6 - Léo

Par Raph

La journée qui a suivi est dans mon souvenir toute empêtrée de brume. La police nous a un peu envoyés bouler, d’abord, mais nos mines affolées ont eu raison de leur scepticisme. Ils nous ont fortement déconseillé de nous adresser à un quelconque média – ces informations devaient rester confidentielles puisqu’elles risquaient plus de créer la panique qu’autre chose, assénèrent-ils. Comme si ça nous avait traversé l’esprit. Cyr, totalement secoué par ce qui venait d’arriver, a à moitié crié sur les flics, leur intimant de se « bouger un peu ». J’aurais trouvé ça hilarant s’il n’avait pas été aussi blême et tremblant. Mais ça n’a pas manqué, quelques jours plus tard le mot « nixe » était sur toutes les unes, sur toutes les bandes d’infos, sur toutes les lèvres. Le monstre avait un nom.

Mais on n’avait toujours aucune putain d’explication sur la manière dont il passait à travers les vitres, ni sur l’endroit où il cachait les pauvres gens qu’il avait enlevés. La police a fermé tout un périmètre autour du bâtiment. J’ai essayé plusieurs fois de m’y faufiler mais c’était tellement bien gardé qu’à chaque fois, je me faisais choper. Ils ont maintenu leur no man’s land pendant des plombes. De ce que je pouvais glaner au bar du Mirador, ils ont tenté de démonter les vitres une par une, de fouiller les sous-sols, de chercher des double-fonds. En vain. Peut-être avaient-ils effrayé la créature, mais elle n’a pas reparu.

La peur a reflué à nouveau. Sam a repris le garage de son père, Cyr s’est engagé comme réserviste. Tim et ses parents ont recommencé à sortir de chez eux. Osmond nous a donné de moins en moins de nouvelles. Moi, je continuais à frôler, chaque fois que je passais devant, les carreaux de verre du haut bâtiment où deux fois déjà la nixe m’était apparue. Mais le building restait obstinément solide. Et presque un an après la disparition de Marco, à court de solutions, la police l’a fait démolir.

Le carré de terrain libéré du gratte-ciel rasé a été laissé libre, comme une blessure purulente qu’on n’oserait pas recouvrir. Mais un promoteur plus intrépide que les autres finit par le racheter ; je crois que le chantier a commencé depuis peu. Il faut dire qu’après qu’on se soit débarrassé du bâtiment et de ses satanés carreaux, la nixe n’a plus jamais reparu. En fait, personne ne l’a même croisée après nous. Les disparitions n’ont pas cessé, par contre. Mais on ne peut pas forcément les imputer à la nixe, a dit le chef de la police. Dans une ville aussi grande que la nôtre, il y aura toujours des gens qui s’évaporeront dans la nature, toujours des drames inexplicables. Ça ne veut pas dire que c’est son œuvre. Et d’un petit geste de la main, ils exorcisaient le monstre au profit de petits meurtres sordides.

Notre petit groupe a définitivement explosé. Quand la créature rôdait encore, on avait au moins une peur en commun, un chagrin qui nous liait. C’était ténu mais c’était là. Sans la nixe, nous étions juste quelques vieux copains qui, frappés par le malheur, avaient pris des chemins différents. Bête à pleurer. Le bilan est assez déprimant, pour être honnête. J’enfile ma seule chemise, bataille avec les boutons. Je m’en rendais compte, bien sûr, mais cette semaine a définitivement prouvé ce qu’on ressentait tous. Cela fait un an, exactement, qu’on a vu la nixe pour la dernière fois, qu’elle a plongé en nous ses yeux ronds comme des boules à neige. Pour marquer le coup, un journal télé veut revenir sur l’affaire. Rien de très original :  quelques minutes pour ramener le souvenir des victimes, pour rappeler le mystère qui plane, encore aujourd’hui, sur la nixe. À ce jour, personne n’a toujours rien compris à ce qu’était le monstre. Au mieux a-t-on pu nous noyer sous les hypothèses absurdes et les avertissements apocalyptiques. Moi, je dois dire que je m’en fous un peu, de comprendre ce que voulait la bête ou d’où elle venait. J’aurais juste voulu qu’on nous rende notre pote. Quand la journaliste nous a contactés pour qu’on parle de Marco, qu’on dise quelques mots en sa mémoire, ils ont tous décliné. Tous. Même les parents de Marco, même Tim. À croire qu’ils l’ont déjà oublié. Dans un geste nerveux, j’arrache un bouton, laisse échapper un juron. J’aurai l’air de rien avec une chemise débraillée. Tant pis. Ils ont tous refusé. J’aurais au moins cru que Cyr aurait saisi l’occasion de passer sur une grande chaîne, que Cassandre aurait été trop heureuse d’être enfin écoutée. Mais non. Je suis le seul à répondre à l’appel. Le seul à penser encore à Marco. Merde. Je rentre la chemise dans mon pantalon, la lisse de la main. Elle baille un peu, mais ça ne se voit pas si je ne fais pas de grands gestes. Je ne sais pas trop ce que je vais lui dire, à la journaliste. En un an, le chagrin s’est étiolé. Il me reste juste une bonne dose de rancœur. Peut-être que ça suffira à faire une bonne interview. Je me détourne du miroir. Il est temps de rendre à mon pote un énième dernier hommage. Après celui-là, je me promets, je reprends le cours de ma vie. Je le laisse partir.

La journaliste qui m’accueille a un sourire blanc et un tailleur impeccable. Pendant une seconde, je me sens ridicule avec ma chemise froissée et mes baskets grises de poussière. Une seconde seulement, parce que mon attention est ensuite attirée par le chantier derrière elle. Ils tenaient absolument à faire l’interview devant le trou béant qui marque l’ancien emplacement du gratte-ciel où a été vue, pour la dernière fois, la nixe. Deux grues se penchent au-dessus de la terre, des pics de métal y sont fichés ici et là, un vrombissement continu s’échappe d’une source inconnue. L’ensemble est assez sinistre. Je me demande une seconde, comme à chaque fois que je viens ici, si la nixe est encore là, quelque part. C’est la voix légèrement stridente de la journaliste qui me rappelle à la réalité.

– Enchantée, Léo. Je suis ravie de pouvoir faire cette interview avec toi… hum, malgré la tragédie qui t’a touché. J’espère que tu es prêt, on commence dans deux minutes.

– Si je dis des conneries, vous pourrez me couper au montage, hein ?

Elle ébauche une grimace de compassion feinte.

– Désolée, on n’a pas vraiment le temps pour ça. Ce sera en direct. Mais si je peux te donner un conseil (elle me fait un clin d’œil, et c’est à ce moment que je décide qu’elle m’est franchement antipathique), tu devrais te redresser un peu ; ça te donnera une meilleure image.

Je vais pour lui demander ce qu’on peut avoir à foutre de mon image puisqu’on est là pour parler de Marco, mais elle ne m’en laisse pas le temps : en quelques mouvements, elle se place à côté de moi, lève son micro et fait signe à la caméraman de commencer à tourner. J’écoute à peine son introduction, pris par un soudain mal-être. Le chantier, mes fringues ridicules, le souvenir de Marco, soudain plus intense, qui ne veut plus me quitter le crâne et la voix aiguë et saccadée de la femme à côté de moi forment une sorte d’imbroglio insupportable. Je voudrais être n’importe où sauf ici. Je serre les pans de ma chemise entre mes poings, garde les yeux baissés, me concentre sur ma respiration. Un mélange de colère et d’angoisse me pousse dans le ventre. Ça, ça va rendre super bien à l’écran, je pense, et ma propre plaisanterie m’apaise un peu. Juste assez pour que je lève les yeux et découvre sous mon nez le micro impatiemment tendu, près d’une journaliste agacée qui finit de poser sa question pour la deuxième fois.

– …être une émotion intense pour vous de revenir sur ce lieu ?

– Erm… Oui, bien sûr, enfin, je passe souvent dans le coin, quand même…

Sacré début, ils vont en avoir pour leur argent. La journaliste doit se faire une réflexion à peu près similaire parce qu’elle me jette un regard découragé avant de reposer une nouvelle question, dont ma réponse n’est pas beaucoup plus brillante que la précédente. J’ai l’impression de voir la carrière de mon interlocutrice s’éteindre doucement dans ses yeux.

Et puis quelque chose nous sort soudainement de ce désastre. Derrière nous, des cris éclatent d’un coup, un sentiment d’urgence s’empare du chantier entier. D’un même mouvement, on se retourne tous vers la source de l’agitation. Un peu plus loin, des ouvriers courent, s’appellent, certains commencent même à dérouler des rubans de sécurité.

– On y va, décide la journaliste en ponctuant sa phrase d’un signe à sa caméraman, suivant d’un pas sûr la règle qui affirme que là où on ferme le passage par des rubans, il y a une info à saisir (ou c’est qu’elle pensait que n’importe quelle information serait plus intéressante que de continuer à m’interviewer, ce dont je n’aurais pas pu la blâmer).

Dans le chaos ambiant, personne ne fait attention à moi ; je les suis. M’approchant assez près pour calquer mon pas aux leurs, rapides et assurés, je réussis à me faufiler jusqu’à ce qui avait paralysé en quelques secondes l’immense chantier. Ce n’est qu’un trou. La bouche béante de fondations qui viennent d’être mises à jour. On y discerne le béton vieilli et bruni de terre, les fines barres de fer rouillé qui le transperçaient par touches.

Mais surtout, on voit les corps. Leurs corps. Cinq. J’ai eu besoin de compter pour rester concret, pour me garder l’esprit dans le crâne, pour l’empêcher de se replier au fond de moi. Cinq. Plus ou moins abîmés, l’un d’entre eux plus étrange à cause de la peau parcheminée qui lui restait sur les os, une peau différente des autres, encore un peu verdâtre, écaillée. Le trou est assez profond, nous sommes trop hauts pour que l’odeur nous parvienne vraiment, pourtant j’ai l’impression que l’air alentour se teinte brusquement de l’haleine lourde des charniers. J’ai carrément envie de vomir, mais ne bouge pas d’un pouce. À la place, je dévisage le squelette maigre, cherche tout ce que je peux lui trouver d’inhumain. Les bras longs peut-être (un de ses bras est tendu vers l’avant, mimiquant grossièrement ces squelettes qu’on imagine dans les déserts, désespérément tournés vers une oasis au loin), les jambes malingres, le crâne étrangement rond. Ou alors je ne vois que ce que je veux voir. Jusqu’à ce qu’on me pousse sans ménagement, qu’on me force à reculer, je ne le lâche pas des yeux. Parce que je ne veux surtout pas poser les yeux sur ce qui le côtoie. Parce que près de lui, sa manche lacérée pressée contre le radius du monstre, il y a un corps qui porte l’éternelle veste en cuir de Marco.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
Quand même, quelle grosse coïncidence très pratique pour le scénario que l'interview se situe pile le jour où ils découvrent les fondations ! Je m'étonne que découvrir les fondations n'ait pas été fait lors de la démolition, histoire d'aller au bout des interrogations policières. Je veux dire, la nixe est une créature d'eau ? Je me serais dit qu'il y avait peut être un truc avec les nappes phréatiques et je serais allé voir dans les profondeurs. ou aller explorer les égouts, peute^tre, aussi, quitte à aller dans les théories branlantes mais quand les flics sont désespéré.es, ça pourrait se tenir, entre deux démontages de vitres...
Cette interrogation mise à part, tu réussis toujours l'exercice de suspens, le style au poil.
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 07/05/2021
Wow. Ce passage est impressionnant. Je n'ai pas lâché une seconde. C'est dense et bien écrit. J'ai pas grand chose à ajouter tellement je trouve ce chapitre maîtrisé.
Raph
Posté le 16/05/2021
Merci beaucoup ! C'était un peu délicat de monter l'intensité, ça me rassure si ça fonctionne
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