6. Le carnaval

Par tiyphe
Notes de l’auteur : 03/01/25 - Bonne année !

12/04/2025 — Nantes

C’était enfin le grand jour. Auréline jubilait. Dans sa robe traditionnelle congolaise aux couleurs du pays de ses ancêtres et de l’arc-en-ciel. Rien ne pouvait venir gâcher ce rendez-vous annuel. Toutes les conditions étaient réunies pour passer un moment inoubliable avec ses amis de l’asso. C’était la deuxième année consécutive que AfriQueer paradait à la Pride ET au carnaval.

Un immense sourire aux lèvres, Auréline agitait les bras, tournoyait, dansait depuis le char qui les conduisait dans les rues de Nantes. Même la météo était avec eux et ce n’était pas rien au mois d’avril pour cette ville bien trop proche de la frontière bretonne dans l’esprit collectif. Aure s’était toujours demandé si ce débat avait un lien avec le temps grisâtre et les nombreux jours de pluie dans l’année. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, le soleil chauffait les pavés de la ville et les cris de joie des enfants.

Les couleurs se mélangeaient à la foule qui suivait les chars et leur musique. Des badauds s’arrêtaient étonnés de voir ces immenses structures mouvantes, vivantes de leurs carnavaliers. Auréline agitait de petits drapeaux vers les passants ou lançait de grosses paillettes qui se posaient sur les vêtements ou se coinçaient dans les cheveux. Tous les sourires et applaudissements qu’elle recevait la réchauffaient autant que les rayons du soleil printanier.

Il était loin le temps des retards au travail, des remontrances de sa supérieure, des affaires de crime. Aure vivait pour ces moments qui lui permettaient de quitter toutes ses angoisses, tous ces malheurs que le monde pouvait lui offrir à son échelle, mais aussi à l’échelle planétaire. Le monde est beau quand il est coloré.

Ce fut pourquoi elle n’entendit pas tout de suite, pourquoi ses réflexes de flics ne s’activèrent pas lors des premiers cris qui ne ressemblaient pas à ceux des enfants qui reçoivent une pluie de bulles de savon. Ce fut plutôt l’absence de couleur qui attira son attention.

Un bloc de personnes habillées en noir de la tête aux pieds avançait au milieu de la foule. Ils poussaient, certains un peu trop violemment, provoquant des contestations. Une bagarre éclata, des poings fusèrent, des éclats de voix s’élevèrent, des gens fuirent.

Auréline se ressaisit rapidement et son métier prit le dessus sur sa peur de civil. Elle attrapa son téléphone et appela le poste.

— Ici matricule 3554, agente Kibana. J’appelle depuis la parade du carnaval. Il y a une émeute Cours des 50-Otages, pas loin de la préfecture.

— Salut Kibana, tu n’es pas en service aujourd’hui, si ?

— Putain, Paul, ce n’est pas le moment. Où sont les gars ? Je vois personne intervenir.

— C’est bon, je m’en occupe. Merci pour ton appel.

À peine avait-elle raccroché, Auréline sautait du char. Elle faillit trébucher sur sa robe encombrante, mais se retint à un arrêt de bus qui avait eu la bonne idée de se trouver sur son chemin. 

— Pas la meilleure de tes idées, Aure, se dit-elle à voix haute. Police, laissez passer ! cria la femme au milieu du vacarme ambiant.

Elle regretta rapidement d’être descendue dans la rue. La foule fuyait le lieu de l’altercation, poussant Auréline dans la direction opposée.

— Gardez votre calme, je fais partie de la police.

Ses paroles furent vite noyées par le fleuve de personnes. Il fallait qu’elle prenne de la hauteur, ou qu’elle longe un mur. Jamais elle ne pourrait rejoindre l’émeute si elle ne savait pas où aller. Et sa robe était si inconfortable pour courir. Mais ça lui brisait le cœur de la déchirer alors que ses parents avaient passé autant de temps dessus.

— Putain, c’est pas possible. Dans quoi je me suis encore fourrée ?

Une fumée s’élevait doucement au-dessus de la foule accompagnée d’une forte et désagréable odeur poivrée. Auréline faillit trébucher de nouveau, mais le trottoir semblait bien trop haut pour être un trottoir. Elle s’arrêta et constata l’homme recroquevillé au sol.

— Merde ! Écartez-vous, hurla la policière en se plaçant devant l’homme pour le protéger.

Il tremblait, les bras sur le visage et les genoux dans son cou. Personne ne semblait le voir dans la précipitation. Aure profita d’une mini accalmie pour prendre l’homme par le coude et le soulever comme une marionnette de chiffon. Elle passa son bras par-dessus ses propres épaules et le tira à l’écart.

— Je suis désolée si je vous fais mal, mais tenez bon. Vous voyez le banc en pierre là, on va jusque là bas. Regardez ce banc et ne regardez que ça. Voilà, un pas après l’autre. Vous êtes parfait.

On les bouscula, mais Auréline avait son objectif bien en tête. Elle continua d’avancer, malgré ses yeux douloureux et les larmes qui voulaient s’en échapper en traçant des coulées de lave sur ses joues. Lorsqu’ils atteignirent le banc, elle déposa l’homme le plus délicatement possible, mais ce dernier s’écroula, coupé de toute énergie. 

Aure jura entre ses dents entre deux quintes de toux. Elle se frotta les paupières, ne faisant qu’empirer la brûlure du gaz lacrymogène. Tant bien que mal, elle se plaça dans le champ de vision de l’homme.

— Monsieur, est-ce que vous m’entendez ?

L’homme avait les paupières closes, une grimace tordait son visage et ses toussotements semblaient douloureux. Il hocha malgré tout la tête.

— Je m’appelle Auréline, et vous ?

— Christophe, répondit faiblement l’homme.

— Très bien Christophe, où avez-vous mal ?

— La… la tête et… jambe gauche. J’ai du mal…

Une crise de toux le coupa et le plia en deux. Tout son corps semblait crier à l’aide.

— J’ai… du mal à… respirer.

Auréline n’avait pas attendu la fin de sa phrase pour composer le 15. Elle resta à ses côtés le temps que le SAMU arrive et qu’il soit pris en charge. Les rues étaient à présent presque vidées. Il ne restait que les camions de CRS qui embarquaient des hommes et des femmes cagoulés et vêtus de noir.

Aure ramassa un carton qui avait été abandonné au milieu de la cohue. “Justice pour Xavier” était écrit en majuscule. Un autre gisait plus loin avec le message “Oui à la ZAD de Brière ! Non au Center Parc !” accompagné d’un arbre rayé d’une grosse croix rouge. 

Son instinct la poussa à prendre des photos pour son enquête. “Xavier n’est pas un meurtrier”. “Le gouvernement est complice”. “La prison tue nos frères”. Chaque pancarte arborait un message de contestation lié soit au meurtre de Xavier Luron, soit à une certaine zone à défendre à Brière dont Auréline n’avait jamais entendu parler malgré la proximité du lieu.

— Madame, nous allons vous demander de quitter les lieux, sinon je serai dans l’obligation de vous interpeller, fit un gendarme près d’elle.

— Bonjour, je suis l’agente Kibana, police judiciaire.

L’homme faisait sa taille et ne se priva pas de la regarder de haut en bas.

— Votre badge ? demanda-t-il froidement.

— Je suis en congé aujourd’hui, je ne l’ai pas sur moi.

— Alors je vais vous demander de quitter les lieux.

— Je travaille sur une enquête, les émeutes y sont peut-être liées et…

Le gendarme ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase et sortit des menottes de sa ceinture. Auréline dut se faire violence pour ne pas soit éclater de rire soit exploser de colère devant l’homme. Elle leva les mains devant elle en signe de capitulation et lui indiqua qu’elle partait.

— On va éviter de donner encore plus de matière à se faire vanner au taffe, se dit-elle tout haut en laissant échapper un rire nerveux. Mais qu’est-ce que j’avais envie de lui rentrer dedans !

Aure s’éloigna dans une ruelle plus discrète et sortit son téléphone. Plusieurs appels manqués et messages de ses amis s’inquiétant de sa disparition apparaissaient sur l’écran. Elle lâcha un rapide “Tout va bien de mon côté et vous ?” sur une conversation de groupe avant de chercher un numéro récemment enregistré. 

Lou décrocha au bout de la deuxième sonnerie.

— Auréline ?

— Salut, déso de t’appeler sur ton perso, je n’ai pas mon tel pro sur moi.

— Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que tout va bien ?

La voix de la policière semblait être passée d’enjouée à inquiète.

— T’es au commissariat ? Est-ce que tu peux venir Cours des 50-Otages rapidement ? Je te briefe en chemin, c’est pour l’affaire Luron. Je viens de t’envoyer des photos. 

Lou protesta quelques secondes concernant le congé de sa collègue avant de se laisser convaincre.

***

— Je peux te poser une question indiscrète ?

Aure acquiesça en avalant une gorgée de bière.

— Qu’est-ce qui fait que tu sois autant sur la défensive tout le temps ?

Auréline souleva un sourcil. Lou et elles s’étaient installées en terrasse non loin du lieu de la manifestation. Lou avait récupéré un maximum d’éléments pour leur enquête pendant qu’Aure était rentrée se changer. Si sa robe avait à peu près tenu le coup, il faudrait certainement un week-end de travail à son père et sa mère pour réparer les dégâts.

— Pourquoi tu me demandes ça ? évita l’intéressée en sifflotant une nouvelle gorgée d’esquive.

Lou jeta une mèche rousse derrière son oreille. En civil, elle paraissait moins stricte, mais avait un petit air de geek avec ses larges lunettes écaille.

— Tu portes des lentilles au boulot ?

— Oui, mais je préfère les lunettes. J’aime bien le côté esthétique. Les lentilles c’est pratique pour le terrain surtout.

Auréline soupira.

— Perso, je n’aime pas ma tête avec des lunettes, alors je suis full lentilles.

Un silence s’installa entre les deux femmes. Il ne semblait ni tendu ni agréable pour autant. Aure allait trouver un nouveau sujet de conversation quand Lou reposa son verre et jeta son regard au loin.

— Désolée, je suis souvent assez directe. Tu n’es pas obligée de me répondre. J’ai un peu trop tendance à vouloir creuser les carapaces des gens.

Elle reporta ses yeux dans ceux d’Auréline.

— La plupart du temps, on découvre de véritables trésors.

La pause qui suivit fut moins inconfortable que la précédente. Aure se répéta les mots de sa collègue plusieurs fois, comme pour s’en imprégner. Les bruits de la ville semblaient si loin à présent. Elle termina sa pinte d’une traite, le regard dans le vide. Son ventre gargouilla, la ramenant à la réalité.

— J’ai faim, lâcha Auréline. Ça te dit de manger des ramens ? Je connais un bon resto derrière les Galeries.

Une expression de surprise passa sur le visage de Lou avant de se transformer en sourire discret. Les deux femmes se dirigèrent en silence vers le restaurant.

— Pourquoi tu cherches à creuser les carapaces des gens ?

Elles attendaient à l’entrée de la salle qu’une table se libère. Lou observait la décoration en enroulant des mèches autour de ses doigts. Sans se retourner vers sa collègue, elle répondit :

— Tu veux une réponse honnête ?

Elle marqua une pause, mais n’attendit pas la réponse d’Auréline.

— C’est pour qu’on ne creuse pas la mienne.

Lou émit son rire, celui qui faisait rater des battements de cœur, celui qui réchauffait un hiver en Norvège, celui qui étirait tout naturellement les lèvres d’Aure.

— Mesdames, veuillez me suivre, fit un serveur.

Il les installa à une table près d’une fenêtre. Les deux femmes riaient encore quand on leur prit leur commande.

— J’avais une sœur jumelle, se lança Auréline. Petite, elle se faisait harceler à l’école. Un soir, elle est rentrée, un gamin lui avait coupé une de ses tresses.

Lou avait repris son sérieux. Même l’arrivée des gyozas n’interrompit pas la confession de la jeune femme.

— Ce qui nous différenciait, c’était les tresses. Line en faisait deux grandes qui partaient du front collées jusqu’à la nuque, ou plein dans tous les sens. C’était sa signature. J’ai jamais aimé qu’on m’en fasse, moi. Je suis trop sensible du cuir chevelu pour une noire, j’hurlais quand ma mère s’approchait de moi avec un peigne.

Elle laissa un petit rire nostalgique s’échapper. Son regard traversait la fenêtre vers un passé qu’elle ne contait pas souvent. Inconsciemment, elle se grattait la cicatrice sur sa mâchoire.

— Elle était si gentille, Line. À côté, j’étais la pire des pestes. Que ce soit à l’école ou à la maison. Et pourtant, même si je la défendais à la récré, j’étais pas là en classe. Il y a des enfants en qui elle avait confiance, en qui j’avais confiance qui…

Aure serrait les baguettes dans sa main. Elle reporta son attention sur Lou dont les sourcils se touchaient presque au-dessus de son nez. Les doigts autour des couverts se desserrèrent et pour éteindre le feu qui naissait en elle, Auréline attrapa un gyoza pour le mettre dans sa bouche.

— Merche, ch’est chaud !

Alors qu’elle s’étouffait à moitié avec la nourriture, Lou ne put retenir Son rire. L’atmosphère se détendit instantanément et les exclamations mi-excédées mi-allègres d’Aure furent bruyantes. Lorsqu’elles se calmèrent, les ramens fumants étaient placés devant elles depuis plusieurs minutes.

— Je suis désolée, plaça Lou entre deux bouchées. Je ne voulais pas déterrer une histoire aussi triste et douloureuse pour notre premier rendez-vous.

Aure faillit s’étouffer une nouvelle fois. L’inconvénient dans le fait d’aimer les femmes se retrouve dans les signes quasi indissociables entre la bonne copine et le flirt. Et Lou n’avait jamais laissé paraître autre chose que de l’amitié jusqu’à maintenant.

— J’imagine que depuis, tu as du mal à faire confiance, déduisit la policière en coupant son œuf avec les baguettes, sans remarquer les interrogations intérieures d’Auréline.

Elle apporta un morceau dans sa bouche et ferma les yeux de plaisir.

— Vraiment le meilleur les œufs marinés.

Auréline avait reporté son regard sur l’extérieur. Des couples, des familles, des étudiants se croisaient dans le soir de Nantes à des rythmes différents. Les lampadaires apportaient une lumière chaleureuse sur le sol noir.

— Et toi, c’est quoi ton histoire ? demanda Aure.

Cette fois, ce fut Lou qui se perdit dans ses pensées, le visage tourné vers la ville. Auréline l’observa. Elle avait de jolies taches de rousseur sur les pommettes, le nez, le front. Ses cils orange s’élevaient vers le ciel. Il y avait un peu d’œuf sur son menton. Aure eut envie de l’enlever.

— Je suis née aux États-Unis, on habitait dans le New Jersey avec mes parents. Je suis fille unique. Ma mère est française, alors je suis bilingue depuis presque toujours. J’ai emménagé à Nantes en 2017 ou 2018, je sais plus, après la perte d’un proche.

Lou n’avait pas quitté la fenêtre. Auréline ne quittait pas ses yeux.

— J’ai fait une partie de mes études entre les States et la France, mais j’aime pas le système américain alors j’ai préféré être flic ici. Voilà, conclut-elle en tournant la tête vers Aure.

Elles restèrent un instant comme ça à se détailler du regard.

— Vous avez fini, mesdames ? demanda une serveuse, les surprenant toutes les deux.

— Oui, merci.

— C’était super bon, ajouta Aure.

Les femmes payèrent et sortirent du restaurant. La fraîcheur humide avait rempli les rues. Une petite bruine semblait en suspension dans l’air. L’odeur âcre des gaz lacrymogènes avait disparu depuis plusieurs heures.

— Rah, je n’ai pas pris de veste pour la pluie, grogna Auréline.

— Tu habites loin ?

— Nan ça va, près de Viarme, juste le T3 à prendre. Et toi ?

— Sur le busway 4, dans l’autre sens.

Elles se regardèrent un instant, ne sachant plus quoi se dire.

— Mon coloc mixe au Valhalla ce soir. J’y fais un tour, tu veux m’accompagner, tenta timidement Auréline.

Le sourcil droit de Lou se souleva.

— C’est une boîte électro, précisa Auréline.

— Aaaaaah. En vrai, ça aurait été avec plaisir, mais je travaille demain, répondit Lou avec un clin d’œil. J’ai passé une super soirée, merci Kibana.

Auréline n’aima pas entendre son nom de famille dans de telles circonstances.

— Pas de soucis ! Rentre bien, Powell.

— Merci, toi aussi. Bonne soirée, ajouta Lou en s’éloignant en direction de la cathédrale avec un petit geste de la main et un sourire à croquer.

***

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