Abeln n’était plus le même. Il avait grandi. Tellement grandi.
Lorsque Terels l’avait sauvé, il n’était qu’un élève puéril. A présent, il était un homme. Les Résistanges pouvaient le railler, le traiter de faible, de traître, il s’en moquait. Il arborait fièrement ses mèches rebelles et ses vêtements usés. Il arborait fièrement son humanité, à présent adoptée. Terels devait devait bien l’admettre : il l’appréciait mieux ainsi. Si bien qu’il se demanda si son plan valait encore la peine d’être mis à exécution. Abeln en était l’acteur principal, mais après tous ces changements, voulait-il encore atteindre ce but ?
Abeln tourna la tête dans sa direction. Ses yeux, plus noirs que la nuit, rencontrèrent les siens. Ses molécules glissaient doucement et élégamment, comme si elle flottaient dans une eau cristalline. Il avait beau avoir renié sa nature d’Ange, il n’en gardait pas moins la meilleure maîtrise de la magie de tous les Resistanges.
- Regarde ! dit le jeune homme en désignant la Tour du doigt.
Du regard, Terels suivit la direction indiquée. La Tour était gigantesque et magnifique. D’un bleu marbré et brillant. Terels plissa les yeux afin de distinguer l’infime détail qui préoccupait le jeune homme. Des petites ouvertures apparaissaient régulièrement dans la Tour, laissant apparaître un Ange. Un Ange immobile qui vérifiait que seuls les convois de marchandises pénétrâssent dans la Tour. Et lorsque l’ouverture ne servait plus, elle était aussitôt rebouchée. La Tour fonctionnait ainsi. Car ses murs n’étaient faits que de molécules et étaient en toute part malléables. Terels connaissait ce système d’ouvertures aléatoires, il avait lui-même fait partie de ces Anges gardiens. Mais la Tour était à présent beaucoup plus stricte qu’il ne le pensait. Autrefois, les ouvertures pouvaient rester ouverte durant plusieurs jours, accueillant tous les convois de la semaine. A présent, les passages ne duraient jamais plus d’une heure.
- Nous ne pourrons pas profiter de ces passages-là. Il faudra nous frayer un chemin nous même, grogna le vieux magicien.
- I-l-f-aut-d-é-t-r-u-i-re-les-m-u-rs, s’exclama Dée qui clignotait sur son épaule.
- Sauf que si une ouverture se crée devant nous, nous seront imméditatement repérés, répondit Terels. Cela détruirait l’effet de surprise...
- J-e-d-é-c-ou-v-r-i-r-ai-l-eu-rs-p-o-s-i-t-i-ons-au-C-on-s-e-il.
- Leurs positions ne sont pas délibérées au Conseil, Dée, c’est un stratège qui s’en charge...
La petite fée devint rouge de colère. Et Terels pouvait la comprendre. Ses espionnages au Conseil s’avéraient plus utiles en cas de défense qu’en cas d’offensive. A présent qu’ils avaient décidé de s’attaquer à la Tour, elle avait certainement peur de perdre sa place de chef. Terels cherchait une solution pour la rassurer. Et visiblement, les Résistanges autour l’attendaient aussi, cette solution. Mais le vieux chef n’en avait pas.
- On se replie pour cette fois ! trancha Terels. Nous devons nous concerter avec les Scribes.
De grandes lueurs descendent dans le quartier d’Arkeide. Les Résistanges, beaux et brillants, atterrissent dans le stade.
Et après deux heures, quatre minutes et cinquante-huit secondes, tous les autres résistants y sont rassemblés. Tous.
Anges et Scribes, sont assis sur les gradins. Au centre, il y a seulement Terels, la luciole et le prince.
Et May’ké aussi, mais bon, son utilité, elle est pas vraiment pertinente.
Lui, le moyen d’attaquer la Tour, il en a rien à faire. Il fait que fixer Abeln qui est assis sur le premier gradin.
Le Perce-Magie attend quelque chose de lui. Une parole, un regard, n’importe quoi.
Tant que c’est quelque chose qui lui soit destiné.
Il attend, il attend, pendant que des paroles inutiles sont débitées sur je ne sais qu’elle stratégie.
Même quand la Fillette dans le Vent le rappelle à l’ordre, il refuse d’écouter.
Il écoutera Abeln et personne d’autre.
Mais Abeln tourne même pas la tête vers lui. Il regarde les deux chefs, Terels et le prince.
- J’avoue ne pas oser ouvrir des brèches au hasard, conclut Terels. Cela pourrait compromettre l’effet de surprise et diminuer nos chances de victoire...
Un silence suit cette conclusion amère. Trop amère. Mais une voix sucrée surgit de cette amertume.
- L’Enfant au Bâton d’Encre nous aidera ! s’exclame le prince.
Toutes les têtes se tournent vers lui. Vers le petit prince manchot aussi mystérieux qu’insaisissable.
- Nous avons dans nos rangs son espion. N’est-ce pas, mademoiselle la Fillette dans le Vent ?
May’ké et Eivind font la même tête apeurée. Trop mignon.
May’ké tourne la tête vers elle.
Et comprend trop tard son erreur. Il a confirmé l’hypothèse du prince.
- Oh c’est donc ici qu’elle est ? reprend le prince. Je croyais qu’elle était de l’autre côté... mille excuses.
May’ké s’en veut à mourir. Le prince voyait pas du tout la gamine et lui, il l’a encore plus trahie.
La petite fille le foudroie du regard.
Tout autour d’eux, les autres résistants comprennent plus rien et Terels finit par trancher :
- Ce que vous dites n’a aucun sens.
Mais May’ké sait que c’est pas terminé.
Arkaël a démasqué la Fillette dans le Vent.
Lorsque tout le monde sort du stade, le prince interpelle sa stratège.
- Alyz, j’aimerais que tu commences à établir une carte pour organiser nos opérations.
- Sire... Qu’est-ce que c’était que cette histoire !? demande la jeune fille.
- Rien que tu doives savoir. Tu as entendu ce que j’ai dit juste avant ?
Alyz répond pas. A la place, elle va vers May’ké qui est encore assis.
- Viens, on part d’ici.
Les deux s’enfoncent dans l’obscurité d’Arkeide. Et Abeln les suit.
Le prince esquisse un mouvement pour les suivre. Il veut certainement demander à sa stratège ce qu’il lui prend.
Mais Terels l’interpelle.
- Que signifie toute cette histoire ? demanda le vieux magicien.
Le prince pencha la tête de côté, faisant danser ses fines mèches blondes. Ses boucles d’oreille cliquetèrent.
- Le Perce-Magie n’a jamais été seul, à Arkeide. Il est complice avec l’Enfant au Bâton d’Encre. Et j’ai des raison de penser qu’une personne invisible le suit, où qu’il aille. Avez-vous remarqué comme il a regardé dans le vide ?
- Laissez-le tranquille, coupa Terels. Ou je ferai en sorte que vous le regrettiez.
Si le prince était outré par cet ordre, il ne le montra pas. Il ne fit qu’arborer une expression étonnée, toisant le vieux magicien de ses grands yeux enfantins. Un sourire lumineux apparut sur ses lèvres.
- Vous acceptez qu’un ennemi guette sans jamais rien faire pour le dissuader de vous attaquer ?
- Ecoutez-moi bien, vous feriez mieux de ne pas vous mêler des affaires de l’Enfant au Bâton d’Encre. Vous ne savez pas dans quels engrenages vous avez mis le doigt en disant ce que vous avez dit, rétorqua Terels.
- Vous n’êtes pas non plus étranger à ses manigances, à ce que je vois... s’amusa le prince.
- Je ne suis pas dans son camp, si c’est ce que vous pensez.
- Mais vous ne voulez pas que j’intervienne...
Terels trouvait ce jeune homme détestable. S’il savait ce qu’il risquait en lançant ainsi des phrases en l’air.
- Sire Terels, reprit le prince, je vous propose une alliance contre l’Enfant au Bâton d’Encre.
- Nous sommes déjà occupés à abattre la Tour, au cas où vous l’auriez oublié, trancha Terels qui commençait à s’élever à travers les rues sombres.
Mais le prince le suivit en sautillant, ses longues manches virevoltant derrière ses pas.
- Très bien, cette alliance n’entrera en vigueur que lorsque nous aurons libéré Domélyl ! Vous voulez donc attendre que cet enfant maléfique tue tous les humains sur terre !?
Terels tourna son visage de marbre vers le prince et le toisa de son regard le plus froid.
- Vous ne connaissez décidément rien aux projets de l’Enfant au Bâton d’Encre...
Terels s’envola et laissa le prince seul dans la petite rue plongée dans le noir. Le prince ne semblait pas décontenancé. Il souriait encore.
Mais ce qu’Arkaël sait pas, c’est qu’à côté de lui, un petit garçon sourit aussi.
Un petit garçon muet, un bâton d’encre à la main.
Le prince n’entrevoit que des petits dessins.
Avant de s’effondrer dans la neige.