2 Claire et Alice

   Derrière elle, la pluie frappait les vitres dans un rythme constant, les gouttes se regroupant en petits courants qui ruisselaient de haut en bas ; cette humidité ambiante provoquait une épaisse buée sur la face intérieure. Le temps avait beau être bien morose dehors (surtout après les belles semaines ensoleillées), Claire aurait tué pour y être, plutôt que de rester dans ce bureau qu’elle haïssait de plus en plus.

   Mais un travail ne se trouve pas facilement, et un loyer ne se paye pas tout seul. Il fallait donc rester là, à passer les journées devant l’écran de l’ordinateur, à archiver des dossiers, remplir des formulaires, obéir à l’infâme Mr Dupieux. Les locaux eux-mêmes étaient tristes, avec une vieille moquette effilochée, qui ternissaient les sons à les rendre macabres (mais peut-être était-ce sa vision du bureau qui rendait les choses comme ça). L’ameublement était vieux, défraichi, et elle avait dû décoller pas moins de dix-huit chewing-gum de sous son bureau quand elle s’était installée. Pas le droit de ramener une plante pour l’égayer, une odeur de moisi et de tabac froid stagnante qui embaumait constamment la pièce… Ses collègues lui rejetaient des regards dédaigneux (si ce n’était haineux), juste parce qu’elle était la dernière arrivée. Seule une personne était agréable ici, et formait sa bouée de secours : Marie. Arrivée juste avant elle, elle avait subi les mêmes brimades, et compatissait. Mais Marie était à l’autre bout de la grande pièce, trop loin pour que son aura agisse sur elle.

   Heureusement la petite chemise violette attendait patiemment sur son bureau ; cette requête bien plus excitante (et illégale), qu’elle faisait dans le dos de son supérieur, provoquait chez elle un petit plaisir coupable.

   Elle tourna la tête à gauche, à droite. Personne ne la regardait. Personne ne s’occupait d’elle. Elle était tellement insignifiante. Elle cliqua sur l’icone.

   Les serveurs qu’ils utilisaient permettait d’avoir accès à des dossiers parfois confidentiels (des rumeurs disait même que quelques « secrets défenses » étaient déjà passé par l’entreprise, mais elle n’y croyait pas trop) ; des dossiers d’affaires en cours d’investigation ou où sur le point d’être clôturés. C’était un de ces derniers qu’elle cherchait. Il fallait trouver des informations nécessaires pour son travail à… Elle.

   Encore un regard circulaire autour : non, personne ne se préoccupait d’elle, chacun trop absorbé devant son écran, et les semelles de Dupieux étaient inaudibles : il était loin. Alors elle farfouilla. « L’affaire » d’aujourd’hui était on ne peut plus importante. Elle lui tenait à cœur. Foutre dieu qu’elle lui tenait à cœur.

   Inculpation d’agression sexuelle à l’encontre de F. Faquin. Dossier classé sans suite.

   Claire serra les dents. Le sale fils de député.

   Elle chercha les chefs d’accusation, les preuves, et tout ce qui aurait pu influencer le verdict. Cependant, ses recherches étaient lentes ; les gens ne restaient pas assis, et beaucoup de monde étranger à l’entreprise y circulaient ces jours ci ; même si elle était moins qu’un grain de sable dans l’univers, chaque personne qui passait à moins de 2m d’elle lui infligeait une peur bleue, sensation glacée qui coulait dans ses veines, l’obligeant à refermer promptement la fenêtre. Saloperie d’évènement.

   La multinationale Myblood Early allait inaugurer un grand laboratoire dans la ville, puis une usine, et toute une partie du gouvernement allait y assister. Ça créait une véritable effervescence. A la clé, beaucoup d’emplois, alors forcément, toute la clique politique se sentait concernée. L’information restait secrète vis-à-vis du public, mais dans le bureau c’était panique à bord. Cela voulait dire quatre fois plus de travail pour tout le monde, et donc dix fois plus pour Claire. Quelques personnes commencèrent à parcourir le bureau de long en large, l’obligeant à arrêter complétement son investigation et à reprendre ses dossiers. Elle souffla.

   De l’autre côté, Marie lui lança un regard, accompagné d’un sourire éclatant. Dieu qu’elle enviait cette femme. Brune, grande, pulpeuse avec des hanches aux courbes exquises. Quand elles buvaient un verre ensemble, les garçons n’avaient d’yeux que pour elle (oui bon, c’est vrai, quelques uns étaient venus la voir aussi. Mais c’était pas… les mêmes). Que la vie devait être plus simple quand on était séduisante (et qu’on avait des seins de la taille de melons trop mures). Même l’autre tartufe de Dupieux était bien plus agréable avec elle. Etonnant.

   Claire elle-même était une jeune fille frêle, petite (pas plus grande que Shakira, et sans le talent), d’une blondeur enfantine, mince comme une feuille de papier (et avec presque autant de forme), et ses grands yeux bleus lui donnait l’air toujours perdu. Alors comment en vouloir à Marie? Surtout que celle-ci ne faisait rien pour subjuguer ses atouts, au contraire ; ses vêtement étaient amples, d’une simplicité presque triste, à la limite de l’intello de la classe. Les autres collègues la haïssaient tout autant qu’elle. En fait elle ne pouvait l’envier, seulement l’admirer. Ici, elle était sa seule amie. Et bordel, même son sourire était sexy !

   Claire reporta ses yeux sur son bureau ; la pile de dossier, qui d’habitude ne semblait jamais diminuer (tel une hydre, à chaque fois qu’un dossier était bouclé, deux autres réapparaissaient), était plutôt basse. Même, et c’était une grande fierté pour elle, la pile de dossiers bouclés, à gauche, pas encore emmenée par son supérieur, était plus grande que la pile de droite, les dossiers en cours. Cela méritait bien une petite pause et une incursion plus poussée…

   Elle regarda alors de nouveau autour d’elle et, remarquant que tout le monde était à sa place et occupé, elle alla chercher les informations qui lui manquaient. Bon, ce qu’elle recherchait était en confidentiel scellé ; cette habilitation ne lui était pas accordée. Au moins,  personne ne la soupçonnerait jamais. Pas plus qu’on puisse la soupçonner de toucher sa bille en informatique. Les apparences sont parfois trompeuses. Bande de glands, pensa-t-elle en les observant. Sauf Marie, bien entendu.

   Un petit coup de Wormy, le ver informatique qu’elle avait elle-même créé et…

   Bingo.

   Le dossier craqué s’ouvrit en entier, des pages et des pages qui se dispersèrent en une multitude de nouvelles fenêtres sur son écran. Heureusement que personne ne se trouvait derrière. Elle les rassembla toutes les unes par-dessus les autres, fermant au fur et à mesure celles qui ne l’intéressaient pas, en gardant seulement quatre : chefs d’inculpations, preuves contre l’accusé, profil de la victime et enfin verdict final. Personne autour ? Elle imprima les quelques pages sur son imprimante laser. Chaque page rejoignit précautionneusement la petite chemise violette, qu’elle rangea dans son sac. Un frisson fit lever ses poils de bras. Dieu que c’était grisant. Elle releva la tête, reporta ses yeux sur l’écran et commença à fermer les onglets compromettants. Un pas lourd, accompagné d’un frottement sur la moquette lui donnant l’effet d’ongle sur un tableau noir, apparut au loin, la faisant tressaillir. Son sang se glaça, lui infligeant une maladresse consternante, l’empêchant de fermer les onglets le plus rapidement possible. Les clics de sa souris se plantaient pitoyablement à côté de la croix. Au dernier moment, juste avant qu’il n’entre dans la pièce, elle réussit enfin à fermer le dernier. Le regard mauvais de Dupieux se posa sur elle, méprisant, et elle sut dès cet instant qu’elle allait passer un sale quart d’heure. Le stress qui montait aux joues de Claire la rendait coupable.

   Il s’avança et s’arrêtât net à son bureau, l’observant de toute sa hauteur, provoquant chez elle une moiteur inconfortable. Non seulement c’était un infâme crétin, mais en plus, il était taillé comme une armoire normande. Un mètre quatre-vingt cinq de muscle, des bras gonflés et serrés dans une chemise trop petite (sans doute pour se la jouer), qui mettait aussi en valeur ses abdominaux. Il était inutile de préciser que les vêtements étaient de marque prestigieuse. Le pire dans tout ça, c’est qu’avec sa mâchoire carrée et ses yeux gris sombre, elle l’aurait trouvé vraiment séduisant (Ok, elle était en émoi lors de l’entretien d’embauche, ce qu’elle tâchait d’oublier), mais il était si méchant et cruel que s’en était devenu impossible. Il avait quoi, cinq, six ans de plus qu’elle ? Pas plus ? Monsieur avait réussi (enfin, papa avait payé les bonnes écoles), il savait sa place, il en profitait, il dominait. Maitre de son petit monde.

   Rien que de se rappeler qu’elle ait pu le trouver séduisant lui provoqua du dégout, une salive aigre dans la bouche.

   Elle le haïssait, elle avant envie de le taper, de lui casser ses dents anormalement blanches, de lui briser un genou et de lui faire implorer pardon. Mais dès qu’il aboya, elle se liquéfia aussi vite que du beurre en plein soleil. Cet homme lui inspirait une crainte sans nom.

   — Mademoiselle Sue ! Vous me paraissez bien nerveuse. Vous étiez encore en train de rêvasser sur vos sites de chaussure ?

   Claire baissa la tête, les mains sur son giron, attendant que l’orage passe.

   Il observa son bureau de long en large, cherchant un reproche à lui faire ; il s’arrêta sur la pile de dossier en cours.

   — Vous avez encore tout cela de dossiers ? Vous êtes vraiment une empotée ! Ce n’est pas possible d’être aussi débile ! Qu’est ce que je vais faire de vous ?

   Elle leva péniblement les yeux vers son directeur.

   — Il ne me reste plus que deux dossiers à traiter monsieur Dupieux, répondit-elle d’une petite voix.

   Elle était rouge, et sa gorge était serrée. Il la regarda comme si elle était une flaque de bouse.

   — Et bien maintenant il vous en reste six.

   Les quatre lourds dossiers lâchés par son supérieur tombèrent sur le bureau, ce qui provoqua la chute des dossiers déjà traités qu’il n’avait pas prit la peine de regarder, encore moins de prendre. Les dossiers s’étalèrent par terre, s’entremêlant entre eux dans une tempête de feuilles volantes.

   — Et tachez de les finir avant 19h, cracha-t-il avant de s’éloigner.

   Claire retenait son souffle mais ne put empêcher quelques larmes de couler, gonflant ses yeux rougis. Une odeur rance lui indiqua un peu plus l’état de ses aisselles, la faisant se sentir sale, souillée. Accroupie devant son bureau, elle essaya tant bien que mal de remettre les dossiers qu’elle avait traités dans l’ordre, ce qui allait lui prendre déjà une bonne heure. Tout le monde la regardait avec dédain, se moquait d’elle, rigolait. Evidemment, tout le monde sauf Marie, qui la regarda indignée.

   — Mademoiselle Alvarez, suivez moi ! beugla Dupieux à l’autre bout de la pièce.

   Marie se leva d’un bon, épousseta sa jupe longue au niveau de ses cuisses et s’arrêta à côté de Claire avant de rejoindre leur chef. Elle ramassa une feuille et lui tendit.

   — Courage, murmura-t-elle avec un sourire. On l’aura ce salopard.

   Claire s’essuya l’œil du revers de la main, et lui rendit comme elle le put son sourire. Marie posa une main sur son épaule, se releva et partit.

 

   La soirée était déjà bien avancée quand Claire rentra chez elle, sous une pluie fine et froide qui glaçait les os. Son manteau bleu en mohair était trempé, ses cheveux dans un état lamentable. Le froid la faisait greloter dehors sous l’abri, où elle attendait le tramway. Ce dernier était plein a craquer, et elle s’y glissa difficilement, atteignant une barre au milieu pour s’y maintenir. Quelques mains, plus ou moins intentionnelles, frôlèrent son dos, voir son postérieur, lui rappelant à quel point elle détestait les transports en commun. Et les gens, en général. Le temps se calmait peu à peu à travers les vitres du véhicule, qui partit dans un ron-ron caractéristique. Quelques arrêts plus tard il se vida partiellement, permettant à nouveau à Claire de respirer. Un grand mot, car à l’intérieur du wagon, il y avait une odeur de transpiration (en plus de la sienne) et de chien mouillé. Des garçons la regardaient comme un bout de viande, et cela la mettait encore plus mal à l’aise. S’asseyant enfin sur un siège libre, elle fut immédiatement rejointe par une grosse dame sans gêne, expansive et sentant quand à elle la friture (qu’elle devait avoir sur les cheveux au vu de leur état), dame qui répondit au téléphone et parlait si fort qu’on aurait cru que sa vie en dépendait. Quand enfin ils atteignirent son arrêt, elle bondit de la rame et marcha rapidement jusqu’à son appartement.

   L’odeur sèche et tiède des encens emplit divinement ses poumons, apaisant au plus haut point une journée affreuse. Le carcan de mal être qu’elle portait sur ses épaules tomba en même temps qu’elle, à genoux, et elle fondit en larme. Peut-être trente secondes. Probablement cinq bonnes minutes, la tête basse, ses bras entourant ses épaules. Son chat Edgar accourut et frotta sa tête sur ses collants bleus, lui faisant échapper un rictus.

   — Tu as faim c’est ça ?

   — Mahou !?

   Elle eut un sourire tendre, se relevant avec peine. Elle déposa son manteau, retira ensuite ses bottes trempées et ses chaussettes qui l’étaient tout autant. La douche chaude lui redonna un peu d’espoir et de confort, confort qu’elle souhaitait prolonger avec sa grenouillère et ses chaussettes en pilou-pilou, ainsi qu’une grosse tartine de pate à tartiner à la noisette devant un film d’amour. Elle essuya du plat de la main la buée du miroir, remarquant alors Alice qui l’observait de l’autre côté. Leurs yeux bleus se fixèrent l’une et l’autre, à travers le reflet ; elle observa la jeune femme qui était une opposition d’elle-même ; aussi blonde aux yeux bleus certes, mais grande, forte ; une présence qui rassura Claire au fond de son cœur. Elle lui dit avec fierté :

   — J’ai les informations qu’il te faut.

    Alice sourit, un sourire aux dents acérées.

   — Parfait, répondit Alice d’une voix forte et douce à la fois. Culpabilité ?

   — Coupable, preuves à l’appui, tout pour l’inculper, indiqua Claire qui brossait énergiquement ses cheveux. Et évidemment, l’affaire a été classée sans suite, pour vice de procédure. Tu penses bien, il n’y en avait pas.

   — Je m’en doutais, grommela Alice.

   Regardant Claire et lisant le déroulement de sa journée sur les ridules de son visage, elle ajouta :  

   — Après une si maussade journée, il est temps de s’amuser un peu non ?

   Claire sourit, et hocha la tête, l’œil étincelant.

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