Le dit de Lao
Pendant une fraction d’éternité, ce fut comme si la réalité même était prise de vertiges. Puis, ma tête heurta violemment le sol. De la poussière pénétra dans ma bouche ; je fus pris d’une quinte de toux. Je n’eus pas besoin d’avoir recouvré mes esprits pour comprendre que ce qui venait d’advenir était une bourde magistrale.
La situation empira quand Silvia Hostiliana, entraînée à ma suite, tomba sur moi. J’eus la sensation que mes poumons venaient de se faire aplatir comme un linge mouillé par un lavandier-batteur. Incapable de me relever, je poussai une série de grognements en signe de protestation. Le grand démon blanc avait été réduit à une vulgaire paillasse !
Son Excellence la Renégate demeura immobile pendant que j’agonisais sous son poids impérial. Mon humiliation ne fut complète que lorsque j’entendis la belle voix de ma Tillia s’inquiéter de son sort :
« Ne bouge pas, tendre amie, je vais t’aider à te relever. Démon, arrête de te débattre, tu vas blesser Silvia. »
Je passerai sous silence les minutes qui s’ensuivirent, durant lesquelles aucune main serviable ne me fut proposée afin que je retrouve une position plus convenable à ma dignité de démon.
Quand je fus debout, les jambes chancelantes, le souffle court, l’esprit sonné, Tillia me dit :
« Eh bien, j’ai failli attendre. »
Elle portait des soies que je ne lui avais jamais vues, au style charmant, bien qu’un peu désuet. Il me rappelait la mode d’un temps – deux siècles plus tôt pour être exact – que j’aurais voulu oublier, mais que le spiritus de Kaecilius, dans sa fougue, avait fait remonter à la surface de ma mémoire. Elle avait passé un bras autour de la taille de Silvia qui nous observait sans mot dire, curieuse de découvrir le type de relation que nous entretenions.
Je me forçai à lui sourire.
« Je suis ravi de te retrouver, Maîtresse Sophia, fis-je avant d’incliner la tête en signe de respect.
— Point la peine de faire tant de manières, me réprimanda-t-elle. Silvia n’est pas une étrangère. Parle donc sans fard. »
Je clignai des yeux.
Silvia n’est pas une étrangère ?!
Dire que j’étais tombé dans une réalité alternative était l’euphémisme du siècle. Je regardai le sol pour vérifier que mon sang ne maculait pas l’herbe et que je n’y avais pas laissé un morceau de mon cerveau, ce qui aurait pu expliquer pourquoi la situation dans laquelle je me trouvais m’échappait à ce point. J’étais peut-être même victime d’hallucinations : de tout temps, Tillia n’avait jamais supporté qu’on l’approche, ce qui présentait des difficultés pour ses servantes quand elles devaient l’habiller ou la coiffer. Comment pouvait-elle, dans ce cas, toucher spontanément la sœur de Kaecilius, sans paraître troublée le moins du monde par cette intimité physique ?
Je la vis même réajuster une mèche de cheveux et chasser un brin d’herbe qui s’était accroché aux robes brodées de Silvia. Des attentions dont je la savais incapable.
« La traversée provoque quelques vertiges, mais cet état n’est qu’éphémère. Je suis désolée de t’avoir faussé compagnie sans te prévenir. L’appel de ce monde était trop grand pour que je lui résiste. Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? » lui demanda-t-elle.
Cette familiarité ne sembla pas surprendre Silvia, qui se fendit d’un sourire sincère comme pour la rassurer, puis son regard calculateur vint se reposer sur moi. Elle avait deviné que ma relation avec ma maîtresse allait au-delà d’un simple rapport maître-esclave. Contrairement à son frère, qui refusait de reconnaître ma vraie valeur, elle avait prêté attention à la rumeur publique, selon laquelle je participais de la grandeur du clan domitilien. Sans mentionner le fait que son oncle, qu’elle haïssait tant, était allé jusqu’à former une alliance improbable entre nos deux clans afin de mettre la main sur mes connaissances. Si son éducation l’empêchait de me considérer comme un égal, son pragmatisme politique jugeait nécessaire de me garder à l’œil.
Or, à cet instant, je me fichais d’intéresser Silvia Hostiliana. J’aurais souhaité obtenir l’attention de celle que j’avais protégée depuis sa tendre jeunesse et initiée aux mystères de la Voie Vertueuse. Si l’ingratitude était l’un de mes nombreux défauts, il semblait que je l’avais transmis à Son Excellence la Vertueuse Sophia Domitillia Acea. Était-il trop demandé de s’inquiéter de ma santé après une telle chute ?
« Est-ce que tu as faim ? Souhaiterais-tu boire du thé ? Mon hôte dispose des meilleures cueillettes de la décennie.
— Peux-tu nous dire où nous nous trouvons ? demanda Silvia.
— Dans un monde inversé. Un véritable cauchemar », maugréai-je, jaloux malgré moi.
Je jetai un œil noir à ce qui nous entourait, mais je dus convenir que l’artiste qui avait créé ce monde n’était pas un débutant : la montagne boisée, à l’arrière-plan, semblait élever par sa seule présence ce palais de campagne, dont les basses bâtisses n’étaient composées que d’un rez-de-chaussée ; la luminosité ambiante était vive comme une journée d’été, mais la chaleur, habituellement écrasante d’humidité en pareille saison, gardait une légèreté toute printanière. Je repérai même un petit jardin qui bourdonnait d’insectes dans lequel j’aurais bien aimé faire une sieste.
« Je suis fatigué, annonçai-je.
— Arrête de te plaindre, démon, répondit Tillia. Ta réclusion à Fleur-Éclose t’a fait perdre ta vitalité. Il va falloir que je te donne davantage de corvées physiques. »
Je fus tenté de répondre, mais Silvia fut plus rapide que moi.
« Mon petit frère a partagé une partie de son spiritus avec lui pour le sauver d’une mort certaine. Je crains que le Démon blanc n’ait réellement besoin de se reposer. »
Tillia tourna son attention vers moi, ses sourcils élégants froncés.
« À quoi cela sert-il de me seriner tes enseignements spirituels si tu es le premier à ne point les suivre ?
— On ne m’a pas laissé le choix », répondis-je, grognon.
Quand elle demanda confirmation à Silvia Hostiliana, celle-ci se contenta d’acquiescer.
« Mais quand même… cette promiscuité avec mon futur époux, je ne crois pas qu’il soit convenable que je la tolère. Qu’en penses-tu, Silvia ?
— Est-ce que cela importe tant si tu n’épouses pas Kaecilius, en fin de compte ? répondit l’intéressée.
— Non, tu as raison. J’imagine que non. Soit, démon, je te pardonne cet écart de conduite. De toute manière, quand tu auras recouvré ta liberté, tu feras ce que tu voudras…
— Puisque nous en sommes à parler de ma liberté, maîtresse… Au plus vite, il faudrait que nous…. »
Sans m’accorder davantage d’attention, elle entraîna Silvia vers l’entrée principale de la villa.
« Je dois te montrer la suite dans laquelle je suis logée, lui dit-elle. Notre hôte, que je soupçonne d’être un Dieu, répand sur moi des largesses extravagantes.
— Qui est-il ?
— Je ne l’ai pas encore rencontré. Tu verras, on pourrait croire que je suis la maîtresse des lieux. Ses serviteurs sont à mes petits soins du matin au soir et du soir au matin. À peine suffit-il que j’éprouve l’ombre d’un besoin pour qu’il soit immédiatement satisfait – et ce même, sans que je dise un seul mot.
— Vraiment ? Les esclaves ne savent pourtant pas travailler sans recevoir d’ordres.
— Justement… Ces serviteurs me semblent être de condition libre. D’ailleurs, je crois qu’ils ne sont pas humains.
— Ceci expliquerait cela », convint Silvia Hostiliana.
Elles ne se soucièrent pas de vérifier si je les suivais (ce que je fis, à contrecœur). Je les regardai s’absorber entièrement dans la compagnie de l’autre, me demandant comment une telle amitié avait pu naître en si peu de temps. Il semblait que ma Tillia s’était éprise de sa future belle-sœur – une renégate en plus, et que ses sentiments étaient réciproques.
Oui, mon cher public, il est vrai que Tillia était fascinante, mais ses manières abruptes rendaient sa compagnie aussi plaisante que celle d’un porc-épic. Même sa famille éprouvait des difficultés à la fréquenter, si bien qu’elle avait jugé préférable de la reléguer à Fleur-Éclose ; jusqu’à présent, j’avais été le seul à la supporter.
Un sentiment de solitude s’abattit soudainement sur moi.
« Habitue-toi à cet état de fait, Lao, me conseillai-je à voix basse, un goût amer dans la bouche. Quand elle t’aura affranchi, tu seras tout seul. Libre, certes, mais seul. »
Pour un peu, à ce vide que j’éprouvais, j’aurais préféré la franche animosité de Kaecilius. Au moins, quand il me regardait avec son air hautain, j’avais l’impression d’exister.