1er octobre : Sous la neige
Dans le royaume de blancheur de l’hôpital, Gisèle contemplait, désolée, le vallonnement de ses jambes douloureuses, tordues sous les draps immaculés, comme des mottes de terre cachées sous la neige.
Le matin même, seule dans sa bicoque, elle avait enfilé trois pulls et deux châles pour aller dans le jardin. Il y avait du boulot : désherber, tailler, labourer avant l’hiver.
Mais dans le froid automnal, tout à coup ses jambes la lâchent et se dérobent, c’est la chute. Elle s’époumone, les voisins s’affolent.
La voilà à l’Hôpital, pire endroit sur terre après la tombe, pensait-elle. Mais elle souriait vaillamment, connaissant les règles : dans le royaume des blouses blanches, pas de plainte, pas de révolte.
Sortirait-elle à temps du Centre Nord, afin de tailler ses rosiers avant les premiers gels ?
2 Octobre : Glace tranchante
Gisèle se promit d’être vaillante.
Sa première nuit fut rude. Ses jambes la faisaient souffrir. Les roues grinçantes de chariots fantômes passaient dans le couloir. Des cris de détresse glaçants retentirent, mais Gisèle parvint enfin à s’endormir.
Au petit matin, une infirmière ouvrit sa porte à la volée et lança avec enjouement : « Bonjour, bien dormi ? »
Éblouie par la violente lumière jaune, Gisèle bafouilla : « Oui, merci, et vous ? » mais son interlocutrice avait disparu dans le couloir en laissant la porte ouverte. Elle l’entendit commenter : « Pauvre petite vieille ! Pas sûr qu’elle tienne. Dommage, elle est gentille. »
Gisèle se réfugia dans la salle de bain et verrouilla rageusement la porte. Elle s’observa dans le miroir. Des poches de peau flasques et luisantes pendaient partout sur son visage. Elle s’interrogea à voix haute :
« Moi, une petite vieille ? »
La glace tranchante lui répondit :
« Oui.
03 Octobre : Les autres
Gisèle attendait l’opération chirurgicale, qui la libérerait de l’hôpital, par la guérison ou la mort. Ce matin-là, elle interrogea Estelle, une soignante stagiaire, qui lui lavait les pieds.
« Peut-être qu’aujourd’hui, je vais passer ? »
Estelle soupira : « Malheureusement, il n’y a pas que vous. »
Gisèle serra les mâchoires. Elle haïssait ces autres malades, qu’elle entendait gémir dans les chambres voisines. Sa place sur la table d’opération était occupée par ces pleurnichards, qui n’avaient pas de rosiers à tailler avant l’hiver.
Gisèle avait alors tenté de convaincre Estelle :
« Oh, si je sors à temps, je vais encore avoir des fleurs avant l’hiver, et des poireaux, et même des choux. Je pourrais vous ramener un beau bouquet de roses, et faire une bonne soupe au chirurgien. Et du gratin pour tout le monde ! Si seulement je pouvais passer avant les autres... »
Vaine tentative de corruption.
4 Octobre : Le mur du village
Cette nuit-là, Gisèle fut encore réveillée.
«Pppssst! »
La lumière du couloir entrait par la porte entrebâillée. Un vieil homme, grosses moustaches, pull en laine et regard intrépide, était penché vers elle :
« Pssst ! J’ai trouvé la sortie. Où sont tes crampons ? Il va falloir escalader !
- Quoi ? parvint-elle à bafouiller.
- Le mur !
- Hein ?
- Pupuce m’a rapporté la clef. Il faut escalader le mur du village et passer le petit pont du plaisir pour entrer dans la forêt. Les sorcières sont couchées, c’est le moment d’y aller !
- Je ne peux pas marcher, maugréa-t-elle, j’ai mal aux jambes.
- Viens, je te mets dans le chariot et je te pousse !
- Vous délirez. Fichez-moi la paix ! » s’exclama-t-elle.
Il s’éclipsa de sa marche traînante.
Une fois seule, Gisèle regretta de ne pas l’avoir suivi.
5 Octobre : Coup de vent
L’infirmière annonça triomphalement : « Le chirurgien arrive ! »
Gisèle expédia petit déjeuner, toilette, coiffage, Eau-de-Cologne et s’allongea, essoufflée, pour attendre la visite.
Le Professeur Chirurgien passa en coup de vent devant les portes des chambres. Il arpentait le couloir d’un pas impérial, tête en avant, sa longue blouse blanche flottant dans son dos, traînant une foule de petits docteurs à sa suite. Il entra dans la chambre de Gisèle avec tous ses sujets qui s’entassèrent le long des murs dans un silence religieux.
« Bon, bon, bon. » fit le grand chirurgien chauve en se penchant sur les jambes de Gisèle, qu’il découvrit, inspecta, soupesa.
« Bon ! »
Il se redressa, souriant, et lui serra la main avec un ultime : « Bon. »
Il tournoya dans sa cape et s’envola comme il était venu, tandis qu’un embouteillage de jeunes docteurs se formait pour sortir de la chambre.
6 Octobre : Noces rose châtaigne
Edouard perd la mémoire mais se rappelle l’essentiel, par exemple, son anniversaire de mariage. C’est demain. Il a juste oublié qu’il est veuf.
Cette nuit-là, en cherchant dans les couloirs de l'hôpital le chemin de sa maison, il a trouvé les étoiles et s’est endormi dehors malgré le froid.
Au petit matin, un choc sur son front le réveille. Il est sur la mousse, sous la voûte d’un châtaignier qui perd ses fruits. Dans cette étroite cour intérieure, aux murs de briques, aux fenêtres murées par des parpaings, les racines ont cassé les dalles de pierre. Parmi les broussailles, des rosiers tardifs fleurissent. L’or des feuilles tombantes tranche le bleu intense du ciel tout là-haut.
Edouard palpe la bosse sur son front et s’émerveille de ce tableau, qui lui est offert par la nature pour ses noces rose châtaigne.
7 Octobre : Clou de girofle
Piquée par la curiosité, Gisèle interrogea Assia, l’infirmière.
« J’ai parlé à un malade qui a de grosses moustaches blanches, qui porte des pulls en laine et des charentaises. Un monsieur un peu toc-toc mais très gentil. Vous pouvez me dire qui c’est ?
- Ah non, je ne peux pas. Je suis tenue à la confidentialité. Pourquoi ? »
Fuyant le regard inquisiteur, Gisèle bafouilla.
« Ah, euh, ben. Il m’a prêté ça, il faut que je lui rende ! »
Elle attrapa sur sa tablette son flacon de clou de girofles. Assia s’attendrit :
« Je vais lui rendre pour vous. »
Gisèle se laissa arracher le précieux flacon, qu’elle avait ramené de chez elle, pour croquer des clous de girofle contre les douleurs aux jambes.
Envolés, les clous de girofle ! Et pas de nom, ni de numéro de chambre.
Comme par hasard, ses jambes se mirent à la lancer.
8 Octobre : Le Roi du Nord
Estelle, la stagiaire, vint transmettre la décision du chirurgien : l’opération attendrait.
« Ah non ! explosa Gisèle. Je veux lui parler ! »
Elles partirent donc en quête dans les couloirs de l’Hôpital du Nord, Estelle poussant Gisèle dans son fauteuil roulant.
Soudain, le grand chirurgien fonçait sur elles, blouse blanche déployée, avec tous ses courtisans. Estelle écarta le fauteuil à temps. Il passa sans un regard, tête haute.
Estelle le suivit pour l’interpeller. Gisèle, dépitée, resta seule. C’est alors qu’elle aperçut une silhouette qui glissait dans ses charentaises comme un patineur sur la glace. Une couronne de feuilles dorées était posée sur ses cheveux blancs. Dans sa moustache givrée, il lui sourit, avec un regard bleu pétillant, et s’éclipsa.
Gisèle décida que ce monsieur était le vrai Roi du Nord, contrairement à l’odieux chirurgien, qui méritait le cachot.
9 Octobre : Emmitoufler
Gisèle avait été heureuse dans sa petite maison, avec son carré de terre, emmitouflée dans son quotidien. Chaque dimanche matin, cachée derrière ses rideaux, elle se moquait des vieux, des malades et des estropiés qui passaient dans la rue pour aller à la messe. Or, désormais, elle en était.
Depuis sa sortie avec Estelle, elle se promenait dans les couloirs de l’hôpital à bord de son fauteuil roulant. Elle n’allait pas loin, faisait de nombreuses pauses et en profitait pour épier ses voisins par les portes entrebâillées. Elle se surprenait à trouver telle dame, pourtant amputée, pas si moche. Un autre vieil homme était élégant malgré l’inaltérable blouse.
Elle ouvrait grand les narines, flairant de possibles effluves de clous de girofle, espérant retrouver l’aventurier aux charentaises, le Roi du Nord, qui devait avoir reçu son précieux cadeau.
10 Octobre : Empreinte
Gisèle enquêtait sur le Roi couronné de feuilles mortes.
Poussant sur ses bras pour faire avancer son fauteuil, elle quadrilla l’étage. Elle trouva des débris de végétaux coincés dans les roues d’un chariot à linge. Ensuite, elle entendit les soignantes parler d’un patient disparu. Enfin, elle repéra les empreintes de charentaises traînées sur le sol mouillé par la femme de ménage.
Les traces la menaient à un cul-de-sac où s’entassaient des lits cassés, des appareils poussiéreux et des cartons délaissés. Au bout, invisible dans l’obscurité, une porte se découpait dans le mur, verrouillée.
Gisèle resta en planque entre deux armoires, mais personne ne vint, aucune main ne vint taper de code sur le boîtier de sécurité, pour ouvrir cette mystérieuse porte.
11 Octobre : Obsidienne
Gisèle cherchait le code. Ce devait être une date, sans doute.
Elle qui était une vraie ourse en vint à papoter avec les infirmières, pour tenter de leur soutirer des informations. Quand l’hôpital avait-il été fondé ? Quand le chirurgien était-il né ? Et le directeur ?
Assia, amusée par ces questions de la vieille dame, avait sorti son téléphone pour tenter d’en savoir un peu plus sur la vie personnelle de ses supérieurs. Louchant sur l’écran obsidienne, Gisèle brûlait de voir apparaître les chiffres.
Elles s’amusèrent beaucoup à chercher les profils de ces hommes de pouvoir, à lire leurs propos publics, à explorer l’histoire du bâtiment. A la fin de la journée, Gisèle avait gravé dans sa mémoire une dizaine de dates. Elle alla se coucher satisfaite. Elle irait dès le lendemain pianoter sur le boîtier de sécurité pour essayer toutes les combinaisons.
12 Octobre : Dragon de compagnie
La corneille vivait dans le châtaignier, bien abritée du vent. Elle chassait à violents coups de becs les pies qui s’aventuraient dans son jardin.
Un soir, un humain vint. La corneille croassa, menaçante, et tournoya dans l’étroite cour. Indifférent à ces manœuvres, il s’était assis sous son châtaignier. La nuit vint, il s’allongea et s’endormit. La corneille le surveilla, inquiète. Le matin, il partit.
Mais il revint. Il s’assit sous l’arbre et mangea. Intéressée, la corneille se posa dans les rosiers en le surveillant. Il lui parla et lui jeta des bouts de nourriture, qu’elle engloutit. Quand il fit mine de s’approcher, elle lui lança un râle mauvais.
Jour après jour, il partageait avec elle des mets divers, si bien qu’elle daigna se poser sur son épaule, comme un dragon de compagnie, mais elle n’oubliait pas de lui lancer de temps à autre ses cris lugubres.
13 Octobre : Près du feu
Gisèle vit enfin la porte s’ouvrir. Le Roi passa et ne la remarqua pas. Sa blouse était salie par des excréments d’oiseau, ses pantoufles laissaient des traces brunes. Il traînait une odeur de terre humide et de vent frais.
Le coeur de Gisèle se raviva, comme le feu mourant dans lequel on jette une poignée de bois sec. Les mots lancés dans le nuit par ce Roi bizarre lui revinrent : il existait derrière ce mur une forêt. Elle brûlait de retrouver le sol moelleux et toutes les petites plantes banales qui y poussent.
Mais dans la cheminée intérieure de Gisèle, une voix lucide, sans doute celle du diablotin raisonnable qui ne s’éloignait jamais du feu intérieur de ses passions, lâcha, sarcastique : c’est un patient en fuite. Il va se faire choper et tu ne pourras jamais passer la porte.
Gisèle se lança à la poursuite du Roi.
14 Octobre : Habit blanc
Gisèle poussait son fauteuil de toutes ses forces, sans pouvoir rattraper le Roi qui avançait quelques mètres devant elle. Malgré la douleur pulsant dans ses côtes, elle l’appela :
« Attends ! »
Indifférent aux voix, qui l’accompagnaient souvent, Edouard déambulait. Tout à coup, il fut entouré d’anges, tout de blanc vêtus. Ils s’exclamèrent :
« Oh, Mr Vandebrughedelle ! Où étiez-vous encore parti ? »
Gisèle, la rage au coeur et l’écume aux lèvres, déboula péniblement dans le petit cercle des infirmières autour du fugitif.
« Madame Gisèle ? Ça va ? lui demanda Assia, alarmée.
- Ai essayé… rattraper… ramener… »
Mais elle n’alla pas plus loin. La douleur s’envola dans un grand ciel noir étoilé. L’habit blanc de la douce Assia se découpait dans un paysage d’arbres et de rosiers lumineux, tandis qu’elle criait, souriante : « Gisèle ! Restez avec nous ! »
15 Octobre : Trahisons & complots
Confinée dans sa chambre d’hôpital, clouée au lit et surveillée de près, Gisèle fulminait.
Elle avait été opérée en urgence, du coeur et des jambes.
Le lendemain, une assistante sociale était venue lui parler de la fin de l’hospitalisation. Ravie, Gisèle avait répondu avec candeur et confiance aux questions, racontant son célibat, son isolement, les petites misères de voisinage. L’assistante sociale avait refermé son dossier et dit d’un air grave : « Je ne suis pas sûre que le retour à domicile soit la solution qui vous convienne le mieux. Il y a de très bons EHPAD par ici. »
Gisèle était une mouche prise au piège.
Depuis, à chaque fois qu’une blouse blanche entrait dans sa chambre, elle fixait obstinément le plafond, et pour tout discours, maugréait, amère : « C’est trahisons et complots, ici ! Trahisons et complots. »
16 Octobre : Givre
Estelle cherchait à remonter le moral de sa patiente.
« Quel bon repas que voilà ! Avec un dessert délicieux : citron givré !
- En parlant de givré, dit tout à coup Gisèle en la regardant enfin, il est où, Mr Vanderbrughetruc, le fêlé, qui s’était échappé ? »
Choquée, Estelle rétorqua :
« Madame Gisèle… C’est pas des façons de parler… Et puis je n’ai pas le droit de vous le dire. »
La vieille dame lui lança un long regard mouillé, soupira bruyamment et retourna les yeux vers le plafond.
« Madame Gisèle, arrêtez, s’il-vous-plaît. »
Pour toute réponse, celle-ci repoussa le plateau repas. Estelle craqua et chuchota :
« Chambre 43. Je ne vous ai rien dit. En cas de problème, je dirai que c’est vous qui avez du givre au cerveau. »
Gisèle lui adressa un coup d’oeil ravi.
17 Octobre : Île du Nord
Escorté par les anges, Edouard avait glissé sur la surface bleu brillante. « Comme Jésus » dit-il. Elles sourirent.
« Où est mon oiseau ? S’inquiéta-t-il.
- Il viendra en volant au-dessus de l’eau ».
Elles pouffèrent, Edouard en fut blessé et se rappela de ne pas leur faire confiance.
« Voilà, c’est là ».
Un lit flottait dans l’eau, ainsi qu’une table, un fauteuil et une fenêtre qui donnait sur un monde gris et laid. Il monta sur l’embarcation et regarda par le carreau. Il reconnaissait ce paysage, il avait travaillé là. Dans la façade, des tristes chambres d’hôpital s’alignaient comme les îlots d’un archipel dans une mer sanglante. Le soleil se couchait, quelque part à droite. Il en déduit qu’il était dans une île du Nord et s’assit pour contempler la vie de ses voisins du Sud.
18 Octobre : Peau de loup
Gisèle rendit visite à son voisin de la chambre 43, dont la porte était ouverte. Elle s’annonça :
« Toc, toc ! Il y a quelqu’un ? »
Il n’était ni dans le fauteuil, ni dans le lit. Mais sur la tablette, trônait son flacon de clou de girofles, bien entamé. Elle s’avança tout droit dans la chambre.
« Bouh ! »
Elle cria. Une forme grise et velue explosa de rire et gambada dans la chambre comme un jeune chiot. Il portait sa polaire grise attachée sous son menton, comme une coiffe, par-dessus ses cheveux blancs emmêlés. Sa grosse moustache se trémoussait, secouée par un rire espiègle.
Mécontente, Gisèle empoigna fièrement le flacon, le glissa dans la poche de son gilet et croisa les mains dans son giron.
« Enlève ta peau de loup, ordonna-t-elle, Monsieur Vanderbrughtruc, petit Roi du couloir. Faut que tu me racontes ton histoire. »
19 Octobre : Le jeu des plumes
Le jardin caché dans sa cour aveugle était baigné par le clair de lune. Les roses aux pétales délicatement ombrés se balançaient sur leur tige.
Quelques chocs insolites brisèrent le silence. La porte s’ouvrit sur deux silhouettes, l’une poussant l’autre, avec fracas et chuchotis. Mais une fois le seuil franchi, elles se figèrent, happées par la magie des arbustes foisonnants autour du châtaignier couronné de fragiles feuilles qui tombaient sans bruit.
La corneille s’envola, dérangée. Ses rémiges miroitèrent. Le jeu des plumes dans la lumière froide était un défi lancé aux humains.
Gisèle y répondit par la muette prière d’être tenue pour amie. Elle serrait les mâchoires pour ne pas troubler la paix profonde par un vulgaire claquement de dents. Elle n’osait pas encore pousser son fauteuil dans les allées tapissées de feuilles mortes. Son âme se ravivait.
20 Octobre : Mourir (encore)
Assise au cœur d’un jardin secret, à contempler les rosiers baignés du clair de lune, tandis qu’Edouard donnait du pain à une corneille posée sur son bras, Gisèle se répétait qu’elle ne tiendrait pas en EHPAD. Quitter sa petite chaumière pour l’hôpital, ç’avait été la mort. La maison de vieux, ce serait le décès complet.
« Pourquoi tu es là, Edouard ?
- Pour apporter du pain à mon amie.
- Pourquoi tu es à l’hôpital ?
- Oh, je sais pas.
- Tu voudrais pas venir vivre chez moi ? Pour m’éviter la maison de vieux.
- Qui veut t’envoyer là-bas ? La sorcière ?
- Si tu veux. »
L’idée se creusait dans la tête de Gisèle comme un tunnel peu sûr. Si cela l’empêchait de mourir (encore), elle continuerait, quitte à s’étouffer avec la terre qu’elle aimait tant.
21 Octobre : à pierre fendre
Dans la chambre de Gisèle, Edouard pleurait à pierre fendre.
« Que se passe-t-il ? » Demanda Assia, alertée, en entrant. Comme tous les matins désormais, ses deux patients prenaient leur petit déjeuner ensemble.
Gisèle expliqua, mi contrite, mi agacée :
« Il oublie tout le temps que sa femme est morte ! »
Les pleurs redoublèrent.
« Mais c’est pas grave, tenta Gisèle, tu as des amies ! »
Rien n’y faisait.
« Oh ! s’exclama Assia en regardant vers la fenêtre. Incroyable ! »
Edouard se tourna vers elle en sanglotant :
« Quoi ?
- Regardez en bas. Les corbeaux cherchent à chiper la poubelle et l’agent leur a balancé son balai.
- Ah, ah ? » s’exclama Edouard, ragaillardi, en allant à la fenêtre.
Assia chuchota à Gisèle : « Vous êtes toujours décidée à vivre avec lui ? »
La vieille dame hocha la tête.
22 Octobre : Arbre mort
Gisèle réapprenait à marcher. Elle s’agrippait au déambulateur comme si ses deux jambes n’étaient désormais que racines pourries, et ses os, des brindilles sèches, prêtes à casser sous son poids.
« Je suis un arbre mort » dit-elle à Edouard lorsqu’ils furent dans leur jardin secret. Ils avaient tirés de vieilles caisses pour s’en faire un banc et contemplaient le châtaignier baigné d’or par le soleil.
« Tu es un arbre en automne, répondit-il, mais ce n’est pas encore l’hiver. Il te reste de la sève à brasser pour en faire une bonne bière ! Tu peux encore jeter des châtaignes ou lancer des roses ! »
Il s’était levé, faisant fuir la corneille.
« Et après...
- Après, tu péteras comme un feu d’artifice. » Et il mimait le spectacle avec bruitages, pour le plus grand plaisir de Gisèle.« Car les vieilles souches font les bonnes flambées ! »
23 Octobre : Le Pôle
Le froid vint brutalement. Au matin le givre brillait sur les vitres du pôle chirurgical de l’hôpital.
« C’est le Pôle nord ! rit Edouard
- Ecoute-moi, lui disait Gisèle. Il faut que tu expliques tout bien au neurologue. Tu lui diras : Je ne suis pas fou. Je veux aller vivre chez Gisèle Rameau. Gisèle, c’est ma tête, moi, je suis ses jambes. »
Edouard la regardait avec ses yeux malicieux.
« Gisèle a les pieds sur terre ! Dit-il. Moi, je suis lunaire. Elle a les jambes en bois et j’ai de bons bras, on va bien rigoler, faire le jardin, donner du pain aux oiseaux et manger les œufs des poules !
- Ne dis pas que tu es lunaire !
- Je suis le Père Noël lunaire du Pôle de Chir dans l’île du Nord ! »
L’entraînement durait depuis des jours. Le rendez-vous viendrait demain.