant trembler les volets. Les aigles poussèrent des piaillements suraigus et tirèrent sur leur longe, s’attaquèrent aux anneaux qui les retenaient au mur à grands coups de bec et de serres. Ni Iltaïr ni Wïr n’avait dégainé ou haussé le ton, pourtant, la menace était palpable. La chair de poule courut sur les bras d’Hayalee.

Pour la première fois depuis de longues secondes, Wïr battit des cils et se fendit d’un rictus.

— Comme tu voudras, Iltaïr.

Il relâcha Kylian. Ce dernier s’effondra sur le plancher et se recroquevilla sur son bras, la respiration hachée. Dans le fort, le temps sembla reprendre son cours. Le vent retomba et les aigles se calmèrent. Iltaïr s’accroupit devant le jeune homme.

— Pardonne-nous. La situation est compliquée et tout le monde est à cran.

Caché derrière ses cheveux sales, Kylian resta silencieux.

— Iltaïr, on ne peut pas lui faire confiance, insista Williek, d’une voix qui avait perdu quelques degrés d’assurance.

— Et si c’était un espion ? ajouta Sarim. C’est aussi un soldat, après tout… Ce ne serait pas la première fois que l’armée tente de nous infiltrer en déguisant un de leurs hommes en victime.

Iltaïr se redressa.

— Un bien piètre déguisement, s’il nous a fallu à peine quelques heures pour le démasquer.

— À moins que ce ne soit intentionnel, dit Wïr, dont les yeux restaient fixés sur Iltaïr. Il n’y a rien de mieux que la vérité pour dissimuler un mensonge.

— Ça n’a pas de sens, intervint Lisandra.

La remarque sembla lui avoir échappé et elle hésita une seconde en découvrant les visages des commandants tournés vers elle. Mais Lisandra aurait pu avoir affaire à Dieu en personne, ça ne l’aurait pas empêchée de relever une erreur de raisonnement.

— Il ne peut pas avoir été placé dans le Donjon pour nous infiltrer sachant que nous n’étions pas censés pénétrer la prison, encore moins libérer des prisonniers. Personne n’aurait pu prédire ce qui s’est passé. Et puis regardez-le. Son corps porte les stigmates d’un enfermement prolongé et de la maltraitance ; pendant l’évasion, le gardien en chef a tenté de le tuer… Si c’est une comédie, elle va loin.

— Comment expliquer qu’il ne soit pas marqué, dans ce cas ?

— Sa tante aura peut-être usé de son autorité pour lui épargner ça, dit Iltaïr, ça ne fait pas de lui un espion. Lisandra a raison, tout ça n’a pas pu être planifié.

— Ce n’est peut-être pas un espion, ça ne le rend pas moins dangereux.

— Dangereux, répéta Iltaïr avec l’air de peser le poids de ce mot. C’est l’argument qu’utilisent les Conseillers pour justifier le traitement qu’ils infligent aux Descendants et à leurs proches. Vous ne réalisez donc pas ? Condamner ce garçon sous prétexte qu’il a un lien de parenté avec la Grande Conseillère revient à agir exactement comme le gouvernement de ce pays. Comment pouvons-nous prétendre combattre leur politique si dans les faits, nous ne valons pas mieux ?

Le discours d’Iltaïr résonna avec force dans le cœur d’Hayalee. Tout compte fait, elle était heureuse qu’il soit là. L’intendante dansa d’un pied sur l’autre.

— Tu as raison, bien sûr. Mais, Iltaïr… on ne peut pas le laisser s’en aller.

— Il risquerait de conduire les soldats jusqu’à nous, lâcha une des sentinelles qui surveillait Kylian d’un œil noir. Tout raconter à sa tante.

Un rire rocailleux monta de la silhouette recroquevillée sur le plancher. Kylian bascula sur le dos, dévoilant un sourire tordu au milieu de sa figure violacée. La sueur collait ses cheveux à ses tempes.

— Ma tante les a laissé me balancer dans ce trou à rat quand ils ont découvert que ma mère avait joué à touche pipi avec un Descendant, alors vous croyez vraiment que je vais me précipiter sous sa toge ? Pour qu’elle me renvoie aussi sec derrière les barreaux ?

La détermination des Conseillers à exterminer les Descendants était donc si forte qu’ils étaient prêts à sacrifier jusqu’à leur propre famille ? Hayalee ne savait pas si elle trouvait ça admirable ou écœurant.

— Tu pourrais justement négocier ta liberté en échange de ce que tu as appris sur nous, dit Sarim.

— Apprit quoi ? Je sais même pas où on est !

Mais les forts ne devaient pas courir les canaux, à Takmas, et Kylian avait déjà vu plusieurs visages, entendu quelques noms. Mélies avait beau dissimuler l’évidence sous sa cape, elle était une figure politique… Que se passerait-il si Kylian la reconnaissait ?

Une main plaquée sur ses bandages rougissants, il planta son coude dans le sol et se redressa en position assise, grimaçant sous l’effort.

— J’en ai rien à secouer de vot’ petite guerre. Tout ce que je veux, c’est qu’on me fiche la paix !

Les doigts sur la poignée de son épée, Sarim le considéra avec sévérité, puis demanda à Hayalee et aux autres.

— Il est digne de confiance ?

— Pas vraiment, répondit Lisandra.

Hayalee lui en aurait brûlé les cheveux de la tête.

— Il a risqué sa vie pour nous aider ! protesta-t-elle.

— Je t’en prie, ne sois pas aussi naïve ! Le seul qu’il essayait d’aider, c’est lui-même.

Elle en avait conscience, bien sûr, mais Kylian n’en méritait pas pour autant la potence. Hayalee était prête à lui laisser le bénéfice du doute, et elle était prête à taire une partie de l’histoire pour convaincre les rebelles d’en faire autant.

— Je ne fais qu’être objective, dit Lisandra. Dans les faits, il nous a menacés, utilisés et menti. C’est un opportuniste, prêt à tout pour survivre – une attitude censée, mais absolument pas digne de confiance. Je ne sais pas s’il irait activement nous vendre aux soldats, mais si sa vie est menacée, je ne pense pas qu’il hésitera une seule seconde.

Comment Lisandra se débrouilla-t-elle pour intercéder en faveur de Kylian, puis l’enfoncer la minute suivante ? Hayalee en resta muette d’incompréhension. Saru prit la relève :

— Il a aussi montré qu’il était du genre à se rendre la vie difficile pour le plaisir d’emmerder les gens qu’il déteste. Et il a toutes les raisons du monde de détester les Conseillers et les soldats.

— L’instinct de survie sera toujours plus fort que les convictions ou la fierté, déclara Lisandra.

— Si seulement c’était vrai, lâcha Saru.

L’intendante mit fin au débat d’un soupir théâtral.

— J’aimerais pouvoir te croire sur parole, mon garçon, dit-elle à l’adresse de Kylian, vraiment, mais les enjeux sont trop grands… Même en supposant que tu sois de bonne foi, il suffirait que les soldats te mettent la main dessus pour te faire parler. Et si on te laisse partir maintenant, c’est ce qui arrivera.

— Alors quoi ? Vous allez m’enfermer à vie ? M’exécuter ?

Hayalee sentit ses entrailles chavirer. Elle refusait de croire que l’Alliance puisse être capable d’une telle chose, mais les paroles de Lisandra flottaient encore dans son esprit :

« Tu t’imagines qu’on peut mener une rébellion en étant gentil et honnête ? »

— Non, dit Iltaïr.

Le ton était sans appel. Hayalee ravala ses doutes, les repoussa au loin derrière trois solides murs de conviction. Iltaïr faisait partie des dirigeants de l’Alliance, et si Hayalee ne savait pas à quoi s’en tenir avec les autres, elle avait confiance en lui. Il ne condamnerait jamais un innocent. Il valait mieux que le gouvernement. L’Alliance valait mieux. Il le fallait.

— Ce serait pourtant sage, glissa Wïr, l’œil malicieux. Si je ne m’abuse, la dernière fois que tu as eu pitié du rejeton d’un ennemi, l’Alliance en a payé le prix.

Les muscles se contractèrent sur la mâchoire d’Iltaïr, qui renvoya :

— Voilà une remarque amusante, venant de toi.

À en juger par le sourire qui étirait ses lèvres, Wïr goûtait la plaisanterie.

— Personne n’exécutera personne, assura Mélies. Le fait est que nous ne pouvons pas non plus le relâcher dans la nature, alors… Je propose de le garder ici pour le moment et de reporter cette discussion. De toute façon, il va falloir en référer au QG et nous avons d’autres affaires autrement plus urgentes à régler.

Elle guetta la réaction d’Iltaïr. Si son regard restait ombrageux, il hocha brièvement la tête. Kylian, qui se remettait sur ses jambes, faillit s’étrangler d’indignation.

— Mais je vous en prie, prenez votre temps ! Quand vous vous serez décidés sur comment disposer de moi, n’hésitez pas à m’en faire part.

L’intendante se tourna vers les sentinelles.

— Trouvez-lui une chambre et… faites en sorte qu’il y reste. Et qu’il reçoive tous les soins dont il a besoin.

— C’est trop aimable.

— Ce n’est que temporaire, lui assura Iltaïr.

— Et moi, je devrais vous croire sur parole ? railla Kylian.

— Non. Laisse-nous seulement une chance de te prouver que nous ne sommes pas tes ennemis.

La dureté avait déserté les traits du commandant, redonnant à son visage cette bienveillance un peu grave qu’Hayalee lui connaissait. Une seconde, la méfiance de Kylian parut vaciller, puis les sentinelles approchèrent et il retrouva son attitude revêche. Il esquissa un pas en arrière, mais un coup d’œil à Wïr et son sourire perfide lui passèrent l’envie de reculer davantage.

— Ça va ! cracha-t-il en s’arrachant à la poigne de la sentinelle. Je peux marcher tout seul !

— Avance, alors. Et pas de coups fourrés, on t’a à l’œil.

Alors que Williek pivotait pour suivre le cortège, Iltaïr l’arrêta d’une main sur l’épaule.

— Assure-toi qu’il soit surveillé par des gens qui n’en feront pas une affaire personnelle.

Le commandant des sentinelles acquiesça avant d’emboîter le pas à ses hommes. Kiru fila avec eux. Passant devant Hayalee, Saru et Lisandra, Kylian leur adressa une œillade lourde de sous-entendus. Hayalee le regarda s’éloigner en boitillant, écartelée entre sa culpabilité, ses incertitudes et son désir de croire en l’Alliance.

— J’ai d’autres nouvelles, enchaîna Mélies, et elles ne sont pas bonnes : la générale Jools est à Takmas et elle a convaincu le Grand Conseiller de fermer le port et de mobiliser la marine pour surveiller la côte.

La commandante Sarim poussa un juron.

— Maudite Jools… Elle sait que nous allons essayer de faire évacuer les évadés par la mer.

— Il va falloir trouver autre chose et vite. Allons discuter de ça dans un endroit plus… adéquat.

Balayant les visages penchés aux fenêtres, l’intendante releva le menton et ajouta d’une voix forte et solennelle.

— Les Grands Conseillers pensent qu’ils peuvent agir comme bon leur semble, décider qui mérite d’être citoyen, qui mérite d’exister. Mais ce pays est le nôtre et il est temps que nous mettions un terme à ces mensonges et à ces pratiques inhumaines. Je compte sur vous tous !

Il y eut plusieurs hochements de tête, des murmures d’assentiments et les rebelles s’en retournèrent à leurs tâches respectives. Iltaïr traversa la cour aux côtés de l’intendante et des autres commandants, trop absorbé par leurs échanges pour accorder un regard ou une parole à Hayalee et aux autres. Cette dernière se mordit la lèvre.

— Eh bien, quelle surprise… lâcha Lisandra.

Saru leva les yeux au ciel.

— Bravo, t’es la meilleure.

— Je vous avais bien dit que ce type cachait quelque chose !

— Qu’est-ce que t’aurais voulu qu’on fasse ? On n’avait pas vraiment le temps de mener un interrogatoire !

La perspective d’une nouvelle dispute acheva de convaincre Hayalee, qui courut pour rattraper les commandants. Il y avait une chose dont il fallait qu’elle s’assure.

S’engouffrant dans le bâtiment, elle se précipita vers les escaliers qu’elle gravit quatre à quatre, puis vers la salle des cartes. Les portes se refermaient sur le groupe lorsqu’elle débarqua.

— Qu’est-ce que tu veux ? lui lança la sentinelle en faction.

— Euh… j’ai quelque chose à demander à Ilta… euh, au commandant Iltaïr.

— C’est urgent ?

Oui.

— Pas vraiment…

— Ça va devoir attendre, alors.

Les épaules d’Hayalee s’affaissèrent. Résignée, elle acquiesça puis alla se laisser tomber sur le banc, sous les fenêtres.

Elle aurait sûrement mieux fait de retourner se reposer – les commandants pouvaient en avoir pour des heures – mais Iltaïr était un vrai courant d’air. Elle ne voulait pas prendre le risque qu’il lui file entre les doigts.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Saru venait d’apparaître dans la courbe du couloir.

— Il faut que je parle à Iltaïr, dit Hayalee.

— À propos de Kylian ?

— Non. Enfin, ça aussi, mais…

Elle avait besoin de savoir si sa famille était toujours à Karakha. Iltaïr était la seule personne qui prendrait le temps de lui répondre, peut-être le seul à savoir, puisqu’il s’occupait du cas d’Hayalee. Elle était prête à attendre des heures, des jours s’il le fallait.

Saru parut comprendre de quoi il retournait sans qu’elle ait besoin d’aller au bout de sa phrase. Il désigna la place à côté d’elle :

— Ça t’embête pas si j’attends avec toi ?

Elle fit non de la tête. Mains dans les poches, il s’affala au fond du banc en soupirant. Il avait mauvaise mine. L’œil souligné de cernes, le teint pâle et les cheveux plus en bataille que jamais.

Le regard perdu dans le vague, ils passèrent quelques minutes à écouter les échos des voix étouffées derrière les portes, à observer la voûte du plafond, les murs lambrissés et la sentinelle qui s’efforçait de cacher son ennui. Elle cessa de faire les cent pas et de soupirer quand le commandant Williek approcha. Il passa devant Hayalee et Saru sans les remarquer et disparut dans la pièce. À nouveau, l’attente et le silence.

— C’est moi qui pue des pieds comme ça ? lâcha Saru.

Ce fut si soudain et incongru qu’Hayalee ne put s’empêcher de rire. L’un comme l’autre se promenait toujours en chaussettes. Amusée, elle le regarda se contorsionner pour renifler les siennes et grimacer.

— J’ai besoin d’un bain.

— Qu’est-ce que t’attends ?

Il haussa les épaules et laissa retomber son pied.

— J’irai plus tard. Je suis pas à une heure près.

— Tu veux parler à Iltaïr, toi aussi ?

— Pas spécialement.

Dans ce cas, pourquoi s’imposer une attente qui risquait fort d’être longue et ennuyeuse ? Hayalee entrouvrit les lèvres : restait-il là simplement pour lui tenir compagnie… ?

Elle fixa le profil fatigué de Saru, puis se laissa aller au fond du banc, tout près de lui.

— Je sens rien, assura-t-elle.

— T’as bien de la chance. Toi, tu sens le cramé par contre.

— Ça…

L’odeur finirait par lui coller à la peau, à force.

— T’as l’air d’avoir fait de sacrés progrès.

Comprenant qu’il parlait de ses pouvoirs, Hayalee baissa les yeux sur ses mains.

— Ouais. J’ai compris un truc.

— Quoi ?

— Le Feu fait partie de moi.

Frowin avait raison. Faire appel à son pouvoir tout en le redoutant était la meilleure façon de perdre le contrôle. Le Feu était le reflet de sa volonté. Si celle-ci était claire et inflexible, alors il s’y plierait sans dévier. Émergeant de ses pensées, elle s’aperçut que Saru la lorgnait d’un drôle d’œil. Il s’empressa d’accrocher un sourire à ses lèvres et dit :

— C’est chouette. Je suis content pour toi.

Hayalee haussa une épaule.

— J’ai encore beaucoup de progrès à faire.

Elle décida de ne pas s’étendre sur le sujet et ils retombèrent dans le silence.

La tête renversée en arrière, Hayalee faillit s’endormir. Quand la porte s’ouvrit à nouveau, elle fut incapable de dire combien de temps s’était écoulé. Le brouhaha qui se déversa dans le couloir la tira de sa torpeur et elle se redressa comme un ressort, réveillant la douleur dans ses muscles courbaturés.

Une femme sortit et s’élança à grands pas dans le couloir, un rouleau de parchemin à la main, puis un homme émergea, la mine soucieuse, l’air tout aussi pressé. Hayalee et Saru bondirent sur leurs pieds et Iltaïr s’arrêta en plein élan. La gravité déserta son visage comme un ciel qui se dégage après une tempête.

— Vous devriez être en train de vous reposer.

Le ton n’était ni impatient ni irrité. Au contraire, un sourire vint relever le coin de sa bouche – un sourire fatigué, mais conciliant. Hayalee y vit un signe d’encouragement.

— Je sais que vous avez des choses urgentes à régler, mais… est-ce que vous auriez cinq minutes ?

— Et même dix, glissa-t-il avec humour. Suivez-moi.

Il les entraîna au premier, dans la salle à manger du fort. Ses dimensions ne valaient pas celles de la Taverne, sur l’île. La pièce ne comptait que deux tables mises bout à bout et une vingtaine de chaises dépareillées, de quoi accueillir une grande famille. Une famille pour l’heure absente.

Iltaïr déposa son sabre contre le buffet et les invita à s’asseoir tandis qu’il partait s’affairer dans le coin cuisine. Hayalee le regarda allumer le feu de la cuisinière, sortir fromage, viande et pain du garde-manger. Elle ne savait pas par où commencer. Elle ouvrit la bouche à plusieurs reprises et la referma avec l’impression que quelque chose enflait dans sa poitrine. Lorsqu’Iltaïr vint déposer deux tasses à thé devant eux, ce fut Saru qui rompit le silence :

— Vous avez pu trouver une solution ?

— Hum… fit Iltaïr. On a décidé de plusieurs points de chute où cacher puis évacuer les évadés, histoire de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Ça devrait donner un peu de fil à retordre aux soldats.

Saru acquiesça, morose.

— Tu peux le dire, tu sais… On a merdé.

Iltaïr, qui s’apprêtait à repartir derrière les fourneaux, s’arrêta. Il soupira, tira la chaise en bout de table et s’assit. Ni Saru ni Hayalee n’osa lever les yeux vers ceux du commandant.

— Vous avez besoin de me l’entendre dire ?

Saru fit non de la tête tout en grattant les rainures dans le bois la table.

— Ce n’est pas la première fois qu’une mission de reconnaissance tourne au vinaigre, dit Iltaïr. Ça arrive même assez souvent.

— C’est ma faute, souffla Hayalee sans se laisser le temps de redouter les représailles.

Elle était reconnaissante à Yasuo et Saru de l’avoir couverte un peu plus tôt, mais il lui semblait important de rétablir la vérité. Elle ne voulait pas que ses coéquipiers payent le prix de sa bêtise. Et si Iltaïr revenait sur sa décision d’envoyer Saru en mission ? Elle ne se le pardonnerait pas. Prenant son courage à deux mains, elle débita avant que Saru ait le temps de s’en mêler :

— J’ai pensé que se faire arrêter serait un bon moyen d’entrer dans le Donjon et de découvrir ce qui s’y cache, les autres ont pas voulu m’écouter alors j’ai… foncé. J’ai pas réfléchi à tous les problèmes que ça engendrerait.

— Oui, Yasuo m’a raconté.

— Ah.

— Tu as agi impulsivement, c’est vrai. Et Yasuo t’a laissé faire. Et Lisandra et Saru ont refusé de considérer ton idée.

Saru devint rouge comme une brique.

— Mais savoir qui a fait quoi m’intéresse peu, poursuivit Iltaïr. Vous êtes une équipe, la responsabilité revient à chacun d’entre vous.

Iltaïr avait parlé avec beaucoup de calme, sans la moindre note de déception ou d’accusation, pourtant Hayalee eut la cuisante envie de disparaître sous terre.

Elle n’était pas faite pour jouer les rebelles. Tête baissée, elle glissa les doigts le long de la chaîne à son cou… et se heurta au petit bouquet de fleurs flétries, accroché aux maillons. L’absurdité de ses pensées la frappa. Personne n’était fait pour ça ; les combats, la violence, les choix impossibles. Pourtant il fallait bien que quelqu’un se décide à agir. Ils ne pouvaient pas accepter ce qui se passait à Psizun. Ce qui se passait partout sur le territoire. Les Descendants traqués et exécutés en secret, leurs familles enfermées, les réprouvés dépouillés de leur statut de citoyen et traités comme des animaux pour des crimes dérisoires ou qu’ils n’avaient pas commis.

—Allons bon, ne faites pas cette tête d’enterrement ! À présent, nous savons ce qui se trame dans le Donjon, c’est une bonne chose. Des familles vont être réunies.

Le mot agit comme une claque, ramenant Hayalee à sa préoccupation première. Elle releva le menton et la question qu’elle avait eu tant de mal à formuler lui échappa d’un coup :

— Et ma famille ? Est-ce que vous savez s’ils ont été arrêtés ? Quand on était dans le Donjon, j’ai… on les a pas vus, mais…

Sa voix chevrotait. Jusqu’ici, elle était parvenue à museler l’angoisse, ne pas présumer le pire, mais à présent que la réponse semblait imminente, le barrage qu’elle avait érigé se morcelait.

— Est-ce que vous avez des nouvelles ? lâcha-t-elle, suppliante.

Une ombre passa dans les prunelles d’Iltaïr. Il posa une main sur l’épaule d’Hayalee, qui crut se vider de son sang.

— Ils sont à Karakha. Aux dernières nouvelles, aucun d’eux n’a été arrêté.

Sa vue se troubla. Elle s’affaissa dans sa chaise, expira tout l’air de ses poumons.

— Tes grands-parents ne représentent pas vraiment de risques et puis le gouvernement à beau enfermer des innocents pour éviter la naissance de nouveaux Descendants, ce n’est pas une mesure à laquelle il recourt à la légère.

Elle n’entendit la suite que d’une oreille. Sa famille était toujours à Karakha. Ils n’avaient jamais été dans le Donjon. Hayalee remercia Dieu, tous les anges du ciel. Elle n’arrivait pas à croire à sa chance. Si ses grands-parents étaient trop vieux pour que le gouvernement se donne la peine de les expédier dans le Donjon, Mylina n’avait aucune raison d’être épargnée. Elle y avait échappé, pourtant – jusqu’à présent, au moins – et c’était tout ce qui comptait.

Le soulagement fut si intense qu’il s’échappa d’Hayalee en cascade. Elle dut se coucher sur la table pour ne pas chavirer et enfouit le visage dans ses mains, le corps secoué d’incontrôlables sanglots. Les doigts d’Iltaïr s’attardèrent sur son épaule. Quand Hayalee releva la tête, une éternité plus tard, elle trouva sa tasse remplie et un mouchoir propre.

Elle reprit son souffle, s’essuya le visage et le nez, puis bu la moitié de son thé d’un trait. La chaleur acheva de l’apaiser, de tout remettre en place. Hayalee avait l’impression de s’être purgée d’un poison qui l’intoxiquait depuis une éternité.

— Avec cette évasion, reprit Iltaïr, et maintenant que le gouvernement nous sait au courant de ce qui se trame dans le Donjon, on peut espérer qu’ils suspendent les arrestations pendant quelque temps.

Les mains serrées autour de sa tasse, Hayalee acquiesça et déclara avec un aplomb nouveau :

— Il faut qu’on y retourne. Tout le monde n’a pas pu s’échapper, certains évadés ont sûrement été rattrapés… Il faut qu’on fasse quelque chose pour eux.

Savoir sa famille saine et sauve avait ôté le dernier poids qui pesait encore dans la balance. Depuis qu’elle avait fui Karakha, Hayalee avait vu plusieurs chemins se dessiner et avait oscillé de l’un à l’autre sans vraiment se décider. À présent, elle savait quelle route elle voulait arpenter.

Se frottant le menton, Iltaïr la dévisageait, le regard pénétrant. Cette fois, elle ne se déroba pas.

— On le fera, dit-il enfin. Mais une intervention de cette envergure va demander beaucoup de préparation et de moyens.

— Mais c’est toujours possible ? Maintenant que le gouvernement sait qu’on est au courant pour le Donjon, il ne risque pas de… renforcer la sécurité ? Déplacer les prisonniers ?

— Oh, déplacer les prisonniers serait tout à notre avantage. C’est beaucoup plus facile d’attaquer un convoi qu’un donjon.

Reparti du côté de la cuisine, Iltaïr se remit à couper pain et jambon tout en grignotant un morceau ici et là.

— À mon avis ils vont plutôt en profiter pour nous tendre un piège. Jools ne passera pas à côté d’une occasion pareille.

— Qui c’est ? demanda Hayalee.

— La générale de la division Zéro, grommela Saru.

— Les Grands Conseillers ne l’ont pas choisie pour rien, dit Iltaïr. Avant la création de la Zéro, les soldats avaient recours à des stratégies assez prévisibles. Leur force venait avant tout de leur nombre. L’Alliance a survécu, gagné les batailles en compensant en tactique, mais depuis l’arrivée de Jools et de la Zéro, c’est une autre paire de manche. C’est une femme qui sait penser en dehors des boîtes. Ces dernières années, on a perdu beaucoup de planques, d’alliés et de membres. Et le gouvernement est loin d’être notre seul ennemi, ni même le plus dangereux.

Hayalee grimaça d’effroi. Quel genre d’ennemi pouvait être plus dangereux que le gouvernement et son armée de soldats ?

— Merci pour ces paroles rassurantes, dit Saru. Je me sens beaucoup mieux maintenant.

Iltaïr eut un demi-sourire.

— Pardon, mais je ne crois pas que vous ménager vous rendrez service. Si vous êtes décidés à vous aventurer dehors, il faut que vous ayez conscience du danger.

— Pour nous, c’est le danger ou la prison, de toute façon…

— L’île n’est pas une prison, Saru, c’est un refuge.

— Ça revient au même, si on n’a pas le choix d’y être.

Le commandant sourit, mais ses prunelles étaient chargées de chagrin. Aucun doute qu’il s’agissait là d’un sujet de dispute récurrent. Le silence qui suivit fut assez inconfortable. Hayalee sirota son thé en attendant que l’orage passe. N’y tenant plus, elle s’éclaircit la gorge et décida de rebondir vers un terrain à peine moins glissant :

— Pourquoi ne pas envoyer Kylian sur l’île ? Il serait en sécurité, sans qu’on ait besoin de l’enfermer, non ?

Iltaïr vint poser une assiette garnie de tartines sur la table et s’assit.

— Mangez, dit-il. Vous en avez besoin.

Hayalee tiqua : un commandant qui préparait des casse-croûtes… Et il semblait bien décidé à attendre de les voir manger.

— Comme je viens de le dire, reprit-il après qu’ils se soient servis, l’île n’est pas une prison. Nous ne l’emmènerons pas là-bas s’il ne le veut pas.

— Sauf si Mara décide qu’il faut vraiment l’enfermer. L’île est peut-être pas une prison, mais je sais qu’il y a des cachots dans les souterrains.

— Et nous n’y enfermerons pas Kylian, trancha Iltaïr. Il n’est pas le premier dans son cas, on trouvera un compromis.

— Comme avec Fuyusuke ? dit Saru, puis, fronçant les sourcils, il ajouta : c’était de lui que Wïr parlait, tout à l’heure ? Quand il a dit que tu avais déjà eu pitié du gamin d’un ennemi ?

Iltaïr laissa filer plusieurs secondes avant de répondre :

— Non.

Il porta sa tasse à ses lèvres. Saru sembla sur le point de creuser la question, mais Hayalee ne put retenir la sienne.

— Yasuo ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda-t-elle, dévisageant tour à tour le commandant et Saru. Vous n’allez pas me dire que lui aussi est un ancien soldat ?

— Non, pas un soldat, dit Iltaïr. C’est un tsukimono.

— Un tsouki… quoi ?

— Un tsukimono. Un genre de mercenaires, issus des pays de l’ouest et spécialisés dans l’espionnage, le sabotage et l’assassinat.

Hayalee faillit s’étouffer en avalant de travers.

— Hinode a toujours été un empire très divisé, expliqua Iltaïr. Les seigneurs qui y règnent se livrent une lutte de pouvoir depuis des siècles, certains ne reconnaissent pas l’autorité de l’empereur : c’est dans ce contexte que les tsukimono prospèrent. Ils agissent parfois seuls, le plus souvent en clans, et vendent leurs services aux plus offrants. Le clan Fuyusuke compte parmi les plus imposants et puissants d’entre eux. Pour cause, il s’agit également d’un clan de Descendants. Ils ont émigré d’Hinode il y a de cela quelques temps pour échapper à la pression de leurs rivaux et se sont réfugiés à Aravas, où ils se terrent encore aujourd’hui. Les tsukimono sont des guerriers assez redoutables en soi. Lorsqu’en plus, ils possèdent des pouvoirs de Descendant, eh bien… Vous avez eu l’occasion de constater leur efficacité.

Pour avoir constaté, Hayalee avait constaté. Ça expliquait le calme inébranlable de Yasuo, sa capacité à soutirer des confidences, ses prouesses physiques, son talent au combat.

La facilité avec laquelle il pouvait prendre une vie.

— Il a tué un homme, lâcha-t-elle avant d’avoir pu s’en empêcher. Le gardien en chef. C’était un sale type, mais…

Hayalee se mordit la lèvre, chercha les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait sans passer pour une gamine qui n’aurait pas compris dans quoi elle s’embarquait.

— Il était déjà désarmé et blessé. Yasuo l’a frappé par-derrière, sans lui laisser une seule chance !

— Hum… Ton trouble est compréhensible, mais ne juge pas Yasuo trop hâtivement. Il a été élevé avec des principes bien différents des vôtres. On ne lui a pas inculqué les notions de bien et de mal qui gouvernent la pensée psamienne, mais le sens du devoir accompli et du sacrifice. Beaucoup de tsukimono sont entraînés à se battre et à tuer dès qu’ils savent marcher et seuls comptent les intérêts du clan.

— Pourtant, Yasuo a quitté le sien, fit remarquer Saru. Quel âge il avait, quand il a débarqué ici ?

— Treize ans, dit Iltaïr en se laissa aller au fond de sa chaise, le regard perdu dans ses souvenirs.

— Et l’Alliance l’a accepté comme ça ? s’étonna Hayalee.

— Oh non. Nos relations avec le clan Fuyusuke sont loin d’être amicales. Naturellement, quand Yasuo s’est invité ici même, tout le monde a pensé qu’il avait été envoyé pour nous infiltrer. Il disait vouloir mettre ses talents à notre service, mais n’a jamais voulu nous révéler où se cachent les Fuyusuke. Nous l’avons gardé enfermé six mois.

Face au choc qu’afficha Hayalee, Iltaïr s’empressa de préciser :

— C’était un cas extrême. Même à treize ans, Yasuo constituait une menace sérieuse. Mais aussi un atout inestimable. Comme il se tenait à carreau, l’Alliance a fini par envisager de l’employer. Il a été mis à l’épreuve, surveillé de près pendant longtemps avant d’être finalement considéré comme l’un des nôtres.

— Je vais peut-être jeter un pavé dans la mare, dit Saru, mais… et s’il avait fait semblant pendant tout ce temps ? Ça pourrait être lui, l’espion que tu cherches ? Ou l’un d’entre eux, en tout cas. Après tout, c’est un espion.

— C’est vrai, c’est un espion, reconnut Iltaïr avec désinvolture, et suffisamment talentueux pour cacher son jeu pendant des années.

— Mais tu crois pas que ce soit le cas.

— En effet. Je peux me tromper, bien sûr, j’ai donc décidé de m’en remettre à ton jugement.

Saru parut sur le point de tomber de sa chaise.

— Que… quoi ? Je vois pas pourquoi mon jugement serait meilleur que le tien !

Le regard d’Iltaïr se fit appuyé, celui de Saru, franchement paniqué.

— Quoi ? Tu voudrais que j’utilise mon pouvoir sur lui ?

— Pas celui auquel tu penses.

Saru le dévisagea comme s’il était devenu fou. Iltaïr se pencha vers lui et glissa sur le ton de la confidence :

— J’aimerais que tu utilises ton intuition.

L’incompréhension du garçon tourna à la grimace.

— Si c’est ça, ton super plan, on est fichu.

Iltaïr éclata de rire.

— Aie un peu confiance en toi. Ça vaut également pour toi, Hayalee, ajouta-t-il, et la jeune fille se redressa sur sa chaise.

— Je comprends pas bien, dit Saru. Tu veux qu’on le surveille ?

— Non, je veux que vous appreniez à le connaître et le jugiez sur ses actions, non sur ses origines. S’il vous donne des raisons de douter de ses intentions, nous en reparlerons. D’ici là, j’aimerais que vous puissiez compter les uns sur les autres. Vous êtes une équipe. S’il y a une erreur que vous ayez commise, à Psizun, c’est de ne pas agir comme telle.

La honte, dont Hayalee avait presque réussi à se débarrasser, revint lui chauffer les oreilles.

Sur cette ultime leçon, le commandant finit son thé, se leva et repoussa sa chaise contre la table.

— Tu pars ? s’étonna Saru.

— Le devoir m’appelle.

Il alla fouiller les placards et en tira un sac en toile qu’il s’employa à remplir de provisions.

— Tu pars en renfort ? Aider à retrouver les évadés ?

— Les affrontements sont inévitables, on ne sera pas de trop.

Saru bondit sur ses pieds.

— C’est nous qui devrions y aller.

— Saru, vous venez à peine de revenir. Vous n’avez pas fermé l’œil de la nuit, vous n’êtes pas en état de repartir.

— D’accord, mais… pourquoi est-ce qu’il faut que t’y ailles ?

L’inquiétude de Saru était si vive, si palpable, qu’Hayalee en eut le cœur serré. Iltaïr releva le nez de son sac, pris de court par ce subit élan d’émotion.

— T’es commandant, insista Saru, tu devrais pas plutôt rester ici et commander ?

Iltaïr esquissa une moue amusée.

— Je n’ai jamais été très doué pour ça. Et puis toute personne qui ordonne à d’autres d’aller au-devant du danger devrait les y mener, pas rester cachée en arrière, tu ne crois pas ?

Un muscle roula sur la mâchoire de Saru, qui baissa les yeux, la mine renfrognée.

— Il ne s’agit pas seulement de secourir les évadés, expliqua Iltaïr. J’avais prévu de me rendre dans le sud.

— Pour enquêter sur les fuites d’information ?

Le commandant s’apprêta à répondre, puis s’interrompit. On frappa à la porte.

Lisandra s’invita dans la salle à manger. Elle avait enfilé des vêtements propres et pris le temps de se laver. Ses longs cheveux blonds reposaient lâchement sur son épaule en goûtant sur son bras en écharpe. Yasuo entra derrière elle, les mains dans les poches, le regard endormi.

— Vous tombez bien, dit Iltaïr.

— Vous partez, constata Lisandra.

— Eh oui.

Son sac à provisions sur l’épaule, il récupéra son sabre, le passa dans son dos et embrassa du regard les visages des quatre adolescents tournés vers lui.

— Vous, en revanche, vous restez là pour le moment. Récupérez de vos blessures et attendez les ordres. On ne tardera pas à avoir besoin de vous pour une nouvelle mission.

— Et… c’est tout ? s’étonna Lisandra. Après ce qui vient de se passer, vous ne croyez pas qu’il faudrait repenser cette équipe ?

— Et que s’est-il passé, d’après toi ?

La question parut la désarçonner, mais elle ne tarda pas à se ressaisir et débiter :

— Eh bien, nous étions supposés récolter des informations sur le Donjon, découvrir ce que le gouvernement psamien cache dans cette prison. Ce que nous avons fait, certes, mais l’objectif derrière cette investigation était de sauver les prisonniers s’ils s’avéraient innocents, je me trompe ? Or, ceux qui seront morts dans cette évasion improvisée ne pourront plus être sauvés, et si le gouvernement décide de cacher les survivants ailleurs, retour à la case départ, avec en prime un handicap – ils nous verront venir. Cette mission est donc un échec, et cet échec découle directement de notre incapacité à travailler en équipe.

— C’est une façon de voir les choses.

Lisandra haussa, puis fronça les sourcils.

— C’est une analyse objective de la situation.

— Une situation comme celle-ci ne peut pas être réduite à un simple calcul, avec un résultat qui serait catégoriquement positif ou négatif.

— Ce n’est pas ce que j’ai…

— Tu penses que cette équipe est une mauvaise idée, la coupa Iltaïr, mais tu ne vois pas le tableau dans son ensemble. Certaines choses t’échappent. Il y a toute une dimension, tout un univers que tu ignores. Malgré ton pouvoir, tu restes incapable de voir le monde autrement qu’à travers tes propres yeux.

Lisandra tressaillit, ouvrit la bouche, mais ne trouva pas les mots à temps, cette fois.

— Ne te laisse pas piéger par ces limitations. Sois plus intelligente que ça, ouvre ton esprit et aventure-toi dans les contrées les plus illogiques et étranges, va là où rien n’a de sens. Alors, seulement, tu pourras élargir les frontières de ta compréhension.

Ces dernières paroles semblèrent la frapper avec la violence d’un coup de massue. Pétrifiée, lèvres entrouvertes, Lisandra avait l’air de réaliser avoir commis une erreur monumentale.

Elle resta longtemps comme ça, le regard perdu dans le vide, même après que le commandant ait repris la parole pour s’adresser à eux tous.

— Soyez prudents. Ne baissez pas votre garde, même sur l’île. Vous l’avez déjà tous compris, mais l’Alliance est compromise… et la menace se précise. Nos ennemis se font de moins en moins discrets. Ça ne peut signifier qu’une chose : ils passeront bientôt à l’offensive.

Mais quels ennemis, au juste ? Hayalee n’avait pas l’impression qu’il parlait du gouvernement.

— Yasuo…

Iltaïr enchaîna dans une langue dont elle ne comprit pas un traître mot. Yasuo inclina respectueusement la tête et lâcha une réponse brève. Pour finir, Iltaïr se tourna vers Saru.

Ce dernier fuit son regard et fit le dos rond, poings enfoncés dans les poches. Le commandant avança et posa une main sur son épaule.

— Je serai bientôt de retour, promit-il.

— Ouais, lâcha Saru, bien décidé à ne pas le regarder en face. Dans six mois, peut-être

Le sourire d’Iltaïr vacilla. L’espace d’un instant, il parut sur le point d’attirer le garçon à lui. Il laissa retomber son bras et s’éloigna.

— Tout est une question d’équilibre. Je sais que vous trouverez le vôtre.

Abandonnant son masque de mauvaise humeur, Saru releva la tête pour parler, mais trop tard : le battant s’était déjà refermé sur le commandant.

Il se laissa retomber sur sa chaise, la mine basse. Hayalee aurait voulu trouver un moyen de le réconforter, mais elle craignait que son intervention empire les choses. Et si, finalement, Saru décidait que tout ça était de la faute d’Hayalee ? Pire : et si Iltaïr n’en revenait pas ? Son cœur se mit à palpiter et elle eut l’impression qu’une main géante lui comprimait la poitrine.

Lisandra n’en menait pas plus large. Si elle sortit de son immobilité pour se servir une tasse de thé et se laisser tomber sur une chaise, elle avait toujours le regard absorbé dans ses réflexions. Ramenant les genoux contre sa poitrine, elle se mit à ronger les peaux mortes autour de ses ongles.

Yasuo, lui, s’assit sans un bruit à côté d’Hayalee. Cette dernière fit un effort considérable pour ne pas le dévisager ou bondir sur la chaise voisine. Après tout ce qu’Iltaïr leur avait raconté, elle redoutait que son regard sur le jeune homme ait changé et qu’il s’en aperçoive.

Son regard avait changé, il était inutile de le nier. Yasuo était un assassin professionnel, ça n’avait rien d’anodin.

Ils passèrent de longues minutes ainsi, rassemblés autour de la table, et pourtant très loin les uns des autres. Hayalee ne comprenait pas plus que Lisandra ce qu’Iltaïr attendait de cette équipe. Ils étaient si différents, elle pouvait presque visualiser les fossés qui les séparaient. N’y tenant plus, elle prit une inspiration douloureuse :

— Écoutez… je suis vraiment désolée. J’aurais pas dû foncer comme ça, sans votre accord.

— Oui, tu l’as déjà dit, rétorqua Lisandra.

Ses yeux gris se focalisèrent sur Hayalee. Elle paraissait toujours furieuse, mais lorsqu’elle poursuivit, Hayalee réalisa qu’elle n’était peut-être plus l’objet de cette fureur.

— J’aurais dû accorder plus de poids à ton jugement et explorer l’idée.

Sourcils froncés, Lisandra contempla le fond de sa tasse.

— J’ai fait une erreur de calcul, je me suis laissée influencer par un effet de contamination et d’ambiguïté… Comment j’ai pu être aussi stupide ? Je le sais pourtant !

Saru fit mine de tomber de sa chaise :

— Tu as été… quoi ? Répète ça pour voir ?

Mais Lisandra était repartie dans son monde et marmonnait à propos de « probabilités », « d’inférences statistiques » et de « biais cognitifs ».

— Je crois qu’elle est cassée, déclara Saru, et Hayalee se laissa aller à un sourire.

Comme leurs regards se croisaient, il retrouva son sérieux et ajouta :

— T’as entendu Iltaïr ? On est tous responsables.

Elle se contenta d’acquiescer, la gorge nouée. Qu’ils acceptent une part de responsabilité ne rendait pas Hayalee moins coupable. Elle avait agi sans réfléchir, aveuglée par la colère et l’orgueil. Si elle voulait vraiment venir en aide aux gens, elle se devait de faire mieux. Refermant ses doigts sur le bouquet de fleurs et le matricule qui pendaient à son cou, elle se jura de faire mieux.

— Hayalee, appela Yasuo, et elle aventura un œil de son côté. Je voulais te rendre ceci.

Il lui tendit une bourse en cuir. Sa bourse, qu’Orcus lui avait confisquée avant de la jeter en cellule. Quand Yasuo l’avait-il récupérée ? Ça devait être au moment où…

— Ah. Merci.

Elle prit la bourse, mais fut incapable de regarder Yasuo en face plus d’une seconde.

— Puisque nous en sommes aux excuses, j’aimerais te présenter les miennes.

Hayalee ouvrit des yeux ronds et chercha autour de la table, mais c’était bien à elle qu’il s’adressait.

— Je peux me tromper, mais j’ai le sentiment de t’avoir contrariée en tuant Orcus.

— Je… c’est pas… bafouilla-t-elle, partagée entre sa crainte d’aggraver la mauvaise ambiance et sa répulsion à l’idée de mentir.

Son incapacité à répondre parla pour elle.

— J’ai cru que ta vie était menacée, dit Yasuo. Mais ce combat était le tien, je n’aurais pas dû intervenir. Pour ça, je tiens à te présenter mes excuses.

Ce disant, il s’inclina si bas que son front toucha presque la table. Hayalee resta paralysée sur sa chaise, sans savoir quoi dire ni comment réagir. Jamais personne ne lui avait présenté des excuses aussi formelles. Le fond était par ailleurs aussi déstabilisant que la forme. Il ne regrettait pas d’avoir tué Orcus à proprement parlé, mais d’avoir… cru qu’Hayalee avait besoin d’être secourue ? De s’être immiscé dans son combat ? « Il a été élevé avec des principes bien différents des vôtres », avait dit Iltaïr. En cet instant, ça n’aurait pas pu être plus évident.

Saru parut tout aussi interdit. Lisandra avait émergé de ses calculs et observait la scène comme si elle avait affaire à deux drôles de bêtes qui tentaient de s’apprivoiser. Impossible de savoir si Yasuo s’excusait par politesse ou s’il avait vraiment à cœur de diluer les tensions. Le fait était que sans lui, Hayalee serait belle et bien morte. Il avait pris tous les risques, affronté les gardiens, le directeur ; il n’avait pas hésité à faire barrage de son corps pour la sauver d’un tir d’arbalète. En retour, elle ne daignait plus le regarder.

Quand Yasuo se redressa, Hayalee secoua la tête.

— Et moi j’ai cru qu’on pourrait s’en sortir sans en arriver là, mais… peut-être que c’est moi qui avais tort.

Elle se mordit la lèvre. Elle avait appris que tuer était impardonnable. Mais il avait tué pour la sauver, alors… est-ce qu’elle ne pouvait pas lui pardonner ?

— Je sais pas, lâcha-t-elle, plus pour elle-même que pour lui. Mais je sais que sans toi, je serais morte avant qu’on ait pu franchir le mur.

— Je n’ai fait que mon devoir.

Il sourit, de cette façon légère et détachée qui lui donnait un air étonnamment doux ; gentil. Hayalee ne trouvait pas d’autre mot pour le qualifier. Elle ne décelait aucune malice dans ses prunelles orangées, rien qu’un calme infini, de celui qu’on éprouve en regardant le soleil se coucher. Ça semblait inconcevable qu’il puisse être un tueur. Pourtant, Hayalee l’avait constaté de ses yeux. Soit Yasuo était le meilleur comédien que la Terre ait porté, soit c’était un paradoxe vivant. Ou peut-être était-ce les croyances d’Hayalee qui étaient erronées ?

Dans tous les cas, Hayalee ne pouvait pas se méfier de lui sur la seule base de ses origines, pas après avoir reproché aux rebelles d’en faire autant avec Kylian. Yasuo n’avait pas choisi d’être né parmi les tsukimono. En revanche, il avait choisi de les quitter.

— Merci, insista-t-elle.

Cette fois, elle n’eut aucun mal à le regarder. Elle n’eut même pas besoin de se forcer pour lui rendre son sourire.

Les idées un peu plus claires, elle posa sa bourse sur la table et s’empara d’une tartine qu’elle dévora. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle avait faim. Sur une impulsion, elle tendit le plat à Yasuo :

— T’en feux ?

Il baissa les yeux dessus, cilla et releva le nez vers Hayalee.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-elle. T’aimes pas le crottin de mùflon ?

— Hum… ça va.

Il se décida à prendre une tartine, d’un geste qui manquait d’assurance, comme s’il ne savait pas trop quoi en faire. Malgré sa grande taille, ses muscles bien dessinés et le fait qu’il aurait pu lui trancher la gorge en un clin d’œil, Hayalee lui trouva soudain quelque chose de vraiment ingénu.

— Merci, dit-il.

Saru plongea dans sa tasse pour dissimuler un rictus. Lisandra, elle, paraissait fascinée par l’échange.

— Je peux vous poser une question ? demanda alors Yasuo en fixant sa tartine. « Crottin »… c’est aussi le mot que vous utilisez pour…

— Les excréments des équidés et des ovins, compléta Lisandra, comme il semblait peiner à trouver les mots.

— Pourquoi utiliser le même mot pour quelque chose qu’on mange ?

Le ton était si sérieux et la question si inattendue que Saru recracha son thé par le nez. Hayalee gloussa. Ils en seraient probablement restés là sans les effets abrutissants de la fatigue, mais leurs regards se croisèrent et le fou rire les emporta.

— J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Je ne sais pas, répondit tout aussi sérieusement Lisandra. L’humour psamien m’échappe encore… Mais il se peut que ces deux-là n’aient simplement pas dépassé la période « pipi-caca ».

Hayalee tenta de retrouver son calme, mais impossible, avec Saru qui tressautait en silence sur sa chaise. Les figures atterrée de Lisandra et déconcertée de Yasuo n’arrangeaient rien. Il fallut cinq bonnes minutes pour que l’hilarité des deux adolescents s’essouffle.

Une seconde, Hayalee eut l’impression d’observer la scène de l’extérieur, frappée par l’étrange tournure qu’avait prise sa vie : un enchaînement de voyages et de cachettes, de plans périlleux et d’attentes angoissantes, d’inconnus devenus des compagnons. Trois mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait fui Karakha – trois mois qui pesaient sur son âme comme trois ans. Par moment, ce qu’elle vivait lui paraissait aussi irréel qu’au premier jour. Le monde n’était plus le même. Ou plutôt, Hayalee commençait à le voir pour ce qu’il était vraiment. Il n’y avait plus de retour en arrière possible.

« La prison ou le danger » avait dit Saru ? Non… La prison ou la révolte. Hayalee avait fait son choix.

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