5. Un code auto-reproductif destructeur

Par Rachael

Taz les rejoignit dans l’antre de Marsou dès qu’ils l’eurent prévenu. Il questionna Keizo, sans en tirer grand-chose. Il ne se souvenait de rien : ni de son époque, ni de la vie qu’il avait menée, ni de sa planète d’origine. Il ne savait même pas d’où sortait ce nom qu’il venait de choisir.

Impatienté, Taz finit par le laisser partir. Il retint Mu quelques instants de plus pour lui transmettre ses consignes :

— Tu l’interroges à ta façon. Tu le fais parler ou plutôt écrire, maintenant qu’il le peut. Il te fait confiance, alors c’est à toi qu’il se livrera si la mémoire lui revient. Enfin, s’il l’a vraiment perdue…

— Tu crois qu’il nous ment, Taz ? hoqueta Mu, interloquée. Mais non, c’est juste pas possible, il est trop, trop…

— Quoi, trop fragile, trop innocent ? Parce que ses longs cils papillonnent ou qu’il a un joli minois ? Qu’est-ce que tu en sais ? C’est peut-être le plus grand acteur de la flotte ennemie. Ça peut même être un ultra, pour ce que j’en sais.

Mu le toisa comme s’il venait de sortir une stupidité sans nom. Il souffla avec agacement. Il se rappelait avec nostalgie le temps où elle le regardait avec admiration et respect. Époque révolue : l’adolescence avait tout ravagé.

— Quoi ?! insista-t-il. Je dramatise ? Peut-être bien, mais réfléchis : quoi de plus commode qu’une amnésie pour dissimuler des secrets ? Je peux imaginer une bonne centaine de raisons susceptibles de l’amener à mentir. Tu t’es forgé ta propre opinion, très bien ; mais moi, je me méfie, Murcile, ça m’a gardé en vie jusqu’à cet âge. Tu ferais bien d’en tirer des leçons. Une seule chose est sûre : ce n’est pas un type ordinaire, et je veux savoir qui il est. Ne te laisse pas embobiner par son air perdu ou ses œillades enjôleuses. Arrête de te prendre pour sa môman ou sa grande sœur ! Conserve tes distances, tu m’entends, sacrespace !

Son regard appuyé dissuada Mu de répliquer ; elle se contenta d’ouvrir la bouche sans rien dire. Taz parvenait encore à lui clouer le bec. Il en conçut une certaine satisfaction.

— Marsou, tu as cherché dans les archives du vaisseau, avec ce qu’on connaît sur lui ?

— Rien trouvé, chef.

— Ah, pas étonnant, elles ne sont pas très fournies. Et puis, il est trop vieux.

Mu gloussa.

— Trop vieux ?

Taz la considéra avec irritation. Cette petite consacrait trop peu de ses heures de loisir à s’instruire, il faudrait qu’il y remédie.

— Mère Sacrée ! Murcile, tu m’agaces… Ne joue pas les idiotes ! Il a passé trop d’années dans ce caisson, voilà ce que je veux dire. Nous ne possédons que des encyclopédies ici, du savoir général. Elles ne sont très détaillées que pour les évènements récents. Alors, à moins qu’il ait été très célèbre en son temps, il n’y a aucune raison qu’on trouve sa trace dans nos encyclopédies, et…

Taz s’interrompit pour réfléchir.

— Marsou…

— Mhm ?

— Et le grand vaisseau ? Il y a peut-être moyen d’y grappiller de l’information de son époque ?

— Oui, mais je ne peux pas me couper en deux, Taz. Je travaille d’abord sur nos systèmes, ça reste prioritaire, non ?

— Je vais charger Molenn d’interroger les archives de bord du grand vaisseau. Nos ancêtres ont peut-être des secrets à nous apprendre. Ça prendra plus longtemps que si tu t’en occupes… bah, ce n’est pas le temps qui nous manque, après tout !

 

¤¤¤

 

Après avoir quitté Taz, Mu chercha Keizo. « Sa môman ou sa grande sœur », avait raillé Taz. Elle se comportait ainsi ? À vrai dire, des pensées beaucoup moins fraternelles l’avaient troublée, ces derniers jours : depuis peu, quand Keizo lui démêlait les cheveux dans le bain, des tas de sensations bizarres lui traversaient le corps, tandis que quelque chose comme de l’électricité courait sous sa peau. Peut-être qu’il serait sage de se relâcher sur l’hygiène…

Après avoir essayé divers lieux familiers où il pouvait se cacher, Mu finit par le dénicher dans la petite cabine qu’elle possédait sur le Vieux Marp. Un recoin exigu, mal ventilé, encombré d’affaires empilées au petit bonheur. Elle tenait à peine assise sur le lit encastré sous un escalier qui menait au pont supérieur. Elle n’y mettait plus guère les pieds, mais elle l’y avait emmené pour prendre des vêtements quelques jours plus tôt. Elle en avait eu honte ; cela lui avait semblé si misérable, sale, étriqué. Il n’avait rien dit – bien sûr. Elle le retrouvait là, rencogné sur un bout du matelas, les genoux serrés entre ses bras, l’air perdu. Elle repensa aux inquiétudes de son père, qu’elle balaya d’un soupir. Cela lui paraissait si disproportionné, si outrancier. Comment imaginer un instant qu’il soit dangereux ?

Elle s’accroupit à côté du lit et chuchota :

— Ça va ?

Il saisit le jouet qu’il trainait partout et y écrivit :

Les mots sont revenus, comme s’ils attendaient, sagement rangés derrière une tenture tirée. Lever de rideau !

---

Elle sourit à l’image choisie. Mu n’avait jamais assisté à une représentation théâtrale pour de vrai, mais elle connaissait le concept, bien sûr. Il continua :

Les mots et avec eux la pensée structurée… et la notion du temps écoulé. Si j’en juge par les séquelles, j’ai dû rester plus de cent ans dans ce sarcophage.

---

Mu se mordit la lèvre. Pas besoin de lui cacher la vérité ou de lui emballer d’un joli papier, il avait tout de suite ciblé l’essentiel.

On n’en sait rien. Marsou a dit au moins cent cinquante. Peut-être plus.

---

Bof, je ne suis plus à ça près… De toute façon, je ne me souviens de rien, alors les gens qui faisaient partie de ma vie ne me manquent pas.

---

De rien, vraiment de rien ?

---

Non.

---

Pourquoi tu ne comprends pas ce qu’on dit ?

---

Je ne sais pas, je crois que j’ai oublié le bruit des mots.

---

Tu dois réapprendre quel son produisent les mots ?

---

Oui, c’est ça, je pense… Parle-moi de vous.

---

De nous ? Pourquoi ?

---

Eh bien, ma vie est ici et maintenant, avec vous. Le passé n’a plus d’importance.

---

Peut-être que ça reviendra, comme les mots sont revenus.

D’autres rideaux à lever ?

---

Il lui adressa une mimique dubitative ; suivit du doigt les motifs de la couverture imprimée du lit.

Il ne fallait pas qu’il se décourage, sacrespace ! Mu puisa des mots de réconfort dans sa propre conviction :

Tu as déjà fait beaucoup de progrès depuis ton réveil. Ça reviendra ! Je suis prête à le parier.

---

Il la contempla ; un sourire se dessina sur ses lèvres et éclaira ses yeux. Avec son air de gosse perdu et ses yeux hantés, il donnait envie de le serrer dans ses bras pour le consoler. Mu enfonça ses poings dans ses poches. Taz avait dit de garder ses distances et, d’une certaine façon, il avait raison. Par pour ses craintes absurdes, non : parce que Mu se tenait au bord de l’abysse dès qu’elle croisait le bleu sans fond de ses iris.

Il tapa sans même regarder :

Ça reviendra peut-être… ou pas. Merci d’être là.

---

Mu se sentit bêtement contente.

 

¤¤¤

 

Mu parla à Keizo. Il comprenait en partie, et les mots inscrits sur son écran lui donnaient la signification du reste.

Mu lui raconta sa vie, celle de Taz, et y ajouta des anecdotes sur tout l’équipage du Vieux Marp : Marsou et son amour des vieilleries, qu’il s’amusait à réparer puis revendre sur les marchés des ports spatiaux ; Zak et sa femme qui l’attendait sur Sonora ; Werfoll, sans nouvelles de sa famille depuis la prise de Kosimar ; Joang qui avait fui, adolescent, le carnage sur Lezaol. De petits bouts de vie touchants, rarement gais à vrai dire. Il prêtait l’oreille avec une attention tranquille, sans commenter ni manifester d’émotion.

Pourtant, un jour, il surprit Mu :

Qu’est-ce que c’est que cette guerre ? Contre qui ou quoi vous battez-vous ?

---

Nouveau, ça ! D’habitude, il suivait toujours sans piper mot. Mu fut décontenancée : comment lui expliquer ? Cette guerre gangrenait leurs mondes depuis si longtemps. Putrespace ! Il paraissait inconcevable que quiconque ignore de quoi il retournait : qui étaient les ennemis, les horreurs qu’ils avaient commises et la raison de l’acharnement à poursuivre la lutte, malgré des forces de plus en plus déséquilibrées.

Elle soupira :

— C’est pas compliqué, mais c’est une telle évidence ici que je ne sais pas par où commencer.

Raconte-le-moi comme on te l’a raconté à toi.

---

Elle plissa le front ; difficile de se remémorer les premières explications qu’elle avait reçues sur la question. Elle hocha la tête avec vigueur, tira sur ses cheveux que Keizo démêlait sans impatience dans le bain chaud, son écran posé à côté d’eux sur le rebord pour qu’ils puissent lire l’un comme l’autre. Mu n’avait pas résisté à l’appel des bains, malgré le trouble qu’ils créaient en elle.

— C’est trop loin, j’étais petiote…

Tandis que ses paroles s’inscrivaient sur l’écran, elle se revit pourtant, gamine, assise sur la couchette de Taz, pendant qu’il tentait de lui exposer avec des mots de son âge à quel point leur civilisation était en danger et leur situation précaire. Elle devait reproduire cela aujourd’hui avec Keizo. Bien sûr, ce n’était pas un enfant et il possédait maintenant davantage de vocabulaire, mais cela ne rendait pas la réalité moins moche.

L’ennemi est-il humain ?

---

Mu faillit éclater de rire à la question. Un rire amer, qui s’étrangla dans sa gorge pour finir en exclamation de dépit.

— Si l’ennemi agitait des tentacules bleus ou lissait ses écailles, ce serait plus facile. L’ennemi est humain… sans l’être.

Ses paroles s’inscrivaient sur son écran en suivant son rythme hésitant. Elle leva les bras, serra les poings en un geste de frustration et frappa l’eau devant elle.

— J’suis pas claire là… Désolée. Attends, laisse-moi réfléchir.

Elle fixa un point à la surface ondoyante du liquide pour tenter de rassembler ses idées.

— Les ultras… on les appelle les ultras…. C’est des putrespace de mutants… En apparence, y a pas de différence, ils sont comme toi et moi, mais à l’intérieur, c’est des monstres. Des monstres froids : ils n’ont pas de sentiments. Ils sont capables d’influencer, contrôler, et même tuer par la pensée. J’exagère pas, hein, je jure par la Grande Mère que c’est vrai.

Elle releva les yeux pour voir s’il la prenait au sérieux. Présenté de cette manière, cela lui paraissait à elle-même tellement invraisemblable ! Rassurée par son air attentif, elle continua :

— Les ultras ont créé un empire qui règne aujourd’hui sur quarante planètes. Un peu plus même… L’Expérion. Une véritable machine de guerre… Toute planète qui tombe entre les mains de son armée perd la moitié de sa population. Ils massacrent tous les humains qui leur résistent ou qui refusent de se battre pour eux. Les survivants deviennent des moutons terrorisés.

Elle chercha ses mots une fois de plus.

— Non… c’est même pire que ça : pour mourir, il te suffit juste de ne pas penser de la bonne façon. Ils utilisent des spions… des télépathes ordinaires pour fouiller dans les esprits. Et ils gagnent du terrain… ils arrêtent pas de gagner du terrain ! À chaque conquête, leurs armées grossissent avec de nouveaux combattants enrôlés de force ou dont ils contrôlent les esprits.

Elle frissonna de dégoût, malgré la chaleur de l’eau, puis poursuivit en crachant ses mots comme s’ils étaient enduits de poison :

— Voilà pourquoi ici, on n’aime pas ces putrespace de télépathes et tous ceux qui s’immiscent dans les cerveaux des autres.

Keizo lui fit signe de ralentir. Il avait décroché. Sans interrompre son démêlage, il lut le texte qui s’était inscrit sur son écran pendant la tirade de Mu. Quand il releva les yeux, son visage ne montrait pas d’émotion. C’était quelquefois troublant avec lui. Ce masque d’impassibilité. Mu ne savait que rarement ce qu’il pensait.

Cette guerre dure depuis combien de temps ?

---

Mu chercha sa voix, qui refusait de sortir de sa gorge serrée :

— Deux cent cinquante ans. Oui, ça fait deux cent cinquante ans maintenant. Tu imagines ? Mais à moins d’un miracle, l’Alliance des planètes libres ne résistera plus très longtemps.

 

¤¤¤

 

S’il n’avait que peu réagi sur le moment et n’en avait pas reparlé ensuite, Keizo changea après les révélations de Mu. Elles avaient de quoi troubler, sans nul doute ; il paraissait plus sombre qu’avant, comme s’il rechignait à accepter ou même à envisager ce monde dans lequel il était tombé. Mu était prête à parier qu’il avait vécu avant la guerre. Deux cent cinquante ans ! Pas étonnant que son corps et son esprit aient subi quelques dommages.

Justement, Keizo sembla se mobiliser pour effacer les outrages de la suspension. Il se lança dans un programme de remise en forme. Il passait ses heures éveillées à marcher, courir, s’assouplir et se muscler dans la somptueuse salle de sport du grand vaisseau, comme s’il était poussé par une sorte d’urgence. Il répétait des enchaînements de mouvements presque chorégraphiés, lesquels composaient un art martial improbable dont il prétendait que seul son corps se souvenait. Mu le regardait pratiquer, souvent accompagnée d’autres membres de l’équipage, fascinés par des instants de grâce fugaces, interrompus malheureusement par des pertes d’équilibre ou des tremblements.

Il dormait beaucoup, pour ce que Mu pouvait en voir, car il avait déménagé de sa cabine pour s’installer dans une autre tout près, à deux portes de distance.

En quelques jours, sa coordination s’améliora très nettement, les tremblements qui l’affligeaient diminuèrent en intensité et se raréfièrent. Il reprit du muscle et parut moins emprunté dans son propre corps. Il accomplit aussi des progrès dans la compréhension du langage. Mu le vit moins utiliser son écran pour retranscrire les échanges des membres de l’équipage. Il s’était petit à petit creusé un trou parmi les hommes, en dépit de son manque de conversation. Il faisait partie des meubles, si bien que son apparition ne troublait plus personne. Sa mine d’angelot venu d’une autre dimension les avait initialement surpris ; depuis, son sourire charmeur ainsi que son intérêt naïf pour la moindre chose les avaient rassurés et flattés. 

Quand elle l’observait, profondément concentré sur de simples mouvements afin de restaurer la force de ses muscles ou la souplesse de ses articulations, Mu sentait une impatience ou une hâte qu’elle ne saisissait qu’en partie. Quel processus le récit de leur situation avait-il enclenché en lui ?

 

¤¤¤

 

Dans l’antre de Marsou, les écrans tapissant les murs clignotaient, comme s’ils cherchaient à se réveiller. Il les fixait avec des yeux encore dans le vague et peinait lui aussi à ranimer son corps épuisé par la maladie et les veilles à répétition. Il frotta sans ménagements la peau plissée de son visage, dans un effort pour sortir de son état léthargique.

Vérification complète, systèmes opérationnels à 100 %.

- Propulseur principal OK

- Systèmes de génération d’oxygène OK

- Systèmes hyperespace OK

- Systèmes gravitationnels OK

---

Marsou arrêta son regard à la quatrième ligne. Il la relut trois fois, revenant avec obstination au début tant cela semblait impossible. Il relança la vérification des systèmes hyperespace, puis attendit le verdict, électrisé dans son siège comme s’il était assis sur des punaises. La litanie des confirmations se refléta dans ses iris. Tout se paraît du bleu céleste des bonnes nouvelles : systèmes opérationnels à 100 %.

À la fin, trois lignes d’explications évoquaient la destruction d’un code malveillant XQ#85||33 ainsi que la remise en état du système.

Un peu court.

Marsou chercha Taz parmi les individus connectés aux systèmes d’information du vaisseau afin de lui envoyer un mot :

Message prioritaire : rapplique ! Non plutôt, j’arrive.

---

 

Après quelques vérifications à la hâte qui ne l’éclairèrent pas, il traîna sa carcasse souffreteuse le long des couloirs jusqu’à la cabine de Taz. Marsou supportait mal les efforts physiques, mais là, il utilisa les cinq minutes de marche pour ordonner ses idées. Les systèmes n’avaient pas pu se réparer tous seuls, comme ça, tout d’un coup. Il se sentait presque indigné en y pensant, parce que c’était tout simplement infaisable ; ou alors, c’était lui, Marsou, qui était devenu idiot.

— Bon sang, comment est-ce possible ? lui lança Taz, dès qu’il lui eut appris la nouvelle. Tu n’as pas programmé une routine qui aurait opéré à retardement ?

L’air de scepticisme de Marsou le renseigna.

— Non, impossible. Ou presque impossible. Je n’y comprends rien.

Taz secoua la tête avec contrariété.

— Y a quelque chose de pas net. Tu as vérifié les accès au système ?

— J’ai vérifié. Personne d’autre que moi ne s’est connecté. Enfin, de manière classique. Si on parle d’un accès manuel, ça risque d’être plus dur à établir.

Ils se regardèrent. Un accès manuel ? Ils pensaient tous les deux à la même personne.

Il avait laissé des traces infimes. Marsou dut travailler plusieurs heures pour les faire apparaître. Néanmoins, le Vieux finit par livrer ses secrets : quelqu’un avait bien échangé avec lui, depuis un terminal du grand vaisseau. En principe, les deux appareils communiquaient uniquement pour synchroniser leurs systèmes de vie à bord – températures, gravité, pression –, mais la connexion avait été détournée, employée à d’autres fins.

— Très fort et presque indétectable, estima Marsou. Impossible, par contre, d’identifier ce qui a été touché.

Taz digéra la nouvelle en silence, mais cela ne passait pas. La contrariété plissait son visage en une moue qui accentuait les rides aux coins de la bouche et des yeux. Taz avait vieilli ces derniers temps. Ses cheveux crépus grisonnants accusaient son âge. Celui-ci se voyait aussi dans sa posture, plus voûtée qu’avant, comme si sa grande carcasse avait fini par capituler et rétrécir pour franchir sans encombre les portes standards du Vieux Marp. Le souci, sûrement. Les responsabilités… Marsou s’en voulait d’en rajouter, pourtant il ne put s’empêcher de commenter :

— Ce p’tit gars m’épate.

— Il t’épate ? Il t’épate ! C’est tout ce que tu trouves à dire ? Qui nous garantit qu’après le saut, on ne va pas se retrouver en plein territoire ennemi ? Tu ne vas pas me sortir que tu lui fais confiance ? S’il était animé de bonnes intentions, pourquoi aurait-il manigancé tout ça derrière notre dos ? On n’a toujours rien découvert sur lui. Cet abruti de Molenn est infichu de dégoter quoi que ce soit s’il ne possède pas une connexion directe par implants.

— Si on veut savoir ce qu’il a trafiqué et pourquoi, il n’y a qu’à lui demander, tu ne crois pas ?

 

¤¤¤

 

Cette histoire sentait le rance ! Les poils de Taz se hérissaient, signe qui ne trompait pas. S’il se jugeait quelquefois lui-même un peu paranoïaque, ce coup-ci, il estimait qu’il avait suffisamment de raisons de s’inquiéter. Son instinct lui hurlait depuis le début que l’étranger n’était pas net, sans qu’il identifie bien ce qui le mettait ainsi mal à l’aise. Peut-être sa mine innocente, sans parler de sa façon d’amadouer tout le monde avec son sourire doux. Amnésie, mon œil ! Taz ne l’avait jamais vraiment avalé.

Il n’allait pas s’en tirer comme ça !

Il exhibait toujours ce même visage lisse quand il apparut, entouré par les deux hommes armés envoyés pour le chercher. Ses cheveux étaient encore plus ébouriffés que d’habitude.

— C’est toi qui as réparé les systèmes hyper ? demanda Taz de but en blanc.

Un clignement d’yeux lui répondit, le temps qu’il assimile la question. Puis il hocha la tête une fois pour signifier oui, sans qu’aucune expression reconnaissable ne s’affiche sur ses traits.

Il pianota sur son jouet :

— L’autre jour, dans l’atelier de Marsou, les équations qu’il regardait m’ont paru familières. Alors, j’ai voulu les retrouver dans les archives du grand vaisseau. J’ai lu ce qui y figurait. Ensuite, j’ai cherché à comprendre pourquoi ça ne fonctionnait pas chez vous.

Marsou intervint :

— Attends, attends… Tu as lu quoi ? La théorie de l’hyperespace ?

Keizo haussa les épaules comme s’il n’y attachait pas la moindre importance :

La théorie et les applications principales. Je crois que je connaissais déjà.

Marsou le scruta avec ébahissement. Ses yeux écarquillés ressortaient comme des boules lumineuses dans son visage aux traits parcheminés. Toujours aussi maigre, celui-là. Taz soupira bruyamment.

— D’où venait le problème ? questionna-t-il.

Un code autoreproductif destructeur. Vos programmes étaient complètement grignotés. Impossibles à réparer. Marsou aurait pu essayer pendant dix siècles.

---

— Alors, qu’est-ce que tu as fait ? s’enquit celui-ci.

Je les ai remplacés par un code propre qui dormait dans une zone protégée de votre programme.

---

Marsou se gratta la tête, renifla et fixa Taz avec une moue de perplexité. Cela dépassait visiblement ses compétences. Pareil pour Taz, près de perdre patience :

— Pourquoi tu n’as rien dit ?

Je voulais tester d’abord. Je n’étais pas sûr que ça marcherait.

---

— Nom de nom, tu es qui, à la fin ? grommela Taz.

Ça, je n’ai pas trouvé.

---

Taz le fusilla du regard, insensible à ses grands yeux innocents. Non, décidément, cette amnésie, il n’y croyait pas.

— Comment je peux savoir que ça ne va pas nous envoyer dans les bras de l’ennemi ?

Keizo fronça les sourcils.

Vous irez où vous voudrez, les bases de destinations n’ont pas été touchées. Marsou vérifiera leur intégrité. Mais on peut aussi rester ici. En ce qui me concerne, je ne suis pas très pressé de connaître votre guerre.

Taz serra et desserra les poings en s’imaginant étrangler son vis-à-vis ou lui balancer une droite. Lorsqu’il passait les limites de l’énervement, il se contenait à grand-peine. Pourtant, Keizo ne paraissait nullement impressionné. Son visage pâle conservait cette expression neutre qui exaspérait Taz ; il se rendait compte à présent que c’était cela qui le désarçonnait depuis le début. On aurait dit que tout l’indifférait, qu’il n’éprouvait rien. Quand il lui souriait avec son air gentil, cela ne montait pas jusqu’à ses yeux, ils restaient froids.

— Je ne veux plus que tu t’approches des systèmes de mon vaisseau. Jory et Pestan, vous me le gardez au frais jusqu’à ce que je décide quoi faire de lui.

Keizo ne protesta pas, ne plaida pas sa cause, et se contenta de suivre les deux matelots sans rien ajouter. Voilà encore quelque chose que Taz ne comprenait pas.  

Le commandant du Vieux Marp se félicita de le voir partir : ce soir, il dormirait mieux. En revanche, demain matin, Mu allait le regarder de travers. Ou pire.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Joke
Posté le 27/02/2020
Ah ah , je suis comme Taz, l'absence totale d'émotions de Keizo, son côté neutre et froid, son sourire qui n'atteint jamais ses yeux, ça m'aurait mise hyper mal à l'aise XD

Et c'est drôle parce que, lorsqu'on le voit avec les yeux de Mu, au contraire on lui donne toute notre confiance, et on a envie de le protéger, et de l'aider, ce pauvre Keizo perdu et amnésique, bref, c'est super bien fait!

Pour l'instant je suis donc incapable de me prononcer sur lui, et c'est assez rare quand je lis!

J'ai toujours une sympathie pour Marsou, même si on le voit peu, ce personnage m'interpelle.

J'ai bien aimé ce chap, avec le coup des ultras, vraiment sympa, on a envie d'en savoir plus…

J'ai un peu été dérangée par le coup des bains qu'ils prennent ensemble, je t'avoue, en plus AVEC UN ECRAN A COTE mais ARRETEZ vous allez vous électrocuter bande d'idiots!

Je repasserai pour la suite!
Rachael
Posté le 27/02/2020
Mouhahaha ! je suis contente si tu as du mal à te faire ne opinio, sur keizo, parce que c'est carrément l'effet recherché !
Rachael
Posté le 27/02/2020
Zut, c'est parti tout seul...
Oui, les écrans avec les bains, c'est pas bien, hein... ^^
Merci de ton passage !
aranck
Posté le 18/09/2019
Hello Rach', il me semble que j'en étais à peu près là, au moment ou Taz décide de faire surveiller Keizo. Bien entendu je n'arrive pas à pencher d'un côté ou d'un autre concernant Keizo (bien ou mal ? Ou rien de tout ça, puisqu'il ne semble pas ému par beaucoup de choses), mais j'avoue que comme Mu, je trouve Keizo plutôt attirant. Il semble être lui même, sans malice, il est naturel, doux, attentif et ses savoirs sont extraordinaires, comme en plus il est mignon, il y a de quoi tomber sous le charme ! Seul son manque d'expression et de réaction me chagrine, comme s'il n'était pas humain.
Bref, je retrouve avec plaisir ton écriture et tes personnages, tous très bien croqués, avec une identité très marquée. Le mystère Keizo et le danger sous-jacent que peut-être il représente tient en haleine le lecteur, comme cette guerre qui plane tout autour en permanence.
Rachael
Posté le 18/09/2019
Ah, je suis contente que tu perçoives Keizo de cette manière, c'est tout à fait ce que je recherchais. C'est vrai qu'il ne se passe pas grand chose (encore) mais j'espère que le mystère et l'incertitude sur Keizo, de même que sa relation avec Mu, donnent assez envie de poursuivre. Sinon, ça va s'animer très prochainement...
Elka
Posté le 08/09/2019
Salut Rach !
NFPA me permet de reprendre une routine de lecture, et c'est avec l'Eveillé que je la démarre <3 Tes mots bercent mes trajets de boulot et c'est bien agréable de lâcher le bus pour l'espace et les couloirs du grand vaisseau.
Pour être honnête, j'en suis à quelques chapitres plus loin, mais je m'étais noté 2-3 trucs sur celui-ci alors c'est là que tombe mon commentaire.
Pour l'instant, c'est une relecture.Je n'ai pas encore atteint le neuf, mais il était essentiel que je recommence tout. Mu a gardé toute mon entière sympathie ! De part son physique et son caractère, je la trouve idéale pour mener le lecteur dans l'aventure. J'ai énormément que sa relation avec Taz tienne même quand il y a des tensions. Il y a des livres ou le héro.ïne se dispute avec ses parents et ces derniers ne peuvent plus rien lui dire du bouquin. Là, non, elle garde une oreille à ce que dit son père parce qu'il est capitaine du vaisseau, qu'il est son père, et que se rebeller bêtement ne mènerait à rien.
Son étrange relation à Keizo me plaît aussi. Elle ne sait pas sur quel pied danser, et sa naïveté du début, son rapport neutre par rapport aux hommes, se transforme alors même qu'il reprend de la personnalité.
Je me dis en l'écrivant que ce pourrait être l'occasion de traiter ce sujet : ces réflexions du "les garçons je m'en moque" à l'éveil... non pas nécessairement d'une sexualité mais en tout cas d'une découverte du corps (après je dis ça, tu ne veux peut-être pas parler de ça du tout xD)
Ca rejoint mon premier point que j'avais noté, sur les bains. Il y a un moment où tu mentionnes que Mu y renonce parce que c'est trop bizarre, mais après qu'elle les reprend parce que c'est dur de s'en passer. J'aimerais bien savoir précisément pourquoi elle craque : pour mater Keizo justement ? Parce qu'il la papouille (et je comprendrais TELLEMENT) ?
En tout cas, pourquoi ne pas dire qu'elle reste désormais en sous-vêtement ? Pour changer le "bain" en "jacuzzi" dans leur tête ; ça reste intime, mais on récupère une forme de pudeur.

Ma remarque suivante est sur Keizo, et le passage ou on découvre qu'il peut écrire. Tu parles d'une évolution dans son comportement un peu après, quand Mu lui raconte la guerre. J'aurais bien vu ça un poil avant, avec cette re-découverte de l'écriture et de la communication justement. Est-ce qu'il ne pourrait pas être celui qui questionne Mu sur l'équipage ? (après tout elle lui en avait déjà parlé, mais il ne pouvait pas comprendre). En gros, est-ce que l'écriture ne pourrait pas éveiller soudain sa curiosité ? Et ensuite, la guerre éveille son besoin d'activité ?
Qu'il se tire seul des restes d'apathie induit par le sommeil, en gros.

A la fin je me suis notée la forme très explicative de tes deux premiers chapitres, mais je ne suis pas certaine que ce soit très pertinent. Déjà parce que je les avait déjà lu, ça a pu jouer. Ensuite parce que tu as dû choisir ce mode de narration pour nous plonger dans la situation. Je me suis juste demandé si un poil de lignes de dialogues ne pourrait pas dynamiser le démarrage, très en routine avant l'éveil de Keizo.

Que ces points ne t'alarment pas ! Je prends un grand grand plaisir à lire et redécouvrir. Keizo et Mu m'avaient manqué, ta plume m'avait manqué ! Quelle belle lecture ! Je ne manquerai pas de revenir te dire à quel point j'aime dans plusieurs chapitres !

Labiz !
Rachael
Posté le 10/09/2019
Hello,
Merci de ta lecture et de tes remarques. Je me les note, si je reprends le texte plus tard. Tu trouves le démarrage un peu lent, si je comprends bien ? C'est vrai qu'il met du temps à se réveiller, Keizo, et j'en profite pour planter le décor et mettre en place les relations entre les personnages, mais peut-être que c'est trop tranquille.
Pour Mu, c'est une idée, elle est effectivement dans une confusion des sentiments. Si elle "craque" et reprend les bains, c'est probablement qu'elle aime être troublée, sortir de la routine du bord, et qu'elle ne peut pas résister, finalement, à la séduction involontaire de Keizo.
Alors c'est vrai que j'aurais pu plus insister sur cette découverte du corps (qui est réelle), mais je ne voulais pas trop placer leur relation sur ce plan, car il va y avoir des enjeu éthiques plus importants par la suite. J'espère que la suite continuera à te plaire !
Keina
Posté le 29/05/2019
Coucou!
Bon, je n'arive pas à savoir si l'éveillé est quelqu'un de bien ou pas. Je pense que oui. Mais je pense que ça pourrait aussi être un Spion pas méchant. Ou alors lui ne cache rien, mais le vieux vaisseau l'utilise d'une façon ou d'une autre.. 
Bref, le mystère s'épaissit. Mais cette guerre a l'air mal barrée, alors je me dis qu'il pourrait bien être un atout majeur pour permettre aux humains "normaux" de gagner. 
En tout cas j'aime toujours autant ton univers, avec ses planètes et ses Spions (qui me rappellent toujours un peu les télépathes de Babylon 5, soit dit en passant). C'est cool que toutes tes histoires se rattachent au même univers (c'est le cas, non ? J'ai un doute sur Naelmo, mais il me semble que oui...), à différentes périodes (là aussi j'ai un doute, mais cette histoire me semble se dérouler bien plus tard que toutes les autres que tu as écrites). 
À bientôt pour la suite !
Rachael
Posté le 29/05/2019
Hello,
Oui, je suis un peu obsessionnelle, mes histoires se rattachent au même univers, à des époques différentes. Celle-ci se passe plus tard que les autres. Tiens, c'est marrant, je n'ai jamais vu Babylon 5. 
Le mystère s'épaissit, mais les choses vont s'expliquer petit à petit... 
Fannie
Posté le 29/05/2019
Coucou Rachael,
Quoi ?! Ils vont l’emprisonner ? Mais je ne suis pas d’accord ! ;-)
À vrai dire, je doute aussi de son amnésie. Et ce qui est amusant, c’est qu’au lieu de le cuisiner, Mu le renseigne. Cette guerre justifie apparemment des choses qui ont été faites autrefois, dans Les Chroniques du conjureur, et sur l’éthique desquelles on pouvait s’interroger (je pèse toujours mes mots). Naïvement, j’imaginais qu’il allait peut-être retrouver celui qui a tenté de le préserver, mais je suis en train de perdre espoir.
J’aime bien lire ce que disent les lectrices « innocentes ». :-)
Coquille et remarques :
Cette guerre gangrénait leurs mondes [en orthographe et conjugaison classiques, c’est le verbe « gangrener », qui se conjugue comme « amener » ; « gangréner » appartient au lexique d’orthographe rectifiée.]
Tout se paraît du bleu céleste [se parait : c’est le verbe « se parer » ; trahie par le correcteur orthographique ?]
Pourquoi tu n'as rien dit ? s'impatienta-t-il. [Peut-être que je suis trop restrictive en matière d’incises, mais comme ce n’est pas un verbe de parole et qu’il n’exprime pas l’idée de parole, je l’emploierais autrement.]
Rachael
Posté le 29/05/2019
Je trouve ça bien si le lecteur doute de son amnésie, parce que les persos eux, en doutent aussi. Enfin pas Mu, qui le croit, c'est pour cela qu'elle lui explique ce qui se passe autour d'eux. Ah , ah, je vois ce que tu veux dire avec les "choses qui ont été faites autrefois"...
C'est sûr que ta lecture est un peu différente étant donné que tu as lu les chroniques...
Merci pour les coquilles, pour parait, c'est probablement le correcteur qui m'a trahie... tiens, gangréner je ne savais pas que c'était l'orthographe rectifiée...
Vous lisez