Le dit de Lao
« Ne m’abandonne pas ! » cria une voix familière.
Je m’éveillai en sursaut, le cœur battant la chamade. Comme je me redressais, une soudaine nausée m’obligea à fermer les yeux un bref instant et à respirer lentement. Mon corps finit par s’apaiser. Le sentiment d’oppression desserra son étau petit à petit. L’espace exigu de la carriole de louage, dans lequel je me trouvais, redevint supportable. Tout aurait été pour le mieux sans la présence de ma compagne de voyage.
« Est-ce que tout va bien ? me demanda froidement Silvia Hostiliana, assise en face de moi, en position du lotus.
— Un cauchemar, grimaçai-je. Mon spiritus est en train de fusionner avec celui de ton frère. Ça ira mieux quand le processus sera terminé. »
Déjà, les détails de ce mauvais rêve commençaient à s’émousser. Qui était cette voix masculine qui m’avait accusé de l’abandonner ? Était-ce notre bon prince Kaecilius ? Ou un souvenir plus ancien… Matheus, peut-être ? Dans les deux cas, il valait mieux que je n’y pense pas.
Le sentiment de culpabilité ne m’était pas naturel : après deux siècles de servilité, j’en étais venu à me convaincre que certaines émotions ne présentaient aucune utilité à ma survie. À force de méditation, j’étais parvenu à arracher ces mauvaises herbes de mon paysage mental si bien qu’elles ne poussaient plus aussi facilement que lorsque j’étais jeune. L’échange de spiritus pouvait chambouler l’écosystème interne. Chacun laissait des traces chez l’autre. Il fallait vraiment être un imbécile pour s’y essayer.
« Nous sommes en début d’après-midi, m’indiqua-t-elle. Nous pourrons manger à la prochaine étape. »
Elle reposa son regard sur le rouleau déplié qu’elle avait sur ses genoux.
Le calme relatif qui accompagnait notre carriole me permit de conclure que nous avions laissé la bruyante Alba derrière nous. À moins qu’Aelius et ses agents aient eu vent de notre échappée, il était peu probable que nous soyons arrêtés désormais.
Quand un moineau pénétra dans notre voiture et alla se poser sur le doigt de Silvia, je ne fus qu’à moitié surpris. L’expression de cette dernière se fit songeuse, puis, je crus déceler de la tristesse au coin de sa bouche. Elle garda ses yeux tournés vers le bas.
« Des mauvaises nouvelles ? m’enquis-je.
— Rien que nous ne sachions déjà », répondit-elle, le plus neutrement possible.
Le silence s’installa entre nous, inconfortablement, durant lequel le moineau voleta de sa main à son épaule. Ne souhaitant pas repenser au cauchemar qui m’avait visité, je décidai de faire la conversation.
« J’ignorais que le clan des Hostiliani savait parler aux oiseaux. »
Elle posa son regard sur moi, inclinant sa tête sur le côté. Les yeux plissés ainsi, elle dut se demander si je méritais une réponse.
« C’est un don que je tiens de mon père, m’indiqua-t-elle à contrecœur.
— Est-ce que tu le partages aussi avec Kaecilius ? »
Elle réprima un rire moqueur.
« Il sait à peine parler aux humains. Même si les oiseaux l’approchaient, il serait incapable de les remarquer. Mon don exige de porter attention à ce qui m’entoure sans le moindre jugement. Pour écouter vraiment, il faut faire preuve d’humilité. L’enseignement de la Vertu, tel qu’il est pratiqué à la cour impériale et dont il est le meilleur disciple, fait fi des équilibres du monde naturel. Il s’agit, avant tout, d’imposer sa volonté sur son environnement. »
Après avoir fait l’expérience de la force brute et brutale de Kaecilius, il m’était difficile de la contredire sur ce point.
« Est-ce que je pourrais apprendre à communiquer avec eux, moi aussi ? »
Elle m’observa quelques instants. J’eus l’impression ridicule d’être une souris face à un chat placide.
« Peut-être, admit-elle, mais je ne te l’enseignerai pas. Tu es déjà bien assez dangereux comme cela.
— Je ne vois pas en quoi écouter le bavardage de piafs me rendrait encore plus redoutable, maugréai-je.
— Dans le clan étendu des Hostiliani, nous sommes deux. D’ailleurs, outre mon cousin, je ne crois pas avoir jamais rencontré d’autres ornithologues – c’est ainsi que je nous appelle – dans cette partie de l’Empire… Mes aïeuls paternels ne sont plus en vie, quant à mon père… Ce n’est pas lui qui pourra t’aider non plus, puisqu’il a disparu.
— Je croyais qu’il était mort.
— Fort possible, convint-elle avec cet air détaché qui lui était propre. Mais tant que je n’aurai pas vu son cadavre ou son fantôme, je me permettrai de douter.
— J’espère qu’Aelius ne sera pas assez bête pour faire exécuter ton frère, fis-je, en m’étirant. Avec ce lien qui nous unit, sa mort serait capable de me tuer. »
Elle eut alors un rire sans joie.
« Peut-être aurais-tu dû demeurer à Alba pour le dire à mon oncle, dans ce cas. C’est certainement la seule raison qui l’aurait fait réexaminer sa décision.
— Tu m’accordes trop d’importance, fis-je, flatté.
— Mais si tu venais à mourir, tout serait beaucoup plus simple », ajouta-t-elle avec un sourire inquiétant.
Je méditai ses paroles.
« C’est aussi ce que je pense, admis-je enfin, mais ne le prends pas mal si j’essaye de survivre un peu plus longtemps.
— C’est tout le souci avec la vermine. Elle finit par se convaincre que sa vie a de la valeur. »
Silvia Hostiliana avait le même charme que son frère jumeau. Il suscitait en moi le puissant désir de les frapper, avec la main ou le pied, qu’importe. Ce jour-là, elle eut de la chance que je me sente trop affaibli pour laisser libre cours à mon envie. Il m’était déjà arrivé de rosser des patriciens par le passé. Malgré les conséquences douloureuses, ça en avait valu la peine. À chaque fois.
« C’est tout le souci avec ceux qui ont vécu plusieurs siècles, singeai-je, ils voient tous ces grands du monde mourir les uns après les autres et développent ce que nous pourrions appeler le syndrome du survivant. S’ils sont encore là, c’est que leur vie doit avoir davantage de sens, ou d’utilité, que celle des membres de la famille impériale. Même la Grande Impératrice n’aura pas vécu aussi longtemps que moi, au final. »
Touchée. Ses narines se dilatèrent sous l’effet de la colère.
« Blasphème, murmura-t-elle, ce qui me fit éclater de rire.
— Et dire que je te croyais aussi assommante que ton frère. Silvia, si tu n’y prends garde, je crois que nous pourrions devenir amis. »
D’un geste de la main, elle chassa le moineau de son épaule. Supris par ce geste soudain, il paniqua et s’envola dans ma direction. Ses ailes frôlèrent mon visage. Je crois même que j’avalai une plume. À mon tour, je dus le repousser sans ménagement. Après avoir tourné en rond et piaillé son mécontentement, il trouva de nouveau refuge sur l’épaule de sa maîtresse. Elle m’adressa un sourire narquois.
Las de ce jeu mesquin, je plongeai dans un long silence méditatif. Le cahot constant à l’intérieur de la carriole nous balançait, de droite à gauche, de gauche à droite, avec une régularité épuisante, comme ces nouvelles horloges à poids et balancier que j’avais pu observer dans quelques villas opulentes du Clan des Domitillii. Une douce torpeur embruma mon cerveau avant que je ne m’abandonne tout entier à la somnolence.
« Ne pars pas. » (Même voix familière, cette fois sur le mode du murmure.)
Un instant plus tard, la renégate Silvia Hostiliana me réveilla d’un coup de pied peu amène. La pause qu’elle m’avait annoncée plus tôt était arrivée.
Nous nous étions arrêtés dans une clairière, que je ne reconnus pas. Cela ne m’inquiéta pas outre mesure : je n’étais pas en état de m’échapper de toute manière. Je sortis afin de me dégourdir les membres. Mon ventre criait famine, les vertiges menaçaient de me faire trébucher, mais la brise sur ma peau était plaisante et bienvenue. Je m’assis sur un tronc d’arbre moussu et attendis qu’elle vienne me remettre une flasque d’eau et de la nourriture que la cochère avait achetée dans le dernier village que nous avions traversé. D’ailleurs, cette dernière garda ses distances, si bien que je ne vis jamais les traits son visage. Silvia avait dû la payer grassement pour qu’elle fasse preuve d’autant de discrétion.
Puisqu’il n’y avait aucun témoin dans les environs, j’abaissai ma capuche afin de prendre le soleil. Il s’agissait d’un remède naturel : ses rayons m’aideraient à filtrer les deux essences de spiritus qui inondaient mes méridiens. Ma respiration, un peu trop laborieuse à mon goût pour le moment, finirait ce travail de cultivation. Il me fallait du calme et du repos. Une carriole cahotante n’était pas le mode de transport le plus indiqué, mais c’était certainement mieux que de moisir dans les geôles du Palais des Harmonie. J’avais appris à ne pas faire le difficile.
Une fois que j’eus terminé la galette de pain fraîche et les noix délicieuses, je me souvins de ce que j’avais caché dans ma manche, de la raison pour laquelle j’avais décidé de suivre Silvia et de m’enfuir d’Alba. Ma Tillia était enfermée dans une peinture sur soie ; je devais la sortir de là, de gré ou de force. Mais pour cela, il me fallait être seul, loin du regard inquisiteur de ma compagne de voyage.
Le fait que j’aie oublié, pendant quelques heures, cette mission vitale était la preuve que je n’avais pas encore recouvré ma santé spirituelle. Entre Tillia et Kaecilius, aucune hésitation possible, le choix était vite fait. Pourtant, je pensais à un prince que je connaissais depuis quelques jours à peine, au lieu de me concentrer sur le sort de celle que j’avais élevée et servie depuis plus d’une décennie.
Aucun doute possible : partager son spiritus était un acte contre nature. Le nom de Kaecilius méritait d’être maudit sur plusieurs générations.
À regret, je quittai le tronc sur lequel j’avais essayé de me reposer. Je me dirigeai en direction du bois qui nous entourait, là où personne ne me verrait.
« Où est-ce que tu vas ? » voulut savoir Silvia.
Même si elle semblait être plongée dans sa lecture, son attention était, en réalité, partout. Rien ne lui échappait.
« Maudit piaf, soufflai-je dans ma barbe, avant de m’écrier : Je dois faire la grosse commission.
— Garde les détails pour toi, répondit-elle, sans cacher son dégoût.
— C’est toi qui as posé la question. Je ne fais qu’y répondre. »
La forêt de bambous, dans laquelle je pénétrai, ne manquait pas d’élégance. Les tiges devaient faire six ou sept fois ma taille. Le vent qui circulait entre eux semblait les utiliser comme les cordes d’un instrument cosmique, produisant le bruissement d’une mélodie rafraîchissante. À chaque pas, j’inspirais profondément cet air chargé de spiritus végétal, tout en veillant à ne pas trébucher sur ces racines qui courraient à fleur de sol. Dans ma main gauche, enroulée, je tenais la peinture, veillant à ne pas abîmer cette soie qui servait de prison ou de refuge à ma Tillia. Quand j’eus estimé que j’étais seul – ou plutôt, quand j’en eus marre d’avancer, je m’arrêtai, l’épaule posée contre un épais bambou grisâtre. Mes vertiges me reprirent alors, ce qui m’obligea à fermer les yeux un bref moment.
« Qu’on ne dise pas que Lao n’a rien fait pour toi, ma douce Tillia, déclarai-je à l’attention du rouleau que je dépliais. Utiliser mon spiritus dans mon état… Je dois être fou. »
Dans mes méridiens, je le sentais, mon spiritus était en effervescence. Dans cet état fébrile, mon énergie vitale pouvait à tout moment cesser de m’obéir et m’annihiler, en même temps que la forêt tout autour de moi. Une explosion ou une implosion, une onde dévastatrice ou un tourbillon vorace…
Durant les Guerres de l’Invasion, j’avais vu les plus puissants Vertueux disparaître dans des cataclysmes effrayants, car ils avaient perdu le contrôle de ce puissant spiritus qu’ils avaient affiné durant de nombreuses décennies.
La prudence aurait voulu que je prenne mon temps, mais ma liberté était en jeu. Je n’avais jamais été aussi près de la retrouver. Lorsqu’on est si proche du but, on peut se permettre une petite folie, n’est-ce pas ?
Quand mes doigts caressèrent les bâtiments peints avec élégance, je sentis la soie, imprégnée d’énergie, me repousser. Cette sensation fit remonter de vieux souvenirs à la surface, et je sus ce que je devais faire. Ma main libre frappa trois de mes méridiens pour libérer le flot de mon spiritus que je canalisai en direction du rouleau. Je visualisai des doigts, aussi agiles que ceux d’un voleur à la tire, qui seraient à même d’aller extraire Tillia de ce paysage bucolique et de la ramener parmi nous.
« Esclave, qu’es-tu donc en train de faire ? » me demanda une voix derrière moi.
Je fus distrait une seconde, assez pour être tenté de me retourner. Il s’agissait de Silvia Hostiliana, qui s’était donnée pour mission de se mêler de tout. (Si vous voulez mon opinion, le frère et la sœur auraient dû être noyés à la naissance. Le monde se serait épargné beaucoup de souffrance.)
« Ne me touche pas », m’écriai-je quand je vis du coin de l’œil qu’elle s’apprêtait à poser sa main sur mon épaule.
Mais il était trop tard. Au lieu de faire sortir Tillia de sa cachette, je fus aspiré à l’intérieur de la peinture, et comme la sœur jumelle de Kaecilius avait posé sa main sur moi, elle fut entraînée à son tour.