C’était la première fois que je regardais mon père s’éloigner, tout en ressentant de la colère. Pas de l’humiliation, pas de la tristesse, juste de la colère. Pas la colère que l’on a lorsque quelqu’un que l’on aime nous blesse par ignorance, mais celle que l’on peut ressentir envers ceux qui détruisent ce qui échappe à leur compréhension. Comme Shôgi l’avait dit, l’être humain était cupide par nature.
Je serrais les poings et les dents pour essayer d’évacuer ma rage, lâchant un grognement peu distingué en battant l’air avec mes bras un bref instant. Maintenant qu’il était hors de ma vue, je me rendais compte à quel point sa simple présence m’avait paralysée. Je me tournais ensuite vers Améthyste et lui tendis la main.
— Prête-moi ta camionnette s’il te plaît !
— Heu… c’est urgent ? demanda-t-elle, perplexe. J’veux dire, c’est pas qu’j’te fais pas confiance mais… j’y habite donc c’est un peu… articula-t-elle en haussant un sourcil.
— Améthyste ! Je t’en prie ! Je te donnerai ce que tu veux en échange, mais nous n’avons pas le temps de discuter ! insistais-je en essayant de contenir le ton de ma voix, pour ne pas y laisser paraître ma colère. J’en ai besoin !
— Bah, OK, mais… fit-elle en sortant les clefs de la poche de son vieux jean délavé. Et à peine eut-elle commencé à me les tendre avec hésitation que je les lui arrachais des mains, avant de l’attraper et de l’entraîner avec moi.
— Tu es garée sur le parking des étudiants ?
— Ouais, rangée D place 4, répondit-elle, apparemment surprise.
— Très bien ! concluais-je avant de m’immobiliser pour prendre une profonde inspiration.
Je tentais alors de faire le vide dans mon esprit, de ne penser à rien, d’oublier ma colère et mon empressement… puis en expirant lentement, je cristallisais et enfermais mes émotions au fond de mon esprit. Je retrouvais alors Cool Cat, plus enivrant que jamais. Le faible éclairage du campus n’était plus un problème, j’y voyais parfaitement, mon regard était affûté, je décelais le moindre mouvement, et le parcours à emprunter se dessinait presque tout seul à destination de mon objectif.
— Putain, comment tu fais ça avec tes yeux ? s’étonna Améthyste.
Sans lui répondre, je m’élançais en lui tenant le bras. C’était fou, à quel point elle me semblait légère, à quel point l’entraîner dans ma course ne me semblait presque pas être un frein. Mes pieds trouvaient seuls les meilleurs appuis, même sur les chemins plus escarpés des raccourcis.
Très bientôt, le parking fut en vue et j’y fonçais, ignorant les exclamations de plus en plus violentes d’Améthyste. Une fois arrivée devant sa camionnette, extrêmement reconnaissable de par le fait qu’elle y ait grossièrement peint son surnom à ses couleurs, je levais ma main tenant les clefs et ouvrit la portière du conducteur. Et même si je n’étais pas habituée à ce que le volant se trouve à gauche, je prenais facilement mes aises. Je démarrais rapidement le moteur et attendis qu’Améthyste soit montée et ait attaché sa ceinture avant de saisir le levier de vitesse.
— Heu, Lili, fais gaffe, commença mon amie, un peu essoufflée. C’est une vieille machine, le point de patinage est légèrement…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’elle lâcha un juron en s’accrochant à son siège lorsque je démarrais en trombe, fonçant vers la sortie du parking et prenant la direction du centre-ville.
À cette heure-ci, il n’y avait pas beaucoup de circulation, surtout dans un coin aussi tranquille, j’en profitais donc pour dépasser quelques limitations de vitesse, prendre quelques sens interdits et couper quelques ronds-points.
— Bordel Lili, t’es folle !! s’écria Améthyste plus d’une fois. On roule à droite ici putain ! À droite !! ajouta-t-elle souvent.
Mais sur le moment, je n’en avais rien à faire. Je conduisais déjà depuis mes seize ans, et je me laissais guider par Cool Cat. Aucune pensée superflue ne m’habitait, rien n’échappait à mon attention, mais rien ne distrayait non plus ma concentration. Sans oublier mes yeux devenus aussi vifs que ceux d’un chat.
Arrivée en vue d’une borne de retrait bancaire, attenante à un bureau de poste, je profitais de l’absence d’autres usagers sur la voie et brisais la ligne blanche continue, donnant un violent coup de volant en ne cessant pas d’accélérer, tirant brusquement sur le frein à main en rétrogradant de force, écrasant le frein moteur au passage. Mon dérapage contrôlé me plaça alors pile-poil entre deux véhicules stationnés sur le trottoir, j’étais garée à la perfection.
N’attendant même pas qu’Améthyste ait fini de se remettre de ses émotions, j’ouvrais ma portière et sautais hors du véhicule avant de me jeter sur le distributeur avant d’y insérer ma carte, Cool Cat m’ayant permis l’exploit de la retrouver très vite dans le fouillis de mon sac à main.
Je composais mon code, puis je sélectionnais alors la somme maximale de retrait proposée, cinq-cents euros.
— Ça marche ! m’exclamais-je alors avec un début de sourire triomphant.
— Qu’est-ce qui marche, Lili ? Tu fais quoi ? me demanda Amélie, visiblement sonnée par les événements.
— La plupart de mes comptes sont hébergés par des banques en ligne, mon père peut les désactiver n’importe quand depuis son smartphone ! expliquais-je en sélectionnant de nouveau la somme la plus importante.
Encore gagné, je me saisissais des billets et les fourrais dans mon sac à main sans ménagement. Je tentais alors de renouveler l’opération, mais au moment de sélectionner la somme souhaitée, un message d’erreur s’afficha : « Compte Clôturé ».
— Ttong ! m’exclamais-je en coréen, langue dans laquelle j’avais appris à jurer pour que mon père ne le remarque pas. Améthyste, aide-moi ! m’écriais-je en lui tendant une autre de mes cartes de retraits.
— Qu-quoi ? s’étonna-t-elle comme si je lui tendais une braise ardente. Tu veux qu’je fasse quoi ?
— Retire un maximum d’argent ! commandais-je. Cela prend du temps à mon père de clôturer un compte depuis son téléphone ! Si on est deux à retirer en même temps, on gagne du temps ! expliquais-je en insérant moi-même une carte dans la borne. Le code c’est 28 10 !
— Heu, o-ok ! répondit Améthyste en prenant ma carte, se dirigeant vers une autre borne un peu plus loin. T’es vraiment fan de Matt Smith toi ?
Comme je m’en étais douté, toutes mes cartes ne furent pas bloquées en même temps. La première, celle que j’utilisais le plus souvent, avait été bloquée la première, ensuite, ce fut celle dont s’occupait Amélie. Quant à celle dont je me chargeais, celle qui avait accès à mes économies personnelles, elle fut bloquée un peu plus tard. Normalement, mon père ne devrait pas avoir de droits particuliers sur ce compte, mais il avait des relations haut placées. D’ailleurs, le message d’erreur n’indiquait pas cette fois-ci « Compte Clôturé » mais plutôt « Compte en cours de litige ». Je fourrais ce que j’avais pu retirer dans mon sac à main et frappait d’un poing rageur sur le clavier de la borne :
— Manghal changnyeo ! m’écriais-je alors.
— Hey, Lili, ça va ?
Lorsque je tournais la tête pour regarder Améthyste, je pris soudainement conscience que tout cela avait dû lui paraître bien précipité, voir un peu fou. Surtout qu’il s’agissait de la première fois qu’elle assistait à une démonstration de Cool Cat. Et en y repensant, je m’aperçus que je ne pouvais pas voir le puzzle de ses pensées. Je me doutais de la raison d’ailleurs. Le tatouage technologique que m’avait fait Shôgi était hors d’atteinte de « l’artefact inconnu » enterré sous le campus, mon cerveau ne pouvait donc pas se connecter à celui d’Améthyste. Cependant, je pouvais toujours ordonner à mon corps de repousser ses limites…
— Je… soufflais-je tandis que Cool Cat se désactivait. J’ai une horrible migraine, soudainement.
Je ne m’étais pas rendu compte à quel point Cool Cat améliorait ma vue, car j’avais soudainement l’impression d’y voir trouble. Mon sens de l’équilibre également semblait subir un manque, car je titubais légèrement.
— Lili, ça va pas ? demanda mon amie m’attrapant le bras pour m’éviter de chanceler. C’est ton pouvoir ? Tu l’as trop utilisé !
— Je… je pense que oui.
Shogi m’avait mis en garde, je m’en souvenais très bien. Mais je devais à tout prix prendre mon père de vitesse, alors j’avais juste espéré que le contrecoup de Cool Cat ne me tuerait simplement pas. Gagner une guerre requiert des sacrifices, et du moment qu’ils n’avaient pas d’effets permanents, je pouvais me les permettre.
— Je crois que… commençais-je en sentant un frisson désagréable parcourir mes cervicales. Je crois que je vais te laisser conduire sur le chemin du retour, je me sens… un peu…
Un voile noir tomba alors devant mes yeux, puis plus rien.