— On ne va pas vers le Vieux Marp, protesta Mu au bout de quelques minutes de cavalcade effrénée dans les couloirs du vieil habitat.
Keizo ne répondrait pas – bien sûr. Cela ne gênait pas Mu d’habitude, pourtant là, elle se visualisa en train de le secouer pour faire sortir quelque chose de sa bouche.
Dans son implant auriculaire, une réplique fusa, claire et précise :
— On va aux quais du Nadir, les plus éloignés de la zone de combat.
Satisfaite par l’explication, elle mit une bonne minute à comprendre que ce n’était pas du tout, mais pas du tout normal, que Keizo lui parle de cette façon.
Mortenaine, il n’était pas instrumenté !
La réalité s’effrita devant les yeux de Mu. Cela ne pouvait pas signifier… Il ne pouvait pas être… Non, impossible !
Elle se sentit rassurée et faillit même éclater de rire.
Tout ça n’était qu’un rêve.
Un rêve.
Un cauchemar assez réaliste plutôt, avec tous les clichés habituels : le rêveur abandonné, la situation qui vire à la catastrophe, la panique, les sueurs froides et les évènements dramatiques que l’esprit endormi tricote en un enchaînement absurde.
Elle continua de suivre Keizo, émerveillée par le côté hyperréaliste du rêve. Ils trottèrent quelques minutes dans des couloirs presque déserts le long de zones d’entreposage.
— Stop !
La voix au fond de son oreille s’était faite autoritaire. Keizo l’arrêta en la plaquant contre le mur, une main sur la bouche.
— Ils sont à côté, murmura-t-il dans son implant.
Mu entendit plus qu’elle ne vit un petit groupe de soldats armés qui avançaient rapidement dans un couloir perpendiculaire devant eux. Les deux fuyards reculèrent dans une coursive latérale et poursuivirent par là, avant de bifurquer dans la bonne direction. Deux fois, de nouveau, Keizo la stoppa juste à temps.
— Ils grouillent partout, annonça-t-il avec contrariété.
Mu commençait à apprécier ce mode de communication. Dommage que cela n’existe pas pour de vrai, c’était d’un pratique indéniable. On pourrait aisément s’y habituer.
On ne discutait pas avec cette facilité entre instrumentés : on préparait un message vocal, puis on l’envoyait, en faisant monter le compteur de la Méjoun au passage. Cela générait un certain décalage entre la conception du message et sa réception. Pas grand-chose, toutefois ce n’était pas de la communication instantanée, ou synchrone, un terme que Mu avait appris peu de temps avant. Ça, on ignorait comment faire. Cela restait l’apanage des spions. Ou des rêves. Elle commençait à s’amuser de celui-là, puisqu’elle savait le danger imaginaire.
Ils coururent encore une dizaine de minutes dans des couloirs plus fréquentés, puis Mu décida que tout cela était vraiment trop réaliste. Une douleur aiguë sous le diaphragme, à droite, l’obligea à s’arrêter.
— Attends ! j’en peux plus, j’ai besoin d’une pause.
— Il faut qu’on rejoigne un vaisseau pour quitter ce tas de ferraille.
— J’ai un putrespace de point de côté, j’ai trop cavalé.
Elle se plia en deux, une main sous les côtes. Ça ne passait pas.
— On va ralentir. On arrive en zone dangereuse de toute façon, alors il faut jouer la prudence.
Mu et Keizo profitèrent de la confusion ambiante ainsi que d’un grand trou dans un panneau mural pour emprunter un conduit de ventilation, à peine assez large pour eux. Sur ce terrain, Mu détenait l’avantage de son petit gabarit. Elle jurait tout de même toutes les dix secondes, quand elle se cognait ou que ses vêtements s’accrochaient sur un angle saillant et se déchiraient avec un bruit sec.
— C’est pas possible, je vais finir toute nue !
— Ça pourrait distraire l’attention des soldats ennemis, entendit-elle en réponse.
Incroyable, elle captait même son ton gouailleur. Il allait vraiment falloir qu’elle écrive tout cela en se réveillant : le conte de fées revisité, avec Keizo en chevalier héroïque et Mu en princesse en péril !
La Grande Mère avait-elle envoyé ce rêve, lesté d’une leçon à tirer ? On disait fortunés ceux qui recevaient de telles visions, car ils en ressortaient illuminés par la sagesse divine. Ce genre de superstition, voilà bien encore un truc dont Mu aimait se moquer ; mais là, les choses apparaissaient sous une lueur différente, propice aux croyances ou aux miracles. Ce songe signifiait-il qu’elle devait se fier à Keizo ?
Keizo les fit naviguer au cap. Mu, perdue depuis longtemps par les incessants changements de direction, le suivait aveuglément.
Les minutes passaient vite ; Mu calcula que Taz et les autres devaient déjà être à l’abri. Elle s’en réjouit, puis se rappela qu’elle ne se trouvait plus dans le monde réel. Alors, l’attaque devait être elle aussi une construction de son imagination ? Cette pensée la rassura. Ou sinon, un avertissement de la Grande Mère ? Moins réconfortant, dans ce cas.
Comment se réveillait-on d’un songe de ce type ? Quand on savait de source sûre qu’on rêvait ? Elle chercha à se remémorer ce qu’elle avait lu. C’est ça, on pouvait prendre le contrôle du rêve afin de l’orienter comme on voulait. Et si elle essayait d’embrasser Keizo, une folie qu’elle n’oserait jamais se permettre dans la vraie vie ?
— Tire sur ce mur, Mu, il faut sortir.
Dérangée dans ses constructions chimériques, elle le fixa, agacée, mais ne discuta pas. Pas si facile d’influer sur le cours du rêve. Elle leva son arme et tira.
La cloison se pulvérisa en dégageant une fine poussière suffocante. Keizo se précipita dehors le premier. Elle eut à peine le temps de le voir agir qu’un soldat ennemi tomba, inconscient ou mort, sur le sol. Décidément, il lui plaisait bien, ce Keizo-là.
Il ramassa le fusil du combattant.
— Arts martiaux, expliqua-t-il. Enfin, je crois… Une pression au bon endroit et dodo !
Il indiqua une direction dans laquelle ils avancèrent avec célérité. À cet endroit, l’habitat était presque désert, mais des bruits signalaient que des combats se poursuivaient, pas très loin. Entre ici et les quais qu’ils cherchaient à atteindre ?
Keizo les arrêta avant qu’ils débouchent sur les portions où les deux camps s’affrontaient. Mu haletait, épuisée par la course.
— Si on s’en sort, tu t’entraînes, décréta-t-il. Tu es vraiment poussive pour une fille de vingt ans.
— Dix-sept, pas vingt ! Forcément, j’perds pas ma vie à trotter dans les couloirs du Vieux Marp. Je tournerais vite en rond, de toute façon.
Elle se tut pour finir de reprendre son souffle, une main sur le mur, l’autre pincée à sa taille.
— Mu, amène-toi ! intima-t-il familièrement.
Elle se retourna. Il n’était plus juste derrière elle, quelques mètres les séparaient. Elle les franchit d’une douzaine de pas précipités et découvrit dans le mur une fente assez large pour se faufiler.
— C’était là, ça, avant ?
— Tu crois que c’est le moment ? C’est là maintenant, alors dépêche !
Elle regarda l’orifice d’un œil suspicieux, de crainte d’une entourloupe onirique, mais suivit malgré tout Keizo lorsqu’il s’y engouffra. Encore une gaine de ventilation pendant quelques dizaines de mètres. De nouveau, un décor de fils, de câbles et de modules mal emboîtés, propices aux déchirures de vêtements. Décevante, cette répétition…
Tout changea quand ils s’approchèrent d’une zone de combat, toujours à l’abri de leur conduit. De l’autre côté, dans le couloir qu’ils longeaient, deux groupes se poursuivaient en se tirant dessus.
— Baisse-toi ! ordonna Keizo.
Mu se laissa tomber sur les fesses tandis que Keizo l’enserrait de ses bras. Elle se lova contre lui et savoura la protection de son corps. Keizo sentait bon ; Mu enfouit son nez dans sa chemise. Autant apprécier l’instant, réel ou non. Le combat s’immisça dans leur gaine : la lumière s’infiltra en rais, alors que des balles sifflaient à ses oreilles. L’ennemi en utilisait beaucoup : cela restait un moyen efficace et bon marché de massacrer son prochain. Longtemps, les bruits les entourèrent. Néanmoins, le sentiment d’impunité de Mu ne faiblit pas.
Elle débattait encore avec elle-même de la classification onirique de son aventure (rêve ou cauchemar ?) quand l’échauffourée se déplaça ailleurs, là d’où ils venaient. Elle s’arracha à grand-peine des bras de Keizo et contempla le mur avec amusement. Il était semé de trous qui composaient un motif en ronds de lumière. En toute logique, Keizo aurait dû être criblé de balles. Il n’avait rien, à part un saupoudrage de poussière grise sur ses vêtements. Absolument impossible dans la réalité…
Quand ils sortirent dans le couloir maintenant désert, Mu vit ses premiers morts. Étalés dans le corridor dans des postures désarticulées, il y avait là cinq, non six cadavres, qui finissaient de se vider de leur sang. Des relents de poudre et une odeur métallique saturaient l’air. Beurk. Elle s’accrocha à la main de Keizo et se déplaça sur la pointe des pieds, le cœur au bord des lèvres, en veillant à ne pas glisser dans le liquide épais. Décidément, ce rêve poussait bien trop loin le réalisme.
Mu se concentra sur la main qui la tirait en avant, qui la sécurisait, qui l’empêchait de se laisser submerger par la puanteur douceâtre de la mort. Surtout ne pas oublier que c’était un rêve, un putrespace de rêve !
¤¤¤
— Taz, il faut partir, enjoignit Marsou.
Les combats se rapprochaient, ce n’était plus qu’une question de secondes avant que les troupes ennemies ne pénètrent sur les quais d’Orient, là où le Vieux Marp reposait dans son berceau.
— Encore une minute !
— Tu sais que je tiens à Mu autant qu’à ma pauvre carcasse, plaida Marsou, mais c’est irresponsable d’attendre. On n’a pas le droit de mettre la vie de l’équipage en danger.
Taz se détourna de l’écran qui montrait le quai en affichage panoramique, d’une porte à l’autre.
— Fermez le sas d’entrée, ordonna-t-il d’une voix étranglée. Lancement du compte à rebours.
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Quelques autres couloirs macabres plus tard, Mu et Keizo atteignirent finalement le hall d’embarquement, aux quais du Nadir. Une foule désordonnée les accueillit : organisée à la hâte par les autorités, l’évacuation se déroulait dans une précipitation tonitruante. Épaulée par des soldats de deux vaisseaux de l’Alliance arrivés en urgence, la police de l’habitat hurlait des instructions afin de canaliser les civils vers les rampes déployées sur les quais.
Personne ne leur demanda rien. Ils se placèrent à la file et pénétrèrent rapidement dans un transporteur de fret aux soutes d’un volume colossal. Plus impressionnant encore était le nombre de gens entassés là, entre des marchandises qu’on n’avait pas eu le temps de décharger.
Mu se faufila dans un espace exigu entre deux caisses et se recroquevilla là. Keizo l’enjamba afin de s’asseoir dans son dos, à la fois soutien et ancrage. Il l’entoura de ses bras.
— Tu peux dormir, assura-t-il.
Épuisée, réconfortée par le cercle de ses bras, elle sentit ses paupières s’alourdir alors que les derniers passagers embarquaient toujours. Peut-on s’assoupir dans un rêve ? Zut, elle allait rater la fin !
Elle ne vit même pas le départ. Elle n’assista pas non plus à l’approche d’Ezildème, une planète éloignée des combats, deux heures plus tard.
Elle dormait, revivait peut-être les phases de leur évasion, s’amusait de leur absurdité.
¤¤¤
Le débarquement dura plus longtemps que l’embarquement. Des heures et des heures. Il fallait répertorier un minimum les passagers qu’on lâchait dans la nature, leur assigner un logement, leur fournir le nécessaire à leur survie ici. C’est pendant cette attente interminable, Mu appuyée lourdement contre Keizo, qu’ils apprirent que l’habitat avait été détruit par les forces ennemies. Pulvérisé, l’Estovan, sans même une tentative d’évacuation des humains encore à bord. Cela s’était déroulé si rapidement qu’on pouvait même se demander si l’Expérion avait pris le temps de retirer ses propres troupes.
Mu, dans un état second, ne souhaitait qu’une chose : s’assurer que le Vieux Marp s’était échappé. Oh ! et puis prévenir Taz qu’elle allait bien. Ce leitmotiv l’occupa tout entière pendant les heures qui suivirent son réveil. Un mal de tête épouvantable tapait à ses tempes et une bosse douloureuse lui avait poussé à l’arrière du crâne. Elle baignait dans un sentiment de confusion, incapable de démêler le vrai de ce qu’elle avait imaginé en songe.
Que s’était-il donc passé dans l’Estovan, avec Keizo ? Celui-ci avait recouvré sa tranquillité habituelle et tapait sur son écran-jouet pour communiquer avec Mu. Avait-elle tout inventé ? Basculé dans l’hallucination à cause de son coup sur la tête ?
Les formalités durèrent une éternité. Mu et Keizo endurèrent le questionnement suspicieux d’une auxiliaire d’immigration qui les avait pris en charge et en grippe. Quand ils se retrouvèrent finalement seuls, une nuit à l’humidité glaciale les attendait, justifiant les manteaux distribués, des machins raides dans lesquels Mu se sentait engoncée. Muni d’un plan de la zone réservée aux réfugiés, Keizo les dirigea dans le labyrinthe obscur des baraques provisoires. Mu se laissait tirer en avant ; les doigts de Keizo agrippaient les siens à travers les épaisses moufles qu’ils portaient tous les deux. De petits nuages de vapeur sortaient des masques apposés sur leur visage pour les protéger du froid brutal. Dans la tête de Mu tournoyaient mille interrogations auxquelles elle ne parvenait pas à donner forme. Elles s’échappaient comme la buée de son souffle sans qu’elle puisse les saisir. Désorientation et bise polaire se combinaient pour renforcer son sentiment d’irréalité.
Ils finirent par repérer la chambre qu’on leur avait attribuée. Au-delà du sas régnait une douce chaleur. Mu tremblait d’épuisement ; elle jeta à terre moufles, masque et bonnet, puis se laissa tomber sur le lit sans même retirer ses chaussures.
Alors que ses yeux se fermaient déjà, Keizo lui colla son écran sous le nez :
Je vais voir si je peux trouver des nouvelles du Vieux Marp et les prévenir de ta présence ici. Je rapporte à manger aussi.
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— De notre présence ici, non ?
Il lui signifia, pouce levé, qu’elle avait raison. Il lui enleva ses chaussures, son manteau, la fourra à l’intérieur du lit, puis ressortit. Elle n’eut même pas le courage de protester. Elle se demanda un court instant si elle le reverrait, avant de sombrer.
Dans ces phrases "Tout ça n’était qu’un rêve.
Un rêve.
Un cauchemar assez réaliste plutôt" : j'aurais ôté le "assez réaliste", pour que ce soit encore plus percutant.
Pourquoi un point d'interrogation dans cette phrase : "Entre ici et les quais qu’ils cherchaient à atteindre ?" J'aurais mis un point, pour ajouter à l'angoisse par une certitude.
Quand j’ai vu le titre du chapitre, j’ai cru qu’il allait leur arriver des horreurs.
C’est quand même fou que Mu arrive à croire, d’un bout à l’autre de cette aventure, qu’il s’agit d’un rêve. Est-elle dans son état normal ? Ou alors c’est une option du « communicateur » de Keizo ? Parce qu’en l’utilisant sans précautions, il se mettrait en danger...
Quelques remarques :
Elle continua à suivre Keizo [Comme on peut aussi bien dire « continuer à » que « continuer de », je mettrais « continua de » pour éviter le hiatus.]
le compteur de la Méjoun [C’est-à-dire ? Pourquoi avec une majuscule ?]
une auxiliaire d'immigration qui les avait pris en charge et en grippe [J’aime beaucoup cette association.]
Pour la Méjoun, même chose, c'est la société qui gère les communications, et c'est expliqué dans le chapitre précédent, où Mu les insulte copieusement pour avoir fait monter les prix des messages pendant l'alerte. Au fait, est-ce qu'il ne me faudrait pas mettre le nom en italique ?
"Continua de", c'est une bonne idée
J'adore les zeugmes de ce genre !
Au fait, je reviens à ton commentaire précédent : pour moi "Bon sang ! tout était normal" est correct, puisqu'il s'agit d'une phrase et non de plusieurs, le "!" étant utilisé pour souligner l'interjection et non changer de phrase. (voir par exemple : http://www.la-ponctuation.com/point-exclamation.html)
Merci pour ton passage, Fanny !
Je trouve ça cool que l'action s'accélère comme ça ! Je comprends tout à fait l'impression d'irréalité de Mu, surtout si la télépathie, pour elle, est de l'ordre du tabou.
En tout cas j'ai bien aimé tout ce chapitre, le fait que Mu et Keizo soient coupés du reste de l'équipage et loin du Vieux Marp. J'ai eu vraiment peur que Mu reste coincée sur la station toute seule en pleine attaque et l'arrivée de Keizo est providentielle.
Du coup on ne sait pas trop comment il a réussi à la rejoindre... est-ce que ce sera expliqué plus tard, ou c'est de l'ordre de "c'est un télépathe, donc il sait faire des trucs qui nous dépassent, donc on s'en fout de comment il est arrivé là" ? Non, parce qu'au fond, ça ne me dérange pas tant que ça de ne pas savoir, j'ai juste supposé qu'avec sa télépathie il s'était "connecté" à elle et que du coup il l'avait retrouvée facilement.
Bref, tout ça pour dire que... je m'en vais lire la suite immédiatement ! :D
Ca ne t'a pas gênée que Mu croie que c'ets un rêve ? Certains ont trouvé ça plutôt cool, et d'autres on eu du mal à y adhérer.
Je vais voir la suite de tes commentaires,
Merci !