26 Décembres, 2024,
Les yeux clos, l’esprit vaporeux, les songes d’Anne oscillaient entre cauchemar et fantasme. Ses souvenirs de chasse, aussi douloureux qu’extatique, hantaient ses rêves et ravivant ses plaies depuis longtemps cicatrisées.
Ses fantasmes teintés de luxures, simulaient le touché de ses amantes sur sa peau, leur caresses parcourant son corps. Plongées dans ses pensées, ses angoisses et ses espoirs se mêlaient dans une valse asynchrone et mélodieuse. Ses pensées étaient aussi chaotiques que maîtrisées.
Ressentant dans son sommeil, les coussinets de ses chattes sur sa peau et leur coup de tête tandis que leurs ronronnements chantés à ses oreilles, la Cornélia refusa de se lever. Égal à leur maîtresse, Shiva et Durga désiraient nullement s’extirper de leurs songes.
Brisant leurs quiétudes, sept heures du matin s’annonça. La sorcière se leva machinalement, les orbites toujours embrumées, l’esprit absent.
Hissant, non sans mal, son tronc, elle vit entre ses jambes une pie somnolente, des pigeons sur ses oreillers et des insectes dans les plis de ses draps. Les animaux appréciaient sa présence.
- Faut vraiment que je ferme les volets la nuit.
Se dit-elle en levant et chassant les intrus.
Seules Shiva et Durga ne réagirent pas, ignorant les menaces de leurs maîtres et continuant à dormir.
Ouvrant lentement ses yeux, elle posa son regard sur les vêtements préparés la veille, pantalon tailleur étroit, chemise rigide, chaussure de ville. Une seule idée vint à l’esprit de la sorcière scrutant son déguisement : Conformiste et répulsif, mais nécessaire.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis sa rencontre avec la Moire. Dès lors Anne était déjà repartie en chasse, aujourd'hui, elle devait faire face à de nouveaux défis. Des défis dont ses compétences en sorcellerie ne pouvaient lui être d’aucun recours.
Âgée de vingt-quatre ans, la Cornélia avait, non sans mal, fini ses études, conciliant chasse aux monstres et vie étudiante, tentant de respecter ses deux passions, la sorcellerie et la biologie. S'enferment dans la salle de bain, elle se prépara.
Ces habits changeaient de ses vêtements habituels, short, collant, pantalon, slims, t-shirt, chemise à manches courtes, tout était bon pour ne pas entraver ses mouvements, ainsi que sa multitude de bracelets, chevalières, anneaux et colliers, tous enchantés, contenant des sorts contrebalançant ses manquements, un arsenal en cas de nécessité.
Contrairement à son déguisement, Anne en privé, avec ses amis ou en chasses, ne couvrait pas la totalité de sa peau, n’étant pas contrainte de dérober aux yeux d’autrui, ses griffures, ses morsures, ses brûlures, ses figures de Lichtenberg, toutes ses cicatrices accumulées par l'expérience.
Seul sa blessure à gorge et son poignet, stigmates de sa tentative de suicide ne pouvait être dissimulé discrètement. La sorcière portait un large collier noir semblable à un choker et des bracelets aux poignets pour masquer ses marques.
Devant son miroir, Anne commença à se revêtir de son déguisement, travestissant tous les aspects d’elle-même pour devenir madame tout le monde, invisible aux yeux de tous et s’assurer la discrétion.
Portant un anneau enchanté à sa main, ses cheveux d’un blanc nacrés se teintèrent d’un brun foncé presque noir, ses yeux clairs comme l’ivoire devinrent d’un vert empire et sa peau d’albâtre se teinta d’un couleur chair.
La Cornélia coiffa ses cheveux, camoufla son regard perçant et assassin sous des lunettes, endossa de sa tenue banale, courba le dos et baissa les épaules, se faisant la plus discrète possible.
Anne s’était pliée aux contraintes des autres et avait accepté des compromis. Elle ne prit aucun plaisir à cela, mais savait que nécessité fait loi. La paranoïa et la prudence s'étaient intensifiées chez la sorcière, secret était devenu un impératif.
Ironiquement, ses cheveux bruns et ses yeux verts évoquaient, l’apparence originelle des Cornélia, celle que sa mère et sa sœur arboraient fièrement.
Sortant de la salle de bain, Anne prit son petit-déjeuner et porta à sa bouche ses traitements. La Cornélia avait vaincu ses peines et conquit sa dépression, mais ses cicatrices restaient profondes et les sutures fragiles. Ses symptômes étaient lancinants et la mélancolie séductrice.
La Cornélia finalisant son repas et huit heure s’approchant, la sorcière répéta une dernière fois son Persona, rejouant ses mimiques et retravaillant sa posture. Assentiment et désaveu de cette comédie se mêlèrent dans son esprit dans une égale mesure.
La sorcière quitta son appartement, exécutant son rituel journalier. Elle disposa ses écouteurs sur ses oreilles, s’isolant du monde, trouvant réconfort et courage dans les musiques de ses jeux vidéo. Passant la porte d’entrée de l’immeuble, elle vit encore une fois les montagnes sac poubelles, agglomérées dans la rue, les potelets délimitant le trottoir et la route était fracturés. Les façades des immeubles étaient noircies par la pollution et usées par le temps.
Malgré la détérioration des lieux, Anne ne porta pas de jugement sévère contre les éboueurs. Elle considérait leur grève légitime et leur sous-nombre alarmant.
Les potelets, à l’image des conditions de travail des éboueurs, les services publics, ou plutôt ce qu'il en restait, étaient aussi démunies qu’indigents.
Sa musique dans les oreilles, Anne doubla la banque alimentaire et les bureaux de tabac. Dans le premier, les gens y cherchaient de la nourriture afin de survivre à l’inflation et au chômage de masse, dans le second, les gens y faisaient la queue, dévalisant les tickets de lotos et misant sur le sport dans l’espoir vain de gagner.
La Cornélia ne déversa pas son mépris de classe sur ses gens, n’exprimant pour eux ni pitié, ni indifférence, mais les désignant comme égaux. Héritière par sa mère et riche par son père, Anne faisait partie des rares personnes n’ayant jamais eu besoin de travail alimentaire pour survivre.
Ignorant le monde, Anne fit fi du harcèlement de rue et des sifflements pour prendre le métro. Afin de se fondre toujours plus parmi les non-sorciers, acceptant leur mode de vie, limitant ses déplacements sous forme animal et se pliant à leur rituel, “boulot, métro, dodo”.
Quittant le dix-neuvième arrondissement, partout où elle portait le regard, elle voyait de la misère, des déchets, de l’usure. La pauvreté se faisait d’autant plus palpable et l’agonie des services publics suffocante. Prenant une correspondance dans les quartiers riches, la flamboyance et la propreté des lieux, contrastant avec son métro précédent, étaient indécentes. Partout, caméras et policiers étaient présents.
La politique “sociale” du nouveau gouvernement ne pouvait être plus claire que par ces exemples. Anne ne camoufla que difficilement son fiel contre le Parti et leur populisme de surface. La Cornélia n’avait qu’un souhait, crier sa rage face à ses injustices, mais Anne savait que les vidéosurveillance algorithmique, d’abord exceptionnelle, était devenue la règle. Que la pente vers la dictature était douce quand on la pavait de beaux mots comme sécurité et ordre.
Quittant le métro, finissant les derniers kilomètres à pied, Anne tenta de disperser ses idées noires. Elle était déchirée par sa volonté d’agir et son souhait de sérénité, elle hésitait à porter ses idées. Comme ses confrères et consœurs, la sorcellerie devait rester secrète, tel était le plus profond dogme.
Bien qu’elle était consciente que le refus d’agir et l’acceptation d’un système était un acte aussi politique que la rébellion contre lui. Son individualisme égoïste l'emprisonnait autant que ces dogmes.
Arrivant devant le laboratoire de recherche, pour son premier jour de travail, Anne s’arrêta devant la façade et esquissa un sourire de fierté. Elle avait travaillé extrêmement dur pour obtenir son master en biologie, endurant les échecs et arrachant les victoires, mais elle l’avait fait. Elle était ingénieur en hématologie. Elle ressentait autant de satisfaction et de passion pour son travail civil que pour son rôle de Venator. La Cornélia les percevait tous deux comme des sciences, son esprit cartésien ne pouvait être étanché que par sa soif de connaissance insatiable.
Pénétrant le bâtiment, comme à son habitude, son chef d’équipe était en congrès, quittant son bureau pour s’informer sur les dernières recherches et se mettant en quête de financement. Anne se présenta d’elle-même à son équipe. Aujourd’hui elle ne serait pas l’intrépide Venator, Anne Lyssa Cornélia, mais la réservée, Anne Marie.
- Bonjour…
Balbutia la Marie.
Tous la saluèrent à son tour, avant qu’un jeune homme, sortant à peine de son doctorat, ne prenne la parole en leurs noms.
Nonchalant, sous un large sourire bienveillant, l’ex-doctorant semblait galvanisé par sa position et pétri d’ambition. Sa volonté de reconnaissance et son ambition de briguer un poste supérieur était palpable, tandis que son souhait d’être apprécié par les autres était tangible.
- Anne Marie, je présume ?
- Oui. Je suis la nouvelle ingénieure sur la plateforme de préparation des échantillons sanguins.
- Afin. Tu vas pouvoir continuer ta thèse sur le déficit en facteur IX.
S’amusa une de ses collègues à provoquer l’ambitieux docteur, Eric, dans une plaisanterie teinté de défi.
Tous scrutèrent Anne de haut en bas, remarquant son regard fuyant dissimulé derrière ses lunettes, sa posture courbé diminuant sa présence et sa timidité à fleur de peau. À l’inverse de s’imposer et marquer son caractère en tant que nouvelle, elle se faisait discrète et effacée.
- Parle-nous de toi ?
Continua le docteur, incapable de deceler des indices ou des traits caractéristiques chez la jeune femme.
- J’ai fait mes études à la Sorbonne. Je suis passionné par l’hématologie. C’est tout.
- Tu comptes t'arrêter là ? Tu ne prends pas de doctorat.
- Tout le monde n’a pas envie de faire une thèse. Tu ne faisais pas le fière il y a un an, je te le rappelle.
- Pas tout de suite, mais Monsieur Denton compte me trouver une bourse de thèse. Afin d’obtenir des subventions.
- Pas besoin d’être aussi procédurale. Appelle-le par son prénom, même si c’est le chef d’équipe.
- Si Georges te pousse à cela, tu feras une thèse.
- D’autant plus si c’est pour avoir du financement en plus.
- Tu n’as pas d’autres passions ?
- Les chats et la science.
Eluda Anne, ne mentant pas sur ses points et occultant son engouement pour la sorcellerie, la chasse au monstre, le sport et les arts.
- Je crois que George m’a dit un truc sur toi. Il semblait étonné… Ça avait un rapport avec ta mère et l’art.
- Ma belle-mère.
Répondit Anne.
Haussant le ton et sortant de son personnage.
- Désolé… Ma belle-mère est peintre et mon père, son manager.
- Et ta mère biologique ?
- Infirmière. C’est d’elle que je tiens ma passion pour les sciences.
Le sourire communicatif de la sorcière à ses mots témoignait de sa sincérité, bien qu’elle occulte que la science qu’elle évoquait, était autant la biologie que la sorcellerie.
- Bien. On continuera plus tard. Je t’accompagne en bas. Je vais te montrer le matériel, comment il fonctionne. Tu vas me montrer une préparation d’échantillons. Je te guiderai si besoin. T’es nouvelle, c’est normal. Puis finalement, on remontera, je te présenterai à la RH et à l’équipe informatique.
Dit le jeune docteur, prenant presque la position de chef d’équipe.
Anne, se faisant petite, acquiesça.
- Quel dévouement.
Ironisa une autre docteur.
- Te plains pas. Lui et toi avez besoin d’un larbin pour vos études. Autant bien le former.
Quittant l’équipe, Eric et Anne montèrent aux laboratoires. Dans l'escalier, le jeune docteur interpella la sorcière.
- Peut-on parler en priver ?
Son ton grave et posé avait drastiquement changé de sa désinvolture apparente face à ses collègues. Anne ne put qu'acquiescer.
- Georges m’a parlé de ta situation. Dois-je mettre en place des dispositions adéquates ?
- Non. Les cas de somnolence causés par mes antidépresseurs sont rares.
Anne ressentit une gratitude discrète envers Eric. Il avait eu l’amabilité de ne pas évoquer sa dépression, ni son casier judiciaire en face de l’équipe.
Au-delà de son obligation envers lui, Anne, analysant sa posture et la directionnalité de ses yeux, ressentit une douce méfiance de son supérieur, teinté de luxure envers elle. Anne resta silencieuse et vigilante.
Eric fit le tour des différentes salles et décrit leur fonctionnement à Anne : Salle de bactériologie, de préparation chimique, de cytométrie et autres. Pour finalement l'amener à la salle de culture cellulaire. Durant le voyage, le docteur lui expliqua son projet, ses stratégies et les technologies qu’il comptait utiliser.
Armée de ses connaissances scientifiques, la Cornélia put les suivre, répondre et questionner ses stratégies. Faisant preuve de modestie, Anne demanda des précisions et éclaircissement sur des notions ou techniques dont elle ignorait le fonctionnement. Malgré cela, Eric démontra de l’admiration pour les connaissances et l’intelligence de sa subordonnée.
- C’est ici que tu vas passer ta vie.
Dit-il en passant le sas et en enfilant leurs EPI, blouses et gants.
Il lui présenta les différents matériels et mit immédiatement Anne à l’épreuve, lui demandant de récupérer les plaquettes d’un échantillon de sang et de mettre en place des cultures cellulaires.
La Cornélia s’exécuta, réalisant toutes les étapes du protocole avec un timing millimétrés et une précision parfaite. Anne exploita sa dextérité et son sens de l’observation développé par son expérience de chasse.
Surveillant sans intervenir, Eric fut rapidement rejoint par sa collègue docteur, Ada.
Éloignée et concentrée, Anne, dont l'ouïe s’était exaltée, entendit toute la conversation.
- Impressionnant.
- Très impressionnant.
Repris Eric.
- Toi qui ne misais rien sur elle.
- J’avais mes raisons. Son parcours universitaire est passable, mais c’est tout. De plus, tu aurais dû lire la lettre de recommandation de son professeur. Il l’a décrit comme “acharnée, mais dispersée”. Drôle de qualité. Puis il y a eu l’affaire du casier judiciaire.
- Condamné pour tentative de suicide… Si tu n’es pas bigot ou con, tu sais très bien que ce n’est moralement condamnable.
- Mais c’est la loi.
- La loi est conne, alors. De plus, elle a fait amende honorable. Elle a suivi des psys comme réclamé par la justice. Je compléterais en disant qu’elle n’a pas essayé de dissimuler l’affaire. Elle est sincère au moins. C’est une qualité peu commune.
- Sincère…
- Quoi ?
- Je ne sais pas. Je crois qu’elle cache un truc... T'as vu comme elle était.
- Réservé et discrète ? Quand on est nouvelle, jeune travailleuse et dépressive, cela ne m’étonne pas.
- C’est pas ça. Son père roule sur l’or et ses notes étaient moyennes. Elle n’avait pas de bulletin à son niveau d’éducation…
- Et bien ?
- Son comportement et parcours universitaire ne ressemblent pas à celui d’une héritière. J’ai l’impression… que soit elle ne se sent pas bien dans sa peau, soit elle joue la branleuse.
- Branleuse ? Elle avait peut-être des difficultés dans les études, mais certains se dévoile dans la vie pro. Pour l’autre option, une dépressive qui ne se sent pas bien dans sa peau… Bravo Sherlock… Je ne vais pas la prendre en pitié. Elle est née avec une cuillère en argent dans la bouche, mais apprend à la connaître avant de la juger. Je sais que c’est difficile pour les gens comme toi…
- J’ai mes idées… Tu as les tiennes…
Anne, silencieuse, sentit un différend profond malgré l’affection professionnelle entre les deux.
Finalisant avec brio les expériences, Anne et les deux docteurs remontèrent. La Cornélia fut présentée aux différents services, remplie diverses tâches administratives et reçut le programme des expériences pour la semaine. En un mot : Se fondit parmi les autres.
Devant son ordinateur, Anne, observatrice et perspicace, se mit en chasse pour des indices, analysant scientifiquement ses collègues, essayant de contre-balancer son intelligence sociale médiocre. Au-delà de son personnage, la Cornélia, passionnée par la biologie, souhaitait honnêtement s'intégrer à son nouvel environnement.
Dix-huit heures, s’annoncèrent. Anne commença à plier bagage, après avoir demandé la permission. Anne, achevant son départ, Eric vint à elle.
- Veux-tu venir au bar ce soir ? Ce sera l’occasion de s’intégrer.
Replongeant dans son personnage, Anne, remonta ses lunettes, balbutia, hésitant dans sa prononciation et son ton.
- C’est très gentil, mais j’ai un empêchement ce soir.
- Sans être indiscret, puis-je savoir lequel ?
Demanda Eric, non sans arrière-pensée.
La Cornélia, reconnaissant ce regard égal à Lucien, essaya de gagner sa confiance en révélant une demi-vérité.
- Je vais au bar ce soir avec des amis d’enfance. On se voit épisodiquement et ils ne vivent pas à Paris. Les occasions sont rares. Il faut en profiter. Désolé…
- Pas de soucis. Bonne soirée.
- Bonne soirée.
Répondit Anne en partant et allant rejoindre ses amis, Lucien et Mizael.