2- Notre Dame des Petits Pieds

Notes de l’auteur : 8 Fructidor 1925, Rocam, capitale de la République Magique de Medelvie (actuellement dans une rue, au milieu de crétins)

Bien.

À en juger par le regard noir du dénommé Portos, son nez était bien cassé et il trépignait de me rendre la pareil.

Compréhensible, prévisible même. Un nez cassé, ce n’était ni plaisant ni gracieux, d’autant moins quand il était accompagné d’un petit torrent d’hémoglobine. Le fait qu’un petit pied de ballerine en soit la cause devait rendre le tout humiliant je suppose. 

Une satisfaction viscérale me gorgea le cœur. Un Cohortier, au tapis….

POUYA!

Si l’affaire avait été admirable, j’aurais dû remercier les dieux. Malheureusement, cela n’avait pas été le cas. Du tout. À ma décharge, si j’avais été un minimum sport, je serais à l’heure actuelle plus proche du pépin de pomme que de la Sidonie, et il n’en était pas question. Je m’étais donc dépêchée de leur tomber dessus, sur lui et sur ce crétin, tout pied dehors. L’affaire avait duré cinq secondes -en étant généreuse- et je doutais qu’un dieu souhaite s’en attribuer le mérite.

Je devrais probablement ressentir de la culpabilité.

Un petit peu.

Un tout petit peu.

Bon en vérité pas du tout, mais si quelqu’un y trouvait quelque chose à redire, malheureusement le service des réclamations était trop occupé à maintenir mon épaule viable. Je devais pour l’heure m’occuper d’un constable -embrassant actuellement le sol- mais également un idiot et son nez ensanglanté. Oui, ce mage était malheureusement encore debout.

D’ailleurs, ce détail était fâcheux.

J’avais bien l’intention de garder mon nez entier pour ma part.  Mon nez, mon pauvre petit nez, retroussé à souhait, était déjà bien assez éloigné des standards de beaucoup rocami pour que je puisse laisser un mage ventripotent lui ajouter du relief. Non merci. J’envoyais en conséquence mon genoux dans ses bijoux, une fois, deux fois, six- douze-bon.

A partir d’un certain nombre, cela insultait tout le monde de le prononcer. à voix haute.

L’important, c’était que le mage s’écroula au sol comme une marionnette désarticulée en émettant un gémissement si proche de la galinette cendrée que cela en devint troublant. Un sorcier psychotique en moins. Enfin, une bonne nouvelle.

Bon.

Ça s’était mieux passé que prévu-

Quelqu’un là-haut cherchait visiblement à m’apprendre l’humilité, car juste avant de s'évanouir, le mage leva sa main illuminée dans les airs. Mon cerveau, également en grève, ne comprit que trop tard ce que les runes argentées pouvaient signifier et une gerbe éclatante illumina toutes les toitures au-dessus de nos têtes.

La pluie glacée s’insinua au plus profond de ma nuque pour devenir acide dans mes veines. Des bruits de pas martelèrent mon tympans gauche. Mon cœur s’emballa à me donner envie de vomir. Mes jambes étaient si lourdes, mon épaule trouée, la pluie, par tous les Saints je-

Non.

Derrière moi, des bruits de bottes résonnaient déjà. Casser la gueule d’un autre idiot n’était plus une option aussi je m’élançais de toutes mes forces dans la direction opposée. Je devais rejoindre l’Auratoire, alleeeeeez Esprit Familier! Sors donc de ta langueur pendant cinq minutes!

La rue défila à une vitesse inquiétante, la gerbe lumineuse traçant des ombres franches entre les fenêtres. La pluie et l’air se transformèrent en flammes acides, mais les bruits de bottes se faisaient de plus en plus pressants. Je devais atteindre cette interception avant ces pieds là, j’y étais presque. Si proche. Je pouvais presque deviner l’écriteau rouge de l’échoppe. 

L’air se mit à siffler dans mon dos, la pluie crépita et mes jambes eurent à peine le temps de bondir dans le croisement. Quelque chose de très chaud se fracassa contre le mur. Même à un bon onze pieds, le choc résonna dans mes oreilles.

Mais j’étais encore en un seul morceau, mon oreille gauche mise à part -mais on s’en occuperait plus tard- et je me laissais même jeter un coup d'œil derrière moi. 

Il y avait bien eu une explosion, mais les flammes étaient noires, spectrales même. Le brasier se mit à enfler à une vitesse stupide, comme s’il était doté d’une volonté propre et que le ciel n’était pas en train de nous cracher les mille et uns océans à la figure. Même les ombres se mirent à danser de manière bien étrange, croissant comme pour se détacher des flammes-

D’ailleurs l’une d’elles le fit. 

Elle s’étira alors, se tordit, grandit, jusqu’à dessiner une silhouette humaine le long du mur.

Oh, ma, Cassini.

Quelqu’un venait d’invoquer un esprit.

Mes veines se vidèrent de sang, pour être remplacé par la peur. Je me mis à courir comme si j’avais Nordstrom aux trousses. Ce qui était presque le cas..

Je ne parvenais même plus à sentir le martèlement du sol contre mes pieds. Tout ce qui absorbait mon attention se trouvait à la périphérie de mon regard, et c’était cette ombre. Elle filait contre le mur, tendant la main vers ma propre silhouette. Grâce au ciel le brasier magique poussait ma réflection en avant, sans quoi elle m’aurait attrapée sans le moindre effort. 

Elle ne fut pas seule bien longtemps. 

L’odeur d’ozone devint insupportable, et des vagues noires surgirent de toute part, à même le sol. Elles tentèrent de me faire trébucher à nombreuse reprises. Je me retrouvais obligée de bondir comme un cabris afin de les esquiver. Par tous les Saints je refusais de les laisser me happer dans les ténèbres. L’idée d’être taillée en pièce par ça me faisait tant frémir d’horreur que je ne pouvais simplement pas écouter ma douleur-

Mon horizon s’ouvrit subitement sur une étendue plus sombre encore, et mon cœur fit un raté. Le sol rond fit place à de grandes dalles lisses et le ciel cessa de se résumer à un rideau d’eau. Même d’ici et malgré le temps, la Coupole de l’Auratoire parvenait à se graver dans mes yeux. La pierre était anormalement blanche, lumineuse même, et j’émis un son coincé entre le soulagement et la terreur. Même de jour, cet Auratoire n’était pas pour les âmes sensibles. D’ordinaire, toutes les représentations de Sa Sainteté se teintaient de douceur et d’abnégation.

Ici, c’était précisément l’inverse. La gigantesque gravure de Cassini toisait quiconque osait fouler les pierres du parvis avec une expression positivement terrible de jour et catégoriquement terrifiante de nuit. Si j’avais encore été dotée d’un esprit à peu près fonctionnel, j’aurais très probablement fait demi-tour.

La faute à cette voix au fin fond de mon esprit. Elle me hurlait de ne pas s’approcher davantage, de fuir même. Et c’était ridicule. C’était un Auratoire de Sainte Cassini, il ne pouvait y avoir rien d’autre à l'œuvre que le pardon, la sérénité, l’asile pour les fuyards.

Et de toute manière, mes autres options étaient inexistantes.

Dans l'entre-temps, les ombres s’étaient volatilisées. De peur, une voix murmura, et c’était ridicule. Un esprit ne pouvait pas avoir peur,  pas du châtiment éternel, et quand bien même-

Il y avait un millier d'explications bien plus plausibles. À commencer par la plus simple: le conjurateur s’était enfin épuisé, ou mieux encore, était tombé dans les pommes. Après tout soumettre à sa volonté une demi douzaine d’esprits ne devait pas être une partie de campagne. Il y avait également une mince, très mince possibilité que Sainte Cassini fût prise de pitié et ait chassé les malins à mes trousses-

Oui, bon, il ne fallait pas rêver tout de même.

Et ce n’était pas le sujet.

L’Aurateur serait obligé de m’écouter, il suffisait de lui expliquer et il m’aiderait. Tout ce que j’avais à faire, c’était grimper quatre à quatre ces marches, frapper de toutes mes forces contre cette lourde porte de cuivre et ignorer ce sentiment de courir à l’échafaud. C’était bien facile pour mes tripes de me torturer de la sorte, quand elles se trouvaient à l'abri dans mon bidou. Elles me laissaient faire face seule à cette pluie, et ces blessures, et ce vent, et ces mages, et ces constables, et ces conjurateurs, et par tous les Saints cela suffisait!

Mon pied gauche manqua la dernière marche. Je me serais probablement ramassée magicalement par terre si mes doigts ne s’étaient pas agrippés sur le lourd anneau de la porte. Ce dernier était parfaitement lisse, et malgré la pluie, il demeurait chaud contre ma paume -ou alors était-ce ma main qui était glacée. Je parvins péniblement à me hisser debout et je me mis à tirer sur la corde de la cloche comme si mon existence se résumait à cela.

Ce qui était le cas.

Aussi même si cela ne servait strictement à rien, je me mis à tambouriner la porte de mon point valide. Un temps, cependant. Mes muscles se rendirent compte que la destination avait été atteinte, et s’accordèrent pour déclarer le cahier des charges rempli. L’avis de grève fut présenté sans ménagement, et je dus me rendre compte à l’évidence: mes jambes s’apprêtaient à me laisser tomber, littéralement. Comme il était hors de question de tomber comme un rhododendron -et qu’ils avaient quand même tous bien travaillé- je laissais mon dos glisser contre la porte. 

De toute manière, j’avais sonné la cloche, quelqu’un devait m’avoir entendue. Tout ce que je pouvais faire maintenant, c’était me préserver jusqu’à ce que l’on vienne, ne pas fermer les yeux. Je n’en avais pas le droit, Lizzie ne me pardonnerait jamais, si je l’abandonnais. Navrée pour vous, petites paupières, mais je craignais davantage le courroux de Lizzie que le vôtre.

J’allais tenir, mais par pitié que quelqu’un vienne vite! Que Soeur Marie-Charlène fut éveillée, qu’on ne me laisse pas seule avec ces esprits et ces psychopathes de la Cohorte. S’ils m’abandonnaient à ces psychopathes de la Cohorte, je le jure sur mon béret, je ferais tout pour revenir les hanter et chiper leur bière.

Rien ne résonnait dans mon dos, l’Auratoire apparut profondément endormi. 

Je me rendis compte à quel point cette place était immense, que j’étais seule, sous cette pluie glacée qui achevait de me voler ma chaleur. L’ironie m’apparut cosmique. De tous les Auratoires au monde je dus m’échouer aux pieds du moins disposé au pardon-

Une ombre se dessina dans le rideau de pluie.

Je crus délirer, cauchemarder même. Cette ombre gagna en précision, pour se transformer en une silhouette trapue et se diriger vers moi. L’uniforme était aussi noir que le ciel, le col étrangement vide. Il -car c’était un homme- était désormais assez proche pour que je puisse discerner son visage. Pale, renfermé, les lèvres fines et les joues creusées. À la manière dont ses yeux gris me fixaient, je sus que j’allais mourir.

Il n’y aurait pas d’autre issues, il ne pouvait pas y en avoir avec ce regard-ci, ni cette odeur d’ozone, et encore moins avec ces mains qui, même gantées de cuirs, s’illuminaient.

J’allais mourir, et il n’en était pas question.

Je ne m’étais pas cassée le postérieur è courir comme une débile sous cette pluie pourrie, à ignorer ma peur du vide et escalader cette gouttière stupide, à tenir tant de temps face à un pauvre type pitoyable compensant clairement la taille de quelque chose avec sa matraque, à faire la course avec les morts pour arrêter les frais de la sorte, le dos littéralement contre mon salut-

Non.

Il allait falloir faire quelque chose, peu importe quoi, mais il allait falloir le faire quand même.

Avec un peu de chance, ce serait un élémentaliste. Il tenterait de s’approcher. Je pourrais alors lui balayer les jambes, voire le cogner même. Le tout était d’être rapide-

Les runes percèrent le cuir, et j’aurais pu jurer que les arabesques se gravèrent dans le fin fond de mes rétines. Son ombre se scinda en deux, jusqu’à ce qu’une silhouette prenne forme et se détache de ses pieds. Elle se mit à glisser le long des dalles luisantes, dans ma direction, tendant sa main griffue vers moi. Je fus prise d’un frisson abominable et tentais de replier tout mon être contre la porte. C’était idiot. Cassini ait pitié, Cassini ait pitié, cette main tranchante glissait vers moi, et je ne pouvais rien faire pour l’en empêcher. Je ne parvins pas à retenir ce petit gémissement aussi minable que terrorisé. Cassini, Esprits, Baha, le Grand Constructeur, n’importe qui, par pitié-

La main grimpa les escaliers, tendit les doigts vers mon pied le plus proche. Je fermais les yeux.

J’aurais tant aimé pouvoir jurer que pendant ces derniers instants, je me mis à prier, à demander pardon, ou tout du moins un peu d’indulgence, mais ce ne fut pas le cas. Il n’y avait pas la moindre idée pieuse dans mon esprit, pas même une pensée pour ma famille. Ma tête se remplit d’un chaos assourdissant, comme une chaudière sur le point d’exploser, avant de se cristalliser autour d’un silence assourdissant.

Alors, seulement, je me rendis compte à quel point la douleur prenait bien son temps pour m’agresser les nerfs. C’était assez étrange car aux dernières nouvelles, la griffes s’était trouvée à moins d’un demi pouce de moi. Ou bien je venais de vivre la mort la plus rapide de l’histoire, ou bien il y avait un problème.

J’ouvris alors les yeux.

Le mage était toujours bien vivant et pas du tout occupé à se défaire d’une corruption nécromantique. Il semblait en revanche des plus perplexes, et quand je suivis son regard, j’haussais les sourcils à mon tour.

L’esprit était toujours bien là, la main toujours tendue vers mon pied, toujours à un demi pouce de son emprise et… semblait incapable de me saisir?

Kewa?

On aurait dit à s’y méprendre qu’un mur invisible séparait mes pauvres petits orteils de sa poigne. Elle tenta d’autres angles d’attaque, à chaque fois, se heurtant à une surface. 

Je ne retins absolument pas le cri de surprise face à un tel spectacle. Que je sois encore vivante, c’était- mais qu’était-il en train de se passer? Était-ce une protection cassinienne? Mon Esprit Familier était-il venu à la rescousse?

Par dessus le sifflement de mon oreille gauche, j’entendis le mage cracher quelques mots en salemni, le langage des mages. L’ombre glissa le long de la façade. Elle se dressa de toute sa hauteur, approchant ses mains de part et d'autre, sans rencontrer la moindre résistance. Les griffes effleurèrent les jointures des portes, un gémissement glaçant perça l’air, gravant mon dernier tympan valide avant de s’évanouir, sans demander son reste, emportant la silhouette avec elle.

Le mage eut un bref mouvement de recul et un hoquet de douleur. Il saisit sa main gauche comme si cette dernière avait été brûlée vive. Il fixa la porte, les yeux si écarquillés qu’il ressemblait davantage à un hibou qu’à un crétin de la Cohorte, avant de poser son regard sur moi.

Je retins à grande peine un soupir de soulagement, mais en agissant ainsi, ce fut ma tension et ma panique qui s’envolèrent. On aurait dit que je m'effondrais sur moi même, et un mal de tête se profila à l’horizon.

Il leva alors le regard dans ma direction, et face à son regard interloqué, je haussais les épaules d’un air tout aussi surpris.

« Comment.» Il maugréa en medelvio, la voix étrangement grave et sèche. Je mis une bonne seconde à connecter mon dernier neurone existant et à comprendre qu’il s’adressait à moi.

« Comment, quoi? » Je répondis, car visiblement ce dernier soldat cérébral refusait de travailler seul et était parti en grève lui aussi. À ma décharge, j’avais toujours une oreille sifflante, et cette migraine s’était annoncée en fanfare. 

« Comment as-tu fait? » Il siffla de colère et d’incompréhension. Sur ce dernier point, il n’était pas le seul, et de loin.

« … Comment j’ai fait quoi? » Je répétais, et même avec cette migraine abominable, je parvenais encore à me rendre compte à quel point ma réponse était pitoyable. 

Cela aurait dû être l’occasion de lui faire peur, de déclamer quelque chose d’aussi glorieux que terrifiant. J’aurais pu prétendre avoir une vision de Cassini, ou feindre vouloir lui manger la main, n’importe quoi pour qu’il y réfléchisse à deux fois avant de m’approcher. 

Mais non, on avait opté pour la stupidité ce soir.

J’entrepris de me ressaisir mais un éclair de colère zébra son regard, et il me saisit brutalement au col. Tout mon être quitta le sol, mes pieds balayant pitoyablement l’air et il me plaqua contre la porte avec une telle force que j’en eus le souffle coupé.

« Écoute moi bien, espèce de sale petite-»

« Bonsoir Scetus. » Une voix chaude, paisible même, retentit dans mon oreille encore valide.

Le mage se pétrifia net, et je ne parvins pas à retenir le petit soupir de soulagement, qui avait été si sage, qui avait si gentiment attendu dans le fond de ma gorge. Il avait mérité de sortir, et pour être franche, si je ne l’avais pas laissé faire, j’aurais éclaté en sanglots. Ça, il n’en était pas question. Pleurer devant un Conjurateur de la Cohorte, jamais.

Il cligna alors des yeux, et son regard glissa à notre gauche. Enfin, à ma gauche et à sa droite- bref il glissa et vit comme moi une toute petite silhouette blanche, une canne beige, une capuche cirée protégeant un visage ridé et apathique. Jamais je n'avais été aussi heureuse de le voir.

J’étais bien la seule. L’homme cligna à nouveau des yeux et réalisa ou je l’avais emmené. Ses yeux me fixèrent, s’assombrir et-

« Je te serais gré de lâcher mademoiselle. » L’Aurateur poursuivit tranquillement. L’effet fut totalement inverse, la poigne du mage se resserra davantage autour de ma trachée. Respirer devint une tâche abominable, pas encore impossible, mais on n’en était pas loin. J’en agrippais ses bras, plongeant mes ongles dans sa chaire-

« Scetus, je ne me répéterai pas. »

Il n’allait pas me lâcher, c’était impossible qu’une brute pareille écoute les faibles protestations d’un petit papy, fut-il un Aurateur. Je devais lui faire mal, pour qu’il me lâche-

Ses doigts se désserèrent d’un coup et je tombais lourdement sur le sol. En d’autres circonstances, je me serais abondamment plainte -au nom de mon P.P.P (pauvre petit postérieur)- mais j’étais bien trop occupée à tousser pour émettre le moindre son. 

« En voilà des biens mauvaises manières. » L’Aurateur dit, l’air vaguement ennuyé. 

J’ignorais ce qu’il se produisait derrière le cloître, mais visiblement, L’Aurateur s’était fait pousser une colonne vertébrale en métal pur. Les doigts du colosse s’agitèrent, et cette stupide odeur d’ozone revint à la charge pour me suffoquer-

Avant de s’évanouir sans demander son reste.

« Aurateur. » Scetus grommela, les lèvres à peine desserrées. Si je n’étais pas persuadée que cela était impossible, j’aurais presque pu jurer y trouver là une once de respect envers l’Ancien.

C’était bien surprenant, de voir un colosse de six pieds quatre de hauteur faire preuve de déférence envers un petit papy centenaire. Oui, une surprise, mais des plus bienvenues. On pouvait continuer à m’en envoyer de la sorte, je ne pouvais que les recevoir avec plaisir et enthousiasme.

Je me pris même à espérer.

Ce qui était bien crétin, au passage.  L’espoir, comme on me l'avait appris, était l'apanage des crétins. Ceci-dit, on avait passé la journée à me répéter que j’étais stupide donc… il y avait une cohérence là-dessous.

« Bien, je suis curieux d’apprendre la cause de ce grabuge. » L’Aurateur dit, comme s’il discutait de la pluie et du beau temps, et pas du tout d’une Sidonie étalée de tout son long sur le sol froid.

« Et bien… » Le mage prit une inspiration, et enfin, enfin, j’entendis une poussière de malaise dans sa voix.

Et toc!

Oh Mon Esprit Familier était officiellement réengagé. Cette brève hésitation, c’était de la musique dans mes oreilles (enfin la droite, la gauche était définitivement bloquée à 440) et je-

Mais par tous les Saint, j’étais bel et bien une idiote-

« L’asile! » Je rugis si rapidement que mes cordes vocales manquèrent d’éclater. « Je demande l’asile! »

« Je m’en étais douté. Compte tenu de la situation, et ton insistance à sonner la cloche des Indulgences-»

« Il n’en est pas question. Elle est recherchée. » Le mage siffla de colère.

« Et pourtant mon enfant, je ne vois pas un seul constable à l’horizon. Les aurais-tu perdu en chemin? »

« Ils sont incompétents. » Scetus répliqua sèchement, les mains réduites à deux poings serrés.

« Cela m’importe peu. Toutes les brebis sont les bienvenues à l’Auratoire, qu’elles soient blanches ou tâchées de noir. Comme tu n’es pas sans l’ignorer, Scetus. » L’Aurateur dit, la voix toujours aussi tranquille, le regard tout bonnement grave.

Il aurait giflé le mage que l’effet aurait été le même.

« Elle a posé des charges ésos à la Magiversité. » Il finit par dire, la voix réduite à un murmure tremblant.

Ce fut au tour de l’Aurateur de froncer les sourcils.

« Sidonie, je te saurais gré d’éclaircir ce point. » Il me demanda alors, le regard perçant. 

« Non, il ment! » Je protestai « J’étais chez moi- une multitude de personnes peuvent en attester et-»

« Les preuves sont accablantes. » La voix de cet idiot sonna comme le glas dans mes oreilles et mon coeur s’emballa à me donner envie de vomir.

« Non, c’est faux! Ils ont passé la journée à essayer de me faire signer des aveux pré-rédigés, mais c’est faux et-»

« Des témoignages de proches- »

« Ils avaient simplement à retracer ma trace ésotérique! Ils étaient trop occupés à me tabasser à la matraque pour le faire visiblement. »

Une lueur jaillit dans les yeux bruns de l’Aurateur, et il secoua lentement la tête.

« Tu me déçois beaucoup. » Il finit par dire lentement, et mon cœur s’écrasa, jusqu’à ce que je réalise que ce n’était pas à moi qu’il jetait ce regard dur.

« Ce sont des incompétents, et cette petite peste-»

« Je ne suis pas petite. » Je m’entendis protester, et même moi je sus à quel point c’était idiot de dire ça.

« Elle a écrasé toute personne sur son chemin. »

« Wilburt m’a tiré dessus, votre petit pote parlait tranquillement de me descendre dans une allée sombre, et vous avez jeté des esprits à mes trousses. Excusez-moi de ne pas être restée pour discuter autour d’une tisane. En plus, ils sont tous vivants, bon, leur orgueil en a pris un coup, et la descendance du mage est compromise mais-»

« C’est une saleté d’omeg, elle ment comme-»

« Cela suffit. » L’Aurateur tonna, le regard- par tous les Saints, si un jour on me toisait avec tant de pitié dans le regard, j’irais me terrer sous un rocher le reste de ma vie.

Malheureusement le mage n’était pas de cette école. Ses pommettes se contentèrent de tourner à l’écarlate, et ce fut tout.

« Si je la laisse, elle se sera enfuie avant l’aube. » Il siffla.

« Elle serait bien sotte de quitter les prémisses de cet Auratoire. » L’Aurateur répliqua.

« C’est une idiote.»

« Excusez-moi mais il y a cinq secondes, j’étais une génie du mal à vous entendre. » Je dis, illustrant probablement que j’avais des capacités mentales inférieures à la température ambiante, mais bon.

« Scetus, je comprends ta douleur, mais tu laisses ta colère t’aveugler. Il est temps de se calmer.» L’Aurateur dit avant que le mage n’ait le temps de vomir les insultes qu’il avait aux lèvres.

“Que je me calme?” Il s’écria, écumant de rage.

“Ne t’engage pas sur cette voie. Elle ne t’a jamais rien apporté, hormis des surnoms désagréables et des regrets.” Il renchérit calmement.

Une petite minute.

Conjurateur, Cohorte, surnom, pas d’insignes… Scetus…

Oh mais c’est pas vrai!

Mes yeux s’écarquillèrent de peur.

Scetus Regiris, le boucher de Wazemmerg.

Je détournai le regard trop tard, et le sien devint noir encre.

Bon, et bien ce fut un plaisir tout le monde. L’Aurateur avait beau être un mage, il n’en demeurait pas moins vieux et Scetus Regiris-

Je m’étais toujours demandée ce qu’un mage pouvait avoir fait pour mériter ce surnom de ses pairs. En particulier lorsque Wazemmerg était mentionné. Aucun soldat séparatiste qui y avait été posté n’avait survécu à la fin de la guerre, et compte tenu des horreurs qui s’y étaient produites, les mages étaient généralement assez tolérants en matière de la violence qui avait été infligée à ces tortionnaires. Pour que même des mages vous affuble d’un boucher de Wazemmerg… il fallait vraiment y aller.

Je parvenais désormais à l’imaginer.

Il avait invoqué une demi-douzaine d'âmes pendant une bonne minute, et n’avait pas la décence de trahir le moindre accès de fatigue. Découper en charpie des omegs, même armés jusqu’aux dents, cela avait dû être assez facile. 

Bon, inutile de paniquer. Nous nous trouvions à l’Auratoire, et je doutais sincèrement qu’un seul acolyte ne tolèrerait de laisser son guide s’aventurer hors de cloître sans protection. Les tressaillements et autres bruissements provenant de l’autre côté de la porte me donnaient raison. Regiris ne pouvait pas l’ignorer. Il devrait faire demi tour-

Des bruits de pas, de souffle court, se firent entendre. Une ombre se détacha du rideau de pluie, puis une autre, et une autre, jusqu’à ce qu’une douzaine de silhouettes se dessinent à quelques pas de là. Toutes bien humaines cette fois-ci, drapées de noirs, leurs cols numicroniques perçant les intempéries.

Étrangement, Scetus ne semblait pas se réjouir de cette perspective. Une silhouette s’avança dans notre direction, son visage se renferma pour ne se réduire qu’à un masque pincé et impassible.

« Monsieur. » Une voix féminine murmura, tranchante comme une lame. Grande, filiforme, les joues creusées et les dents en pointe-

Mon Esprit Familier venait de se faire virer.

« Ah, Sonia, mon enfant. » L’Aurateur la salua, comme si elle n’était pas en train de me fixer à la manière d’un chat. Pas le regard mignon du, s'il-te-plaît-donne-moi-du-jambon, celui que Mistigri jetait aux souris dans ses griffes.

« C’est toujours un plaisir, Aurateur. » Elle dit, sans même cligner des yeux.

« Plaisir non partagé. » Je grommeléais, et elle sourit de plus bel avant de prendre un pas vers moi, la main levée-

Regiris lui agrippa l’épaule et la repoussa violemment en arrière. Elle perdit son sourire avec une telle rapidité que si je n’avais pas cessé de respirer, j’aurais probablement ris. Scetus cligna des yeux de manière tout bonnement interloquée.

Il toisa l’Aurateur pendant une éternité, et non loin de là, l’air se mit à scintiller de mille feux. L’ozone revint, comme toujours et  de ma vie, aucun sol ne m’était jamais apparu aussi froid. Je ne parvenais pas à entrevoir comment cela pouvait bien finir-

« Il serait sage d’en rester là. » L’Aurateur dit, et sa voix avait perdu la moindre trace de chaleur. S’il n’avait pas agi de l'Aurateur, elle aurait été terrifiante même. 

Scetus semblait être de cet avis, il leva brièvement la main et les lueurs derrières lui s’éteignirent.

« Laisser un répit à un tel détritus, il sera déçu… et est bien loin d’être le seul, Aurateur. » Il maugréa.

« Ainsi va la vie. » L’Aurateur renchérit.

« Déçu, de vous. »

« J’en suis navré. Transmets lui mes plus sincères amitiés, veux-tu bien? »

Même d’ici, je pouvais voir les mâchoires du mage se serrer de colère, et combien il souhaitait casser la figure de l’Aurateur. Il ne le fit cependant pas, et commença à se dégager.

« Scetus, nous n’allons quand même pas-»

« Nous partons, elle reste ici. Pour l’instant.» Scetus maugréa.

« Elle se sera enfuie à l’Aube.» Demerzel s’insurgea de colère.

Un regard gris se tourna vers moi. Je devais dire quelque chose, jurer que je ne le ferai pas, que je resterais bien sagement entre ces murs. J’avais après tout, dépassé mon quota de course pour la prochaine décennie-

D’un geste brusque, Scetus fit volte face, leva la jambe et un craquement sinistre résonna dans mes oreilles, très vite suivie par une douleur insensée, jaillissant de mon genoux droit. Elle irradia immédiatement dans toute ma jambe, s’insinuant dans mes veines, remontant le long de mon dos, et enfin, je m’entendis pousser un hurlement dément. 

« C’était inutile.» J’entendis l’Aurateur tonner par delà la douleur. 

« Essaie donc de te sauver, petite ballerine. Ce sera à cloche-pieds.» Quelqu’un ricana.

Une colère noire m’agrippa les tripes et je cessais de réfléchir. Il fallait que je lui fasse comprendre à quel point je le détestais, et c’était- pitoyable - et, ma jambe! La douleur stoppa net mes tentatives d’insultes dans une soupe informe jusqu’à ce que je ne tienne plus et que… Je reconnaissais que ce n’était ni élégant, ni malin, et très certainement pas féminin mais-

Je lui crachai à la figure.

Il y eut un grondement terrible au loin, et je m’en fichais cassiniment. Il pouvait toujours s’essuyer le visage d’un geste, ses petits potes pouvaient s’insurger à leur bon plaisir, je lui avais craché dessus et rien n’effacerait ça. Pour cet air outragé gravé sur son visage, j’étais prête à passer à n’importe quelle caisse. Il pouvait lever sa main scintillante comme il le souhaitait, peu importe-

Quelqu’un surgit de la porte, repoussa violemment le mage et son maudit pied de ma jambe. Ce fut pire encore. Sans la pression, mon genoux avait désormais une infinité de direction pour exprimer sa souffrance et j’en perdis momentanément la capacité de respirer.

« Cela suffit! » L’Aurateur tonna de colère. « Vous n’êtes plus les bienvenus-»

Le vent et la douleur eurent tôt fait d’effacer le reste. Mes oreilles étaient probablement trop saturées pour percevoir quoique ce fut. Ce fut bien triste, car ses paroles semblèrent persuader les cohortiers de s’en aller. Les silhouettes s’éloignèrent une à une, et après un dernier regard mauvais, celle de Scetus s’évanouit dans les ténèbres.

« Par Sa Grâce Divine, Sid, as-tu perdu la tête.? » Une voix familière s’écria à ma droite- Soeur Marie Charlène. 

Elle était sortie depuis à peine une minute, et son couvre-chef bleu clair trempé, laissant apparaître des mèches blondes sombres. Son visage rond luisait tant il était mouillé et si elle en avait été capable, ses yeux bleus m’auraient probablement réduits en poussière sur le champ. Elle ne le fît pas cependant, et à la place me saisit l’épaule la poigne hargneuse, avant de me remettre sur pied.

Ce fut pire encore.

Ma jambe droite n’avait même pas effleuré le sol, ou quoique ce fut, mais ce changement de poids, Sainte Cassini!

C’était comme si mon genoux avait jusqu’à présent contenu un  chat que l’on venait de réveiller et qui souhaitait désormais sortir, par tous les moyens. Il fallait que ça sorte, donc je rugis, car c’était soit ça, soit pleurer.

Seuls les perdants pleuraient, et je refusais de perdre.

« Notre petite Sidonie a eu une soirée mouvementée. Elle a besoin d’un bon bain, d’un repas chaud, de nouveaux vêtements, et de soin. » Le grand Aurateur dit d’un air qui aurait été chaleureux s’il n’y avait pas eu ce regard « Tu en profiteras, ma petite, pour nous raconter comment par nordström tu es parvenue à te mettre dans un tel pétrin. »


 

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