Daniel recevait rarement des visites dans son petit appartement et encore plus celles de ses amis ; il préférait les voir à l’extérieur. Alors fut-il étonné de découvrir Shiloh derrière sa porte. Ce dernier était préoccupé pour Elijah et venait débattre du cas « Éirinn ».
Il n’était donc pas le seul à ne pas arriver à la cerner…
— J’ai pas confiance. Elle fait flipper cette meuf, dit Shiloh. Une fois je fermais le resto, elle était derrière moi. Elle était là, à me fixer sans bouger. Je l’ai même pas entendue arriver ! Pourtant, elle portait des talons.
— Moi, ce qui ne me dit rien qui vaille, répondit Daniel, c’est que son apparition concorde avec les meurtres.
— Oui ! Je me tue de le dire à Elijah mais il veut pas comprendre. Il est complètement aveuglé, c’est fou.
Shiloh aborda enfin la question de l’odeur d’humidité. Daniel ne répondit rien pendant quelques secondes, réfléchissant à une solution.
— À la limite, pour le Sangtuaire ça peut être normal : y a pas de fenêtres ou quoi, ça a l’air d’être un vieil endroit, donc bon… par contre, euh, comment tu sais que ça sent pareil chez elle ?
— Quand elle a fait la morte, ça m’a tellement saoulé de voir Elijah inquiet que j’ai cherché sa maison dans le quartier. Tu sais, notre cliente VIP, là, la vieille bique (Daniel hocha la tête), c’est sa voisine. Comme elle est connue chez nous, on sait tous où elle habite. J’ai toqué à toutes les portes et j’ai fini par trouver la bonne.
— T’es un grand malade, soupira Daniel.
— Et du coup, quand elle m’a ouvert, ça puait la cave chez elle, continua Shiloh.
Daniel leva les yeux vers son ami. Ce dernier avait-il conscience du reste ?
Sensible, il avait remarqué d’autres petites choses qui le laissaient dubitatif. Du genre très observateur, le moindre changement dans la parole ou le geste ne lui échappait pas. Ses yeux et ses oreilles étaient partout. Est-ce que Shiloh et Elijah avaient senti la tension entre Julius et Éirinn ? Il ne s’agissait pas d’une tension sexuelle ou de rivalité. Cela avait l’air plus profond. Quelque chose d’ancien. Peut-être une relation qui eût mal tourné ? Peut-être faisaient-ils mine de ne pas se connaître par politesse envers Elijah et ne pas gâcher l’ambiance du groupe.
Et il y avait Éirinn en elle-même. Elle dégageait quelque chose de dérangeant. Daniel avait beaucoup de mal à la cerner. Fallait-il lui faire confiance ? Elle paraissait sympathique mais quand elle s’adressait à Dimitri, son barman, elle devenait autoritaire et son visage se voilait d’un air indescriptible.
Quelle était cette langue, d’ailleurs ? Elle ressemblait à ces vieilles langues moyen-âgeuses. Pourquoi Éirinn ressentait-elle le besoin de parler dans une langue étrangère ? Ou sa langue maternelle, peut-être. Elle devait être de la même nationalité que Dimitri puisqu’il la comprenait.
Il ne voulait plus jamais la voir sourire. Quand elle le faisait, sa bouche était semblable à une grande crevasse remplie de pieux affûtés. Elle était monstrueuse.
Il y avait plein d’autres petits détails dérangeants pour lesquels il ne parvenait pas à décrire ses sentiments. Il n’arrivait pas à mettre les mots dessus. Brillait-elle réellement dans l’obscurité de la nuit ? Serait-ce de la peur qui grandissait en lui à mesure qu’il la voyait ? C’était insensé, de quoi devrait-il avoir peur ? Elle mesure un mètre vingt les bras levés ! Quel était cet air étrange qui flottait sur son visage ? On pouvait croire qu’elle portait toute la vieillesse de l’humanité en elle.
Mais ce qui le perturbait le plus, c’était cette vibration de l’air qu’il ressentait lorsqu’il se tenait près d’elle, comme si elle était entourée d’une barrière de protection ou peut-être quelque chose qu’elle dégageait ; une aura, par exemple.
Le peu de fois où il avait été à ses côtés, il s’était senti fatigué, vidé. Il sentait son énergie se faire aspirer et plus il y avait du monde autour d’elle, plus elle paraissait supérieure à la foule qui l’entourait : à la soirée chez Elijah, sa présence les avait complètement écrasés.
Éirinn vivait grâce à l’énergie des autres.
Elle était très charismatique. Voilà tout.
Mais l’idée d’une toute autre chose serait à tout jamais dans un coin de sa tête.
Perdu dans les nuages, il n’avait pas écouté le reste de ce que lui racontait Shiloh. Ce dernier fut d’ailleurs vexé. Mais si Daniel lui confiait ses pensées les plus intimes, il se foutrait de lui et le prendrait certainement pour un fou.