Arcis regarda autour de lui, la pièce dans laquelle il venait de réapparaître était ronde, les murs étaient lisses, sans aucun artifice de décoration. Proche du cercle de Trieste, une échelle plongeait dans les ténèbres. A partir de cet endroit, c'était voyage dans l'inconnu. Au centre de la pièce, un sarcophage de pierre était posé sur une table et à proximité un système de poulie avait été placé au-dessus d'un trou dans le sol. Arcis supposa qu'ils descendaient les prisonniers par ce mécanisme. La symbolique de descente, vers les geôles, dans un cercueil était lourde de sens. Une fois entré dans ces lieux, on ne ressortait pas. Sa réputation n'était pas usurpée. Arcis touchait des yeux une légende, une histoire pour effrayer autant les enfants que les adultes. Un souvenir lui revint en mémoire, celui d'un conteur qui venait parfois à Stannarg. Un vieux bonhomme à la peau aussi sèche qu'un puits du désert des Maelstroms. Une de ses histoires racontait le calvaire d'un pauvre homme captif de la prison légendaire. Il levait les mains comme un prédicateur et parlait doucement comme s'il murmurait un secret.
— Construites par les premiers êtres. Les geôles de la putrescence existent, n'en doutez jamais! Y pénétrer c'est fouler le sol maudit de l'antre de la mort en personne. Priez pour ne jamais y mettre les pieds car elles sont sans retour.
Arcis frissonna. A l'époque, jamais il n'aurait imaginé que ce vieux fou avait raison et qu'un jour il y pénètrerait. Ces lieux sentaient la mort. L'angoisse pointait et montait depuis le ventre d'Arcis. Le jeune homme contrôla sa respiration. Iria, Ereïm et Sinfen l'avait préparé à tout cela. Pendant plusieurs années, il s'était entraîné sans relâche avec un seul but, sauver son père. Il regarda autour de lui.
Pouvait-on vraiment se préparer à se retrouver dans un tel endroit?
Même Ereim qui avait rassemblé toutes les rumeurs, les histoires, les légendes sur les fameuses geôles doutait de la véracité de l'existence d'un tel lieu. Tout n'était que spéculations mais au moment où Arcis avait posé les pieds dans le mythe, l'imaginaire était devenu tangible. Pour le moment, tout se passait à peu près comme prévu hors mis le fait qu'il se soit retrouvé nu, qu'ils aient du affronter un troll et qu'il se retrouvait seul dans les geôles.
En fait rien ne se passait comme prévu.
Arcis huma l'air, des remugles de pourritures et de sang agressèrent ses narines mais le plus étrange était l'absence de gardes. Une prison telle que celle-ci devrait être gorgée de sentinelles armées jusqu'au dents. Il attendit quelques minutes, fixant avec espoir le cercle de Trieste mais Iria n'apparut pas. Le fils de Loup se persuada que tout allait bien, il n'avait jamais rencontré une combattante aussi douée. Elle était rapide, agressive sans être irréfléchie et son atout principal, elle lisait dans les pensées, ce qui lui donnait toujours un temps d'avance sur ses adversaires à l'exception des créatures stupides tels que les trolls. Arcis s'était attaché à la jeune femme plus qu'il ne l'aurait voulu. Des sentiments contradictoires le taraudaient de temps à autre et l'empêcher de se concentrer. Pour le moment c'était l'inquiétude qui l'envahissait, il fut contraint de fermer les yeux afin de ralentir sa respiration.
Papa.
Arcis, à contre-cœur, se lança, seul, sur l'échelle qui plongeait dans les ténèbres. Les murs et le plafond étaient humides. Des milliers de gouttes d'eaux s'en échappaient et formaient une pluie grossière qui chutaient et percutaient le sol de pierre, quelques mètres plus bas. L'écho sinistre de leurs sons résonnaient dans le silence pesant des lieux. Le jeune homme ne tarda pas à finir sa descente. Ses pieds se posèrent dans une pièce similaire à la précédente à la différence qu'au centre un pilier énorme emplissait une partie de l'endroit. Sur le mur circulaire se trouvaient plusieurs portes fermées, de nombreuses torches éclairaient les lieux lugubres d'une lumière chaude mais insuffisante à apporter un quelconque réconfort. Arcis se sentait comme un pilleur de trésors que l'on aurait jeté dans un donjon sans carte et aucune indication.
Il pensa au cercueil au dessus du puits dans la première pièce. Logiquement, il devait exister une sortie dans cet immense pilier central. Il se hâta de l'examiner et rapidement il trouva une porte. Prudemment il l'ouvrit. Un escalier en colimaçon collé au mur descendait. Une odeur rance agressa son odorat et lui donna envie de vomir. Quelques cris plaintifs montèrent des profondeurs, mi hommes, mi bêtes.
Les marches s'enfonçait dans les entrailles de la prison. Les murs suintaient un liquide noirâtre. Quelques torches aidaient à se diriger mais la pénombre dominait la lumière. Le sol et les marches étaient en pierre lisse. A chaque palier une porte de métal sombre et une chaise qui attendait le postérieur d'un gardien. Arcis décida de descendre directement au dernier niveau. Si son père n'était pas là, il remonterait et explorerait chaque étage.
Tandis qu'il s'enfonçait dans les profondeurs des geôles, une sensation de tristesse intense s'empara de lui comme si le désespoir était devenue une maladie et qu'il venait d'être contaminé. Les pires pensées l'assaillirent. Il vit le cadavre de son père démembré. Iria mourrait dévoré par le troll, sa mère tombait sur le sol avec un trou dans la poitrine, un homme riait et levait son coeur encore palpitant dans sa main. Sa petite soeur pendue se balançait lentement. Les larmes coulaient comme une rivière sur ses joues. Ses jambes ne le portaient plus. Ses bras devinrent lourds. Il eut envie de mourir. Il chuta dans l'escalier. Il n'eut aucune douleur physique. mais les tourments le tuaient, ils dévoraient la moindre parcelle d'espoir. Arcis ne bougeait plus, il n'en avait plus la force, ni l'envie. Le jeune homme gisait là, immobile, incapable de bouger, vidé de toute force et de toute volonté. Il n'était plus qu'une ombre brisée, un fantôme errant dans les ténèbres de son désespoir.
Papa je suis désolé. Tu es mort.
Réagit!
Tout ceci ne sert à rien.
Bouge!
Je vais mourir ici. Comme toi papa.
Lève-toi abruti!
Arcis ouvrit les yeux. Le visage d'Iria planait au dessus de lui. Qu'elle était belle. Il voyait ses mains fines s'agiter. Il sentit une légère douleur sur les joues qui, rapidement, devint plus vive.
Bouge toi!
La voix d'Iria hurlait dans son esprit.
Allez bougre de limace!
Ses joues étaient en feu. Il se rendit compte que la jeune femme le giflait.
Je te frapperai jusqu'à je ne sente plus mes mains mais tu vas réagir!
Arcis tenta de se mouvoir. Ses muscles lui faisaient si mal. Il cria.
Ne me laisse pas tomber! J'ai besoin de toi!
Le jeune homme se redressa brusquement envoyant Iria valdinguer.
— Iria! Ca va?
La jeune femme était déjà debout.
Oui. Et toi?
Arcis secoua la tête.
— Que m'est il arrivé?
Tu as sombré dans la désespérance.
— Je ne comprends pas.
Je ne suis pas sûr Arcis mais j'ai déjà vu ça sur le bateau de mon père. Nous voguions sur la mer des Sarcasmes. J'ai vu des marins chevronnés complètement désespérés qui se laissaient mourir. Certains se sont jetés à l'eau et se sont noyés. Nous n'avons jamais su ce qui c'était passé. Mon père avait maugréé quelques mots concernant une magie noire mais il n'est jamais rentré dans les détails. Cette prison a des milliers d'années. Qui sait quelle sorcellerie traîne par ici. Je l'ai senti aussi ce gouffre de désespoir en descendant mais je ne sais pas pour quelles raisons je n'ai pas été touché comme toi.
— Je ne voulais plus vivre Iria.
Pourtant tu es revenu. Tu devais avoir de bonnes raisons.
Arcis hésita un instant avant de répondre.
— Mon père. Je ne laisserai pas.
Iria baissa les yeux.
Une très bonne raison.
Arcis se frotta les joues.
— Tu m'as frappé!
La jeune femme leva la main.
Et j'y ai pris du plaisir!
— Sadique!
Le jeune homme bouscula légèrement Iria avec son épaule.
Je suis content de te voir.
La jeune femme sourit.
Tu m'étonnes! Je t'ai encore sauvé la mise!
Et ce troll?
A ton avis?
Arcis sourit.Les deux compagnons continuèrent leur descente. Arrivés au cinquième et dernier palier Arcis et Iria franchirent une porte qui gémit en s'ouvrant, empêchant toute tentative de discrétion.
Le cœur battant, leurs mains posés sur la garde de leur épée, ils commencèrent à déambuler dans ce cercle de mort. L'endroit était encore plus lugubre que tout ce qu'ils avaient vu avant. Un mélange immonde d'odeurs pestilentielles flottait en ces lieux. Le sol était jonché de détritus et d'excréments. Le liquide, qui stagnait dans de petites flaques, sentait l'urine. A cet instant, il se demanda comment un être pouvait survivre ici plus d'une année. Son père y avait passé dix ans. S'il était vivant, dans quel état allait-il le retrouver? Il chassa cette pensée de son esprit. Iria avait ressenti le désarroi d'Arcis.
Si une personne est capable de survivre ici c'est ton père.
Le jeune homme ne répondit pas. La pièce était identique à la première qu'il avait traversé. Sur le mur, d’innombrables portes fermées semblaient gémir. Les prisonniers exhalaient leurs souffrances. Arcis inspira profondément l'air vicié. Son coeur ralentit doucement.
Je vais à gauche.
Le fils de Loup resta silencieux et commença à inspecter les cellules à droite. Des visions d'horreur à chaque pas. Une femme tenait son enfant mort dans ses bras, elle lui chantait une berceuse en souriant. La mère s'arrêta de fredonner un instant et le fixa d'un regard hagard et continua de chanter.
Les yeux d'Arcis s'humidifièrent.
Ne te laisse pas prendre par la tristesse.
Sors de ma tête Iria! Laisse moi tranquille!
Arcis continua sa progression, espérant et craignant à la fois ce qu'il allait trouver. La galerie des horreurs continuait. Plusieurs fois il ferma les yeux.
Déjà dix cellules.
La onzième pièce était aussi sombre que les autres. Il distingua une silhouette était assise au fond de la cellule. Un murmure lancinant, comme une comptine montait vers le plafond crasseux. Le coeur d'Arcis s'emballa.
— Papa?
Le chant s'arrêta.
Lentement et avec peine, le prisonnier se leva, sa maigreur était douloureuse à voir. Il se retourna. la voix était sans vigueur.
— Arcis?
Le jeune homme força la porte avec son arme et se précipita vers son père.
— Papa!
Il s'enlacèrent. Loup sentit les larmes de son fils couler sur sa joue. Arcis sentit la faiblesse de son père, lui qui était si fort, semblait être aussi frêle qu'un enfant.
— Je t'ai cherché pendant si longtemps! Je savais que tu étais encore en vie! Je le savais!
Loup regarda son fils.
— Regarde toi. Tu es un homme maintenant! Tu es si beau. Tu as le même regard que ta mère.
Arcis regarda le visage son père qui même dissimulé sous une barbe sale et broussailleuse était reconnaissable. Son regard était celui d'un homme qui avait souffert. Son corps était couvert de cicatrices. Il n'avait plus d'ongles ni aux mains, ni aux pieds.
— Arcis. J'ai rêvé de ce moment tellement de fois que ça me parait pas réel. Tu es vraiment là?
— Oui papa, ton cauchemar est fini. Tu m'as tellement manqué.
Loup scruta l'entrée de sa cellule.
— Iria sort de là, toutes ces années dans l'obscurité ont affûté ma vue dans le noir.
Je ne voulais pas vous déranger.
— Approche Iria.
Iria s'avança les yeux brillants. Loup la prit dans ses bras.
— Merci Iria.
Ne me remerciez pas loup.
— Tu as pris soin de mon fils comme je te l'avais demandé.
C'est lui qui a pris soin de moi.
Loup sourit pour la première fois depuis un très long temps.
Iria d'un côté, Arcis de l'autre. Il les tenait fort de peur qu'ils disparaissent.
— Faites moi plaisir.
— Tout ce que tu veux papa.
— Sortez moi d'ici!
— On est parti.
— Attendez!
— Reste près de moi fiston.
— T'inquiètes pas papa, nous aurons tout le temps..
— Non tu n'as pas compris, si tu me lâches, je tombe. Mes jambes ne me portent plus. Ils ont bien fait pour leur travail. Maintenant, il faut ouvrir les autres cellules.
Iria et Arcis se regardèrent.
— Non papa, on a pas le temps, nous sommes venus pour toi, juste pour toi.
— Arcis je ne les laisserai pas dans cet enfer. Je ne connais pas leur visage mais je connais leur voix, j'ai entendu leurs souffrances. Ce sont mes compagnons depuis dix ans, beaucoup sont morts et plus aucun d'entre eux ne mourra ici dans cette horreur. Arcis et Iria savait que ce regard signifiait que la discussion n'était pas possible.
Ils cassèrent chaque serrure, certains étaient morts, laissés ainsi à pourrir sur le sol. D'autres étaient à peine vivants, leur corps racontait leurs souffrances, Leurs regard n'exprimaient que le désespoir.
Arcis ouvrit la cellule de la femme qui tenait son enfant mort. Elle ne bougeait plus. Elle ne respirait plus. Elle aussi s'était échappée de cet enfer mais elle ne reverrait pas la lumière du soleil. Arcis caressa le visage de la malheureuse. Il était encore chaud.
Comment peut-on faire ça à des êtres vivants?
La gorge serrée, il sortit. Une poignée d'êtres faméliques, les yeux larmoyants, se tenait devant Arcis.
— Venez mes amis. Fuyons ce lieu maudit.
Ils parvinrent lentement mais sans encombre jusqu'au portail de Trieste. Aucun garde ne vinrent troubler leur évasion. Iria fut la première à quitter les lieux puis un par un, huit prisonniers posèrent leurs pieds sur le cercle de pierre.
Arcis et son père furent les derniers à partir.
Le jeune homme regarda Loup.
— Tu es prêt papa?
— Je ne sais pas. Dix années sont passées. Le monde a du tellement changé. Je n'y ai peut-être plus ma place, il soupira, peut-être n'y ai je jamais eu ma place.
— Papa. S'il y a une chose qui est certaine c'est que ce monde malade se portera mieux avec ton bras pour nous guider.
— Arrête Arcis je ne suis pas un guide, je ne suis qu'un père et un époux qui a failli dans tous les domaines.
— Papa tu...
Loup l'interrompit.
— Mon fils. Je suis fatigué. Dix ans de tortures et de souffrances m'ont anéanti. Je n'ai résisté que pour revoir ton visage une dernière fois. Regarde moi je ne suis qu'une ombre.
— On va t'aider à récupérer.
— Ne nous voilons pas la face. Alzebal a réussi. Elle m'a brisé.
Arcis préféra écourter la conversation qui prenait une tournure qui ne lui convenait pas.
— Nous en parlerons plus tard. Chaque chose en son temps.
Il tapota l'épaule de son père.
— Pour le moment sortons de ces geôles maudites.
Une lumière vive et ils se retrouvèrent dans le sous-sol de la Tour Blanche.
Un cadavre de troll était étendu sur le sol. Iria s'occupait des évadés. Arcis regarda la jeune femme avec un air dubitatif.
— Mais comment tu as fait ça?
Iria sourit.
Tu ne pensais pas que j'allais te donner tous mes trucs de guerrière, j'en garde quelques uns sous le coude.
Elle lui fit un clin d'oeil.
Arcis secoua la tête.
— Allez bourreau de trolls. On y va!
Ils se faufilèrent à l'extérieur en passant par l'entrée principale, vide de moines occupés à prier. Le parvis autour de la tour était vide aussi.
Arcis siffla et une carriole conduite par une silhouette, dont la tête était recouverte d'une capuche, attendait les fugitifs.
Tout le monde s'installa à l'arrière et le chariot démarra au son du hennissement des chevaux. Iria regarda la tour blanche disparaître au loin.
C'est moi ou c'était vraiment très facile?
Arcis ne répondit pas mais cette évasion avait été trop simple.