La cohabitation pose des problèmes auxquels elle n’avait pas songé. Par exemple, où son hôte imprévu pourrait mettre ses affaires ? Certainement pas dans son armoire. Il n’y avait pas la place, et puis ce serait trop… intime. Mais il ne peut pas non plus les exposer dans la bibliothèque. Il faudra s’occuper du problème lorsqu’elle aurait à nouveau de l’argent, après samedi. Elle devrait acheter un genre de coffre… À mettre à côté du canapé, on pourrait s’en servir de table d’appoint.
Il y allait forcément un moment où les voisins allaient s’en rendre compte. Ils l’entendraient parler, le croiseraient dans les escaliers, et sa réputation dans l’immeuble serait fichue. Bah, la Greta du premier étage avait deux enfants sans être mariée, et on lui offrait quand même des biscuits quand on en avait trop fait et qu’il fallait écouler des stocks. Tant que son frère n’apprenait pas la nouvelle… Au moins, il n’était pas catholique, se dit-elle, comme si ça changeait la situation.
Et après ? Combien de temps durerait la cohabitation ? Comptait-il louer une chambre quelque part lorsqu’il se serait habitué ? Habitué à l’idée d’avoir quitté son chez-lui définitivement ? Elle n’avait jamais entendu parler d’une histoire similaire.
Elle repoussa ces pensées. Pour le moment, il fallait veiller à ne pas mourir de faim. Elle mit une casserole d’eau à bouillir, ce qui lui laissait le temps de décider quoi faire pour le repas. Halland s’intéressait à ses bouquins. Le pauvre, il n’avait pas grand-chose pour s’occuper ici.
– Que puis-je faire pour la cuisine ?
– Je n’ai pas encore décidé. Il ne me reste que des pâtes, j’ai bien peur.
– Ce n’est pas grave. Vous avez des boîtes ?
– Du homard, je crois. Et sans doute des petits pois. Vous croyez qu’on peut en tirer un menu ?
– Du homard ? répéta-t-il, puis il eut un instant de réflexion. On pourrait essayer.
C’est ce qu’ils firent.
Elle cassa des macaroni et il se chargea de les surveiller pendant qu’elle allait enfin retirer son corset et ses chaussures. Elle enfila une robe de chambre matelassée mais défraîchie et le rejoignit. Il avait égoutté les pâtes et les faisait réchauffer avec les petits pois. Il avait également ouvert la boîte de homard. Il ne restait à Charlotte qu’à mettre la table. Elle alluma la petite lampe à pétrole pour éclairer leurs assiettes pendant qu’il faisait le service. Un jeune homme très bien élevé, décidément.
Il lui posa des questions sur sa journée pendant le repas.
– Nous sommes submergés par le courrier, confia-t-elle. Cette histoire de métro défraye la chronique.
Elle se rendit compte trop tard qu’elle n’aurait pas dû mentionner ce fait. Il avait verdi. Au prix d’un effort visible sur lui-même, il se reprit et demanda d’une voix blanche :
– Du nouveau ?
– Non. Je crois qu’on ne saura jamais rien. Le public va finir par passer à autre chose. Les issues sont désormais gardées la nuit, ce qui soit dit en passant n’est pas superflu…
Il déglutit et baissa la tête sur son assiette, repoussant un petit pois avec sa fourchette.
– Tant mieux. Il faut oublier cette histoire, déclara-t-il enfin, ce qui la surprit. Ça ne le ramènera pas…
Sa voix se brisa. Elle posa sa main sur la sienne. Parfois, les conventions feraient mieux d’aller se faire voir.
Elle changea de sujet pour évoquer un spectacle qui passait et qui semblait faire un carton. Malgré ses efforts, il ne décocha pas un sourire, mais au moins il n’avait plus l’air de revoir le fantôme de son camarade. Il raconta une soirée à laquelle il était allé. Il massacrait tellement les détails qu’il aurait pu s’agir de n’importe quelle pièce et de n’importe quel théâtre, mais l’essentiel était qu’il ne pensait plus au monde souterrain.
Il n’était pas très tard quand ils finirent. Elle fit la vaisselle et il retourna fouiller la bibliothèque.
– C’est un choix éclectique que vous avez là.
– Je récupère parfois les exemplaires presse qu’on reçoit au bureau, dit-elle en désignant le label à l’intérieur de la couverture. On en échange aussi avec la voisine.
– Astucieux. Personne ne s’étonne de leur disparition, chez vous ?
– Je ne vois pas comment. De toute façon, les libraires n’en attendent pas moins. C’est toujours mieux que de les revendre. On en reçoit tellement – et pas que des bons, si j’en crois nos propres articles et mon expérience.
– Je vois.
Il choisit enfin un volume, s’installa dans un coin du canapé et se plongea dans sa lecture.
Arrivés au bout de la première semaine, Charlotte s’était faite à la présence de Halland. Il n’était pas très encombrant et se montrait plein de bonne volonté pour faire la cuisine et passer un coup de balai de temps en temps. Au bureau, il passait le plus clair de son temps dehors ou dans sa chambre noire et il ne s’en plaignait pas. Le samedi, le comptable lui versa le reste de son salaire et lui adressa ses félicitations pour son nouveau travail.
Kresner revint ce jour de son voyage. Quand il passa dans le bureau de Charlotte lui confier son manuscrit, elle en profita pour entamer la conversation.
– Avez-vous fait bon voyage ?
– Assez bien, mais l’hôtel était affreux, on nous a servi un thé tiède et presque transparent pour le petit-déjeuner et du poisson mal cuit à déjeuner. Enfin, j’en ramène des nouvelles pour la une de demain. C’est arrangé avec Kolberger. Je crois avoir tenu la limite.
Elle examina le document qu’il lui tendait. Ça devrait le faire. Il demanda d’une voix dégagée :
– J’ai appris que nous avons un nouveau photographe et que vous aviez aidé à le faire embaucher ?
– Oui, c’est un cousin éloigné à moi. Sa mère ma l’avait recommandé. C’est une incroyable coïncidence que ce fat de Grenz soit parti pile à ce moment, non ?
– Sans doute, convint Kresner, qui s’était assombri. Vous ne m’aviez jamais parlé de lui. Vous savez combien de temps il va rester ?
– Aucune idée. Je crois que ça lui plaît, comme boulot. Vous devriez aller lui demander vous-même.
– Bonne idée. Faut aller saluer les nouveaux, pas vrai ? On est une famille, ici, comme dit le patron. Il vous n’en a pas trop fait voir, d’ailleurs ?
– Bah, comme d’habitude. Vous savez comment il est…
Le journaliste l’admit volontiers, et s’apprêta à embrayer sur un autre sujet.
– Si vous permettez, j’ai du travail, l’interrompit Charlotte, le voyant prêt à rester discuter plus longtemps. Avec votre article, l’édition de demain est presque prête à envoyer aux presses.
Il cligna des yeux, décontenancé, et sortit en bafouillant des excuses. Elle s’attaqua à son article, un léger sourire aux lèvres.
La voix polie mais froide de Halland retentit dans le couloir. Elle tendit l’oreille malgré elle.
– Bauer m’a dit que vous vous connaissiez ?
– C’est un grand mot. Nous ne sommes pas très proches… D’ailleurs c’est la première fois que je viens à Berlin. Jolie ville, hein ?
– Sans doute, quand on découvre… Et vous faites de la photo avec votre boîte, là ?
– Oui, c’est un Kodak. Il a été importé directement des États-Unis. Vous voulez que je vous tire le portrait ? L’éclairage ne sera pas très bon ici, mais on peut se rapprocher d’une fenêtre.
– Je ne crois pas que ce sera nécessaire, franchement. Je vous souhaite une bonne continuation, monsieur.
– Moi de même.
Elle étouffa un ricanement. Échec pour le journaliste de pointe…
Comme à son habitude, Halland vint la voir avant de repartir. Elle-même avait terminé et se préparait.
– Ce serait une bonne idée que vous traîniez en route, lui suggéra-t-elle. J’ai à faire. Profitez-en pour sortir un peu, prendre l’air, ou que sais-je.
La nouvelle sembla le déstabiliser quelques instants avant que son masque de neutralité habituelle ne reprenne sa place.
– Très bien. Combien de temps suggérez-vous pour cette sortie ?
– Au moins une heure. Merci.
Elle prit le métro, qui pour une fois n’était pas parti sans elle en l’entendant arriver. Elle fit un détour par la boucherie et la marchande de fruits et légumes. Il serait sans doute content d’avoir un vrai menu du dimanche, non ? Quoi de plus dimanche qu’un rôti aux haricots verts ? Ils pouvaient sans doute se le permettre, à présent.
Arrivée chez elle, elle posa ses paquets et mit de l’eau à bouillir. Elle sortit la bassine pour préparer le bain, se déshabilla, et profita de l’eau chaude.
Elle venait de tresser ses cheveux encore humides quand on toqua à la porte. Elle enfila sa robe de chambre, serra les pans et alla ouvrir.
C’était la voisine, Sophie Wierowski, qui avait eu un bébé l’année précédente. Des mèches frisées s’échappaient de son chignon fait à la va-vite et sa robe bleue était froissée.
– Je suis vraiment désolée de te déranger à cette heure, s’excusa Sophie. Je voulais faire un gâteau pour demain, mais je n’ai plus de farine. Tu voudrais bien m’en prêter, s’il te plaît ? Je te la rendrai lundi.
– Bien sûr. Je vais te donner mon bocal, attends deux minutes.
Elle fila en cuisine récupérer l’objet promis.
– Comment va Uwe ? lança Charlotte depuis son placard.
– Il pleure toute la journée, et une bonne partie de la nuit. Je suis épuisée. Je crois qu’il fait ses dents. Tu ne l’entends pas ?
– Je ne suis pas du bon côté, par rapport à vous. Je ne crois pas que ça m’ait jamais dérangé.
– Tant mieux, parce que Victoria, je veux dire la vieille demoiselle Sprung, est venue se plaindre, tu sais. Soi-disant qu’elle entend le petit hurler jusque chez elle.
– Tu parles ! s’esclaffa Charlotte, revenue entre-temps. Elle habite au premier ! Si moi je ne l’entends pas alors que nous sommes à deux murs de distance, comment pourrait-elle, alors qu’il y a deux étages entre nous ?
– C’est bien ce que je lui ai dit ! s’exclama Sophie, victorieuse. Mais cette chipie ne voulait pas en démordre. Elle a promis de se plaindre au propriétaire. Heureusement, j’ai envoyé Ludwig arranger la situation. Elle s’est aplatie devant lui !
– Il n’est toujours pas rentré ?
Le triomphe s’effaça sur le visage de la jeune femme, qui répondit, sur la défensive :
– Il travaille beaucoup au ministère, tu sais. On lui a confié un dossier important… Mais il rentre toujours manger avec nous.
– C’est le principal, et puis, si sa carrière évolue, c’est toujours positif pour vous, surtout avec le petit.
Sophie ne désirait visiblement pas s’étendre sur le sujet.
– Et toi, comment ça se passe ?
– Bah, je suis toujours là à corriger des fautes d’orthographe. Tu ne croiras pas ce que peuvent écrire des hommes qui ont fait le lycée. C’est atroce.
– Ma pauvre, compatit Sophie. Que feraient-ils sans toi ?
– Ils auraient sans doute trouvé quelqu’un d’autre. Je ne me crois pas irremplaçable.
– Crois-moi, tu es merveilleuse, ma chérie.
Un geignement retentit dans l’appartement qu’occupaient les jeunes parents.
– Oh, là, là, il est réveillé. (Elle se retourna et cria :) Maman arrive, mon cœur ! En tout cas, merci pour tout, Charlotte. On se retrouve demain, comme d’habitude !
– À demain ! salua Charlotte tandis que le bébé se mettait à brailler pour de bon.
Elle allait vider l’eau du bain, mais elle se rappela un peu tard que Halland pourrait vouloir en profiter, lui aussi. Alors qu’elle se faisait cette réflexion, elle entendit le bruit de ses pas dans l’escalier.
– Vous tombez bien. L’eau du bain doit être tiède à présent. Votre balade était intéressante ?
– Très, répondit-il en se débarrassant de ses affaires dans l’entrée.
Il ne développa pas et partit vers la salle de bain.
Charlotte commença à préparer son repas. Il ressortit au bout d’une vingtaine de minutes, rasé de frais, les cheveux humides lui gouttant sur une chemise dont il n’avait pas fermé les premiers boutons. C’était l’apparence la plus détendue qu’elle lui ait jamais vue. Il vint s’installer à table avec son petit carnet et un crayon.
– La voisine est passée. Demain, nous allons à la messe toutes les deux. Voulez-vous venir ?
– Non merci. J’ai arrêté l’église à six ans et je n’y ai jamais remis les pieds. Je vous ferai le déjeuner, si vous voulez.
Elle aurait dû s’en douter. C’était sans doute mieux comme ça. Elle n’aurait pas à justifier sa présence à Sophie.
– C’est une bonne idée, dit-elle. Il y a du rôti. Vous savez utiliser un four à gaz ?
– Oui.
– Parfait.
Ils dînèrent, puis elle se choisit un livre encore non lu sur son étagère et s’installa sur le divan. On n’entendait que le frottement du crayon de Halland. De temps en temps, elle levait la tête, et s’étonnait alors de trouver le jeune homme si concentré, au lieu de l’obscurité qui régnait normalement à cette heure dans son appartement. Il faisait un bon colocataire : il n’était pas bruyant et ne refusait jamais de l’aider dans la maison. Les yeux de Charlotte se fermaient sur son livre. Elle le reposa, souhaita la bonne nuit à Halland, et alla se coucher.
Sophie toqua alors qu’ils finissaient leur petit déjeuner le lendemain matin. Charlotte cria « j’arrive ! », engloutit la fin de son café, emporta sa tartine, et se précipita à la porte. En se retournant, elle vit que Halland avait déguerpi en débarrassant sa place. Elle en profita pour ouvrir.
Sophie avait une bien meilleure mine que la veille, ses cheveux frisés et sagement recouverts d’un petit chapeau passé de mode. Charlotte devinait cependant que son teint frais et rose devait tout au maquillage. Le petit Uwe, qui n’avait pas encore l’âge de les accompagner, était gardé par son père. Ça devait le changer.
Charlotte fixa son propre chapeau sur son chignon et enfila sa veste. Elle ferma la porte à clé avec un léger pincement au cœur. Espérons que tout se passe bien.
Aller à la messe était la chose la plus normale de la semaine. Elle pouvait simplement suivre un déroulé qu’elle connaissait par cœur et se laisser porter par les chants et les prières.
Il faisait beau à leur sortie, un temps parfait pour traîner sur le parvis et discuter avec les connaissances présentes. Sophie souriait et riait, demandait des nouvelles des enfants et des parents. Charlotte se trouva prise dans une discussion avec un couple un peu plus âgé. Elle évoqua les pâtes aux petits pois et l’époux trouva l’idée intelligente. Ils lui donnèrent une recette de gâteau aux abricots. Puis Sophie vint les rejoindre et elle rassura l’épouse sur la poussée dentaire d’Uwe. La conversation dura une bonne demi-heure avant qu’un coup d’œil à la montre qu’elle portait au poignet ne rappelle brusquement à la jeune mère ses obligations. Le geste ramena Charlotte à la montre trouvée sur le quai, moins d’une semaine auparavant. Ils se séparèrent, Charlotte promettant de donner le résultat de ses essais de pâtisserie.
– Des gens vraiment charmants, déclara Sophie, qui soupira. J’espère que Ludwig a mis le poulet à cuire comme je le lui avais demandé, sinon, nous ne mangerons pas avant deux heures de l’après-midi ! Tu es sûre, tu ne veux pas venir ?
Charlotte refusa poliment, expliquant qu’elle s’était déjà acheté un rôti.
– Je voulais te dire, je sais que je travaille toute la journée, mais si un soir tu es encore toute seule et que tu veux prendre un peu de temps pour te reposer, tu peux me déposer ton fils. Je lui donnerais sa panade et je lui chanterai des chansons.
– C’est vraiment très gentil. J’essaierai d’y penser.
Elles étaient arrivées à leur étage. On entendait le petit crier, mais au moins le couloir sentait le poulet rôti. La jeune femme dut refuser une nouvelle invitation à déjeuner.
– Bon, tant pis, fit Sophie en masquant tant bien que mal sa déception. Une autre fois, alors. Bonne journée !
– Bon courage, répondit Charlotte.
Elles échangèrent un sourire, Sophie timidement, Charlotte de façon rassurante, puis elles rentrèrent chacune chez elles.
Charlotte poussa la porte et suspendit ses affaires. Il faisait frais dans l’appartement. La cuisine est étonnamment bien rangée. Elle était sûre d’avoir laissé ses affaires en vrac en partant. L’air sentait le charbon, la javel et la fumée de cigarette. Halland, évidemment – comment avait-elle pu l’oublier ?
Il n’avait pas bougé en l’entendant entrer. Il était assis à la fenêtre et lui tournait le dos. Devant lui, un paquet de cigarettes vide et une boîte d’allumettes ouverte. Elle se rapprocha. Il leva des yeux hantés vers elle quand elle fut à sa hauteur. Il tenait sa dernière cigarette entre ses doigts, soufflant la fumée à l’extérieur.
– Le rôti est au four, déclara-t-il d’une voix rauque.
Avait-il pleuré ? Ou seulement trop fumé ?
– Merci.
Elle tenta de lui sourire, mais il se remit à observer la cour. Elle décida de lui laisser son intimité et s’en alla à la cuisine.
Dans le four éteint elle trouva le rôti bien cuit et la casserole de haricots verts. Elle mit la table en jetant des petits coups d’œil à Halland.
Sa cigarette était finie, mais il n’avait pas bougé. Depuis combien de temps était-il là ? Au vu de la température de la pièce, la fenêtre était ouverte depuis une certain temps. Cela dit, le comptoir de la cuisine et la plaque de gaz étincelaient presque, donc il n’y avait pas passé sa matinée. Bah, il avait bien le droit de profiter de son dimanche, lui aussi.
Enfin, alors qu’elle commençait à se demander si elle devrait remettre le rôti à chauffer, au risque de le faire trop cuire, il se décida à ramasser ses affaires et fermer la fenêtre. Il avait repris contenance, malgré les cernes sombres sous ses yeux.
– Votre matinée s’est bien passée ? lui demanda-t-il.
– Oh, oui. Rien d’extraordinaire. J’ai un peu traîné, car je discutais. Et vous ?
– J’ai nettoyé, répondit-il, comme si ce n’était pas évident.
– C’est très gentil de votre part. Merci.
– Ne vous en faites pas. Je trouve que ça aide à penser à autre chose.
Elle ne lui demanda pas quelle était l’autre chose à laquelle il ne devait pas penser.
– Que diriez-vous d’aller promener cet après-midi ? Il fait un temps superbe.
Il accepta. Le reste du repas se déroula en silence.
Après un café et la vaisselle, ils se préparèrent à sortir. Une fois descendus dans la rue, Charlotte expliqua :
– On pourrait prendre le métro pour Friedrichshain, qu’en pensez-vous ?
– Je préférerais marcher, si ça ne vous ennuie pas.
Ils décidèrent de longer plutôt la Spree, remontant vers le centre-ville.
– C’était ma dernière, fit Halland après un moment de silence.
– Cigarette ? demanda Charlotte.
Bien évidemment, cigarette, se reprit-elle en silence. Idiote. Il eut l’élégance de ne pas relever.
– Oui. C’était comme… comme un petit bout de chez moi, et je n’en ai plus.
Un silence.
– Comment c’est, chez vous ? demanda-t-elle.
– Pas comme ici. (Il jeta un coup d’œil aux alentours et développa.) On a des immeubles plus hauts, parce qu’il faut loger plus de monde sur moins de place. C’est souvent assez gris, pour être honnête.
Moi, j’habite très à l’est – je me demande si le quartier est même construit à cette époque. J’ai eu droit à un appartement pour moi, parce que je suis gradé, voyez-vous. Ça doit être encore plus petit que chez vous. La cuisine est en commun à tout l’étage. On croise souvent les voisins, on ne peut pas se sentir tout seul. Souvent, on cuisine à plusieurs. J’ai une voisine, elle s’appelle Amelie… elle fait de très bons gâteaux, des au chocolat avec une couche de mousse, ou aux fraises, ce genre de choses. Elle habite avec ses parents, ils sont déjà vieux. Elle travaille aux archives, au Ministère. Je l’ai déjà croisée là-bas.
Elle essaya de l’imaginer avec cette jeune femme, en train de boire du thé et de discuter du travail ou de la famille. L’idée lui paraissait absurde.
– Elle a l’air gentille. À quoi ressemble-t-elle ?
Il lui jeta un regard qu’elle ne sut interpréter.
– Elle est assez blonde, mais c’est une teinture. Par contre, elle a des yeux bleus au naturel. Elle n’est pas très grande, et elle porte souvent des pantalons à la maison, parce qu’elle trouve que les jupes ne sont pas pratiques.
– Des pantalons ?
Il ricana.
– Ça vous changerait, hein ? Imaginez des filles en pantalon, ou avec des jupes qui arrivent à peine aux genoux, les cheveux détachés qui leur tombent aux épaules, et des chaussures à talons, vous avez la femme la plus normale qui soit. Naturellement, on ne porte quasiment jamais de chapeaux…
– Elles doivent avoir froid, jugea Charlotte après un instant de réflexion.
Cette fois, il éclata franchement de rire.
– Que voulez-vous, c’est la mode. J’ai vu ici des dames avec des oiseaux entiers sur le chapeau. Pour moi, c’est une vraie abomination. Qu’est-ce qu’ils vous ont fait de mal ?
– C’est très cher. Ça montre que vous avez beaucoup d’argent.
– Naturellement. Ainsi marche le capitalisme, je crois.
– Vous croyez ?, répéta-t-elle, moqueuse.
– Je n’y connais pas grand-chose en capitalisme. On a laissé ça derrière nous.
C’était trop pour une seule journée. Elle en revint prudemment à un sujet moins vertigineux.
– Cette Amelie, elle vous plaît ?
– Pas comme vous vous l’imaginez. Elle est très gentille, et courageuse. Elle travaille beaucoup. Ces derniers temps, on ne se croisait plus beaucoup, parce que j’étais passé au service de nuit, donc quand je rentrais le matin, elle était déjà partie au travail, et inversement.
– Que faisiez-vous, exactement ? À part vous aventurer dans des couloirs de métro ?
– Normalement, j’étais là pour les empêcher de s’aventurer dans les couloirs de métro, justement. Je surveillais les environs. Nous avions eu vent de rumeurs… C’est notre boulot, ça, être au courant des rumeurs.
– Un peu comme des journalistes, fit remarquer Charlotte.
Il eut l’air surpris.
– Si vous voulez… Je n’y avais jamais pensé…
Elle posa une question qui la préoccupait depuis longtemps :
– Pourquoi le métro précisément ?
– Je vous ai dit que la ville était coupée en deux, non ? Les lignes datent d’avant ça. Elles traversent. Si on parvient à atteindre le réseau, on peut techniquement aller rejoindre l’autre côté… Il faut faire ça près de la frontière. Certains ont déjà essayé, mais ils se sont fait prendre. Les nôtres étaient plus persévérants. Ils sont passés par une aération et ont été repérés. On les a suivis avec Georg, et bon, vous connaissez la suite.
– C’est se donner beaucoup de mal.
– Oh, oui. C’est bien gardé. On ne veut pas non plus qu’ils viennent chez nous en douce avec leur propagande fasciste.
Il secoua la tête.
– Et maintenant, ils sont quelque part dans la nature…
– Qui sont-ils ?
– Je ne devrais pas vous raconter tout ça… Ils s’appellent Max Dietriech et Franz Mainzer. Ils ont vingt-quatre ans chacun. Ils ont tous les deux refusé de faire leur service militaire dans l’active et se sont rencontrés à l’usine où ils avaient été envoyés en compensation. Ils devaient avoir de l’aide de l’ouest. Quelqu’un pour les récupérer et les guider dans les couloirs de l’autre côté, j’imagine. Ils étaient surveillés activement depuis quelques mois, quand ils ont commencé à recevoir de la visite de gens de l’autre côté. On ne savait pas quel jour ils voulaient le faire. Je crois qu’eux non plus. Ils traînaient souvent vers les issues du métro. Ils attendaient leur chance. Ils doivent être déçus…
– Vous aviez déjà entendu parler de ça ?
– Des traîtres qui tentaient de traverser ? Oui. Ils sont morts.
– Non, je veux dire de gens qui ne venaient pas de la bonne époque.
– Non, jamais. Vous croyez qu’il y en a d’autres ? Je ne vois pas trop comment. Si l’un de vos compatriotes se retrouvait chez nous, il ne passerait pas inaperçu.
– Je me demande comment ça marche.
– Je ne sais pas. On n’a pas passé de portail lumineux, ou ce genre de choses. On a pris un couloir de service qu’on croyait connaître, et on s’est retrouvé ici sans chemin de retour possible.
Il avait l’air tellement malheureux qu’elle abandonna.
– On pourrait essayer de faire passer une annonce pour les retrouver ?
– J’y avais pensé, mais c’est trop dangereux. Pour le moment, ils ne savent pas que je suis là. Si ça changeait, ils auraient tout intérêt à m’éliminer. Pensez-y. Je suis le seul qui sache d’où ils viennent vraiment.
– Mais alors, quoi ? Attendre qu’ils réapparaissent comme par magie ? Il y a un million d’habitants dans cette ville ! Et ils pourraient être déjà à Königsberg, à Paris ou en Amérique !
– Ça m’étonnerait. Vous oubliez qu’ils n’ont pas de papiers, ni d’argent, ni de connaissances de la vie pratique. Ils n’ont que leur savoir-faire d’ouvriers, et ça ne va pas très loin. Ils ne sont même pas allés au lycée. En plus, qui va à Königsberg pour le plaisir quand il est berlinois ? C’est au fin fond de la vieille Prusse ! Non, je suis persuadé qu’ils sont restés ici. C’est le seul endroit qu’ils connaissent.
Il n’avait pas tort.
– Dans ce cas, on va forcément finir par entendre quelque chose. Gardez espoir.
Ça n’eut pas l’air de lui remonter le moral, mais c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour le moment.