15. Une nouvelle vision.

Par JFC

Mélusine, les mains toujours posées sur les épaules d’Ephrem, l’éloignait doucement du village encore fumant.

Leur périple, qui venait à peine de commencer, l’a troublée profondément. En effet, son frère n’avait cessé de la surprendre, prenant des décisions qu’elle n’aurait jamais anticipées, affrontant sans hésitation des adversaires bien plus nombreux. Parfois, elle se demandait si elle le connaissait vraiment. Mais en cet instant précis, c’était bien le même Ephrem qu’elle avait toujours connu : un jeune homme au regard fuyant, courbant la tête comme s’il portait un poids invisible sur ses épaules. Perdu dans ses pensées, il semblait chercher ailleurs ce que le monde ne lui offrait pas. Une douleur muette marquait ses traits, comme si chaque seconde vécue était une épreuve de trop. Mélusine ne trouvait pas les mots pour le réconforter. Elle savait cependant ce qu’il espérait entendre : que ses parents étaient encore en vie. Mais comment lui mentir, elle, qui n’y pas du tout ? Finalement, ce fut Ephrem qui brisa le silence.

— Ils sont vivants, déclara-t-il sans hésitation dans la voix.

            — Ephrem, murmura Mélusine avec douceur, comme si elle s’adressait à un enfant particulièrement lent d’esprit, tes parents n’ont pas survécu. Tu as entendu comme moi ! « Je crains que tes parents aient subi le même sort que les miens ! ». C’est ce qu’a dit cet homme, Ezïole. Tu t’en rappelles ?

            — Je me rappelle surtout l’avoir entendu dire qu’il n’avait pas vu tous les corps. Tant que je n’aurais pas la preuve que mes parents sont… je continuerai à les considérer en vie, conclut-il.

Mélusine ne voyait pas comment il pourrait avoir une preuve de la mort de ses parents. Les corps avaient été brulés ! Une preuve qu’ils sont vivants semblait encore plus impossible à trouver.

Le vent, qui commençait à souffler de plus en plus fort, ramena l’odeur fétide de la mort jusqu’aux narines de Mélusine. Celle-ci eut à nouveau des haut-le-cœur et tomba à genoux, tirant Ephrem dans sa chute. L’Elfe, devenu très pâle, plaqua une main sur sa bouche, tandis que l’autre se posait sur un morceau de chiffon humide sur le sol. Avec horreur, Mélusine s’aperçut qu’il s’agissait d’un vêtement imbibé du sang de son ancien propriétaire. L’estomac contracté, Mélusine sentit sa nourriture remonter le long de son œsophage. Mais avant d’avoir pu inonder les pieds d’Ephrem de matières peu ragoutantes, elle se vit partir dans un tourbillon d’image, puis chuter à une vitesse vertigineuse ! Malgré son état déplorable et l’inconfort du voyage, Mélusine se rendait compte que quelque chose d’étrange se passait : elle entendait distinctement des pleurs, des prières, des appels à l’aide, des cris d’hommes, de femmes et d’enfants, mêlés à des cris de bête féroce... Un brouhaha assourdissant, qui l’obligea à se plaquer les mains sur les oreilles, mais vainement. Elle continuait à tout entendre ! Bientôt, elle commença à se tordre de douleur. Cette douleur pourtant ne lui appartenait pas ! Sa peau entière était comme chauffée à blanc. Elle désira mourir pour que tout cela cesse. Elle ferma les yeux, et ne les ouvrit que quand enfin, toutes ses sensations avaient disparu. Était-elle morte ? Non, même si la présence de celle-ci était quand même bien présente !

Tremblante, haletante, son visage blême brillant de sueur, Mélusine examina les lieux à la recherche d’Ephrem. Elle reconnut l’endroit. C’était Luctès, et il était en feu ! Partout, des Humains courraient, essayant d’échapper à leurs agresseurs. Mélusine poussa un cri d’effroi que personne ne put entendre. Des créatures s’attaquaient aux Humains, tuant certains et emprisonnant d’autres dans des cages en bois montées sur des roues. Ces créatures possédaient des yeux couleur ambre pourvus de pupilles verticales. Le plus petit d’entre eux dépassait l’Humain moyen d’au moins deux têtes. Deux petites oreilles arrondies étaient visibles sur le sommet de leur crâne, dont les cheveux, longs, étaient tressés grossièrement dans leur dos. Leur corps était très musclé, et certaines parties, comme les bras ou le torse, étaient recouvertes d’épais poils couleur fauves. Leurs bras de gorille, qui étaient d’une taille démesurée, touchaient presque le sol. Leurs mains puissantes se finissaient par de larges griffes acérées, et leurs dents, qui n’étaient pas en reste, dépassaient de leurs babines retroussées.

Dans cette vision d’horreur où la mort et la destruction étaient omniprésentes, quelque chose frappa Mélusine : ces créatures qui faisaient preuve d’une grande agressivité envers les adultes, étaient douces et semblaient même inoffensives au contact des enfants. Ils les déposaient dans des cages à part, en ronronnant comme des chats. Cependant, cela n’empêchait pas les pauvres enfants d’être terrifiés et paralysés par la peur ! Mélusine n’essaya pas d’intervenir. Cela aurait été simplement inutile, elle le savait. Néanmoins, elle se dirigea vers l’une des cages où les enfants étaient prisonniers. Comme eux, elle se mit à pleurer. Elle ne se rappelait pas d’avoir un jour assisté à quelque chose d’aussi triste. Une petite fille aux longs cheveux argentés avait levé une main vers elle, comme si elle était capable de la voir. À son tour, elle lui tendit la main, mais elles se traversèrent ! Aucun contact physique n’était possible. Soudain, la petite fille retira sa main et recula jusqu’au côté opposé de sa cellule. Tous les autres enfants l’imitèrent. Quelque chose derrière Mélusine semblait les terroriser. Mélusine se retourna et se retrouva face à un être différent des autres créatures. Celui-là avait une silhouette plus proche de celle des Humains et des Elfes. Il était cependant difficile de dire ce qu’il était vraiment, car il était caché sous un manteau noir à capuche, qui ne laissait rien voir de lui, pas même ses yeux. Mais il dégageait de cette créature une puissante aura de mort et de haine. À sa grande surprise, Mélusine se mit à avoir peur. Elle tremblait de plus en plus au fur et à mesure que la créature s’approchait d’elle, la main, cachée dans sa longue manche, levée vers son cou. Alors qu’il ne restait plus que quelques millimètres avant qu’ils n’entrent en contact, Mélusine vit le visage d’Ephrem. Il était en train de la secouait pour qu’elle reprenne conscience.

Blanche comme un linge, tremblante, elle sauta au cou de son frère qui suffoquait sous l’étreinte des bras de Mélusine. Toussotant, Ephrem essaya de se dégager, sans succès.

— Mélusine ! crachota Ephrem avec difficulté en devenant de plus en plus pâle. J’étouffe, tu vas me tuer !

Mais en entendant ces mots, Mélusine se mit à serrer encore plus fort. Cette fois, Ephrem n’avait plus le choix. Pour éviter de mourir bêtement, il donna un coup sec sur la nuque de Mélusine, qui s’évanouit aussitôt.

 

Quand elle se réveilla enfin, Mélusine sentit sa nuque douloureuse. Ephrem apparut dans son champ de vision et s’excusa de l’avoir frappée, et lui expliqua qu’elle ne lui avait pas laissé d’autres alternatives. La jeune Elfe ne répondit pas. Elle massait sa nuque machinalement en essayant de rassembler ses idées.

— Tranek ! cria subitement Mélusine en faisant sursauter Ephrem.

            — Tranek ! répéta-t-il sans comprendre. Qu’est-ce que tu racontes ?

            — J’ai eu une nouvelle vision, répondit-elle.

Mélusine raconta l’histoire à Ephrem dans les grandes lignes : l’attaque, l’enlèvement… et les horribles créatures qu’elle avait reconnus pour les avoir déjà vues dans un livre quand elle était plus jeune. Elle lui expliqua donc que c’était des créatures appelées Traneks qui étaient responsables du carnage de Luctès. D’après ce qu’elle en savait, c’étaient une race de guerriers et de chasseurs qui habitaient les forêts de Kirdaol, une terre à la frontière sud d’Isbergue et de Lognis. On ne les avait plus revus depuis la guerre qui les avait opposées aux Humains. Cette guerre pour laquelle les Humains avaient réclamé l’aide des Elfes parce qu’ils étaient en train de perdre.

— Une vengeance ! supposa Ephrem.

Épuisée par les derniers évènements, nauséeuse, Mélusine choisit de ne pas parler de la créature qui lui semblait la plus dangereuse. L’homme à la capuche noire ! Ephrem souhaitait en savoir plus sur l’attaque de Luctès, mais il ne voulut pas brusquer sa sœur. À la place, il se mit à réfléchir : Il trouvait étrange que ce soit le contact avec un objet qui l’ait envoyée dans le passé, mais pas un contact physique ou visuel avec un être vivant, comme cela avait été toujours le cas auparavant ! Il souhaitait avoir son opinion sur cette question, mais il remarqua que les yeux de Mélusine commençaient à se fermer. De plus, comme la nuit tombait, il décida plutôt de rester dormir sur place. Mais Mélusine lutta farouchement contre cette proposition. Elle affirma qu’elle tiendrait jusqu’à ce qu’ils arrivent dans un endroit sûr. Elle avait vécu trop d’expériences traumatisantes au village de Luctès, et voulait le quitter le plus rapidement possible. Compréhensif, Ephrem chargea toutes les affaires, puis prit sa sœur par les hanches pour l’aider à se relever et à marcher. Ils parcoururent juste suffisamment de chemin pour sortir de Luctès, et campèrent dans un endroit dégagé, faisant fi de toute prudence. Ephrem laissa sa grande sœur s’endormir. Lui, cependant, n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il passa la nuit à ressasser tout ce qu’il avait vu et entendu depuis les dernières vingt-quatre heures.

 

Un peu plus loin, dans l’obscurité, une autre personne s’apprêtait à passer une nuit blanche. Méo, tapi dans l’ombre, avait entendu toute l’histoire de Mélusine. Il devait en avertir Odran, son général. Il gribouilla rapidement quelques mots sur un petit morceau de parchemin, le glissa dans un petit tube métallique, et sortit un petit serpent aux écailles rouges cuivrées d’un coin de son armure. Il présenta le tube au reptile, qui l’avala aisément. Méo déposa son petit messager écailleux sur le sol, où il disparut en une fraction de seconde dans un glissement silencieux.

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