La musique composée de tambours et de flûtes menait la cadence de leurs mouvements. Sous les yeux de leur dieu et de son Donneur, les Fils de Lan répétaient la parade qu’ils allaient devoir exécuter à l’ouverture du Grand Choix. Danaël se concentra pour suivre la chorégraphie. Un petit pas, paume droite en avant pour pousser l’air, puis esquive vers la gauche. Garder l’air dans la main droite alors que le bras fait un large mouvement circulaire. Envoyer l’air à son voisin, récupérer celui qui vient de gauche. S’abaisser sur sa jambe gauche et tendre la droite au ras du sol. Danaël serra les dents. Passer l’air de l’autre main. Le propulser sur le sol, se soulever élégamment et marcher sur ces marches invisibles à trois reprises. Revenir sur la terre ferme. Arquer son dos vers l’arrière, les bras suivant le mouvement. Concentrer l’air dans ses mains et l’envoyer plus haut, rejoindre ceux de ses congénères.
La masse qu’il envoya perturba la grosse boule d’air et la fit un peu chavirer. Il grimaça. Sa maîtrise était un peu trop forte, comme d’habitude. La boule explosa et fit soulever le sable de l’arène. Danaël se protégea les yeux du bras, contrairement aux curieux du public dont il entendit les plaintes douloureuses. Le rire de Lan résonna en même temps que ses applaudissements.
— Mes enfants, c’était parfait ! D’une telle beauté ! N’est-ce pas ?
Axiliam assentit d’un hochement de tête fier, mais personne dans l’assistance ne répondit. Les Fils de Lan saluèrent comme un seul homme et se dispersèrent. Dans les gradins de pierre, les observateurs étaient pour la pluparts des concurrents venus jauger leurs capacités. Danaël vit que les Fils et Filles de Waal avaient pour la plupart un air tendu sur le visage, et ceux de Naïa une moue pensive. Il ne se faisait pas d’illusion. Même s’il avait dissimulé autant qu’il le pouvait la raideur de sa jambe droite et la douleur qu’elle lui infligeait constamment, il était difficile d’exécuter tous ces mouvements longs et circulaires sans la souplesse nécessaire que lui refusait son membre blessé.
Danaël installa un peu de distance entre lui et ses frères et laissa son regard se promener sur la foule. Il n’avait jamais vu autant de personnes différentes. Même si tous les concurrents arboraient la même tenue, c’était impossible de passer outre les longues tresses et les mines fermées des Orgoïs, ni des perles et plumes décorant cheveux et corps des Alayis. Les Orgoïs étaient plutôts grands et musclés, tout leur corps exhalait une impression de force et de puissance. Les Alayis, eux, avaient cette allure calme, cette aura de douceur, et se déplaçaient toujours en groupe. D’un seul coup, Danaël ressentit comme un titillement sur sa nuque. Il se retourna. Dans le public, un garçon orgoï le regardait. D’une taille plutôt moyenne, des yeux noirs comme deux billes sur un visage anguleux couleur olive. Mais ce qui le surprit, ce fut ses cheveux, bouclés et fous, atteignant à peine ses épaules. Or, la tradition orgoïe voulait que la longueur des cheveux d’un guerrier soit synonyme de sa puissance.
Peut-être qu’il est aussi perdu que moi au milieu des siens.
— Danaël !
Il s’arracha au regard de l’inconnu pour adresser un sourire à Axiliam qui avançait vers lui. Dans la main du Donneur, un morceau de papier enroulé qu’il tendit à Danaël. Le jeune homme le prit avec impatience et l’ouvrit.
— Je me demande ce que tu vas faire avec ça, soupira Axiliam.
— Lan n’a pas posé de question ? demanda Danaël avec un peu d’appréhension.
Son ami haussa les épaules.
— Il en était amusé, plutôt.
Danaël leva les yeux vers son dieu, toujours dans la tribune d’honneur, qui le gratifiait d’un sourire trop grand pour ne pas être menaçant. Il referma le rouleau d’un coup sec.
— Merci beaucoup Axiliam.
— Oh, je voulais aussi te dire : contrôle un peu mieux ton air. Quelques personnes ont remarqué la puissance de ta maîtrise.
Le Donneur appuya ses mots d’un coups de menton qui désigna le jeune homme orgoï aux cheveux courts. Celui-ci se releva d’un bond et disparut dans l’escalier derrière lui en quelques pas.
— Ils ont plutôt vu la raideur de ma jambe, argua Danaël.
— Tu t’es bien débrouillé malgré ça.
Axiliam posa une main fraternelle sur son épaule.
— Essaie de te reposer, d’accord ? Les guerrières mushadins ne vont plus trop tarder, et ce sera compliqué pendant le Grand Choix de trouver un peu de temps pour toi.
— T’inquiète, répondit Danaël en haussant les yeux vers le ciel.
Axiliam lui donna quelques tapes amicales et s’éloigna vers Lan. Le rouleau de papier que tenait Danaël se froissa légèrement.
Danaël tira sur sa tunique, plus par habitude qu’autre chose et baissa les yeux lorsqu’un passant le dévisagea de trop près. Il était accoutumé à la foule : quand il sortait du monastère pour effectuer les courses qu’Henaël lui confiait, il se frottait à tout le panel des gens d’Halioes et à son charivari incessant. Non, ce qui le changeait, c’était cette horizontalité infinie. Il avait l’habitude de la ville-falaise et de ses innombrables escaliers gravés dans cette roche qui, grâce à la magie de Lan, ne s’effritait jamais. Il lui suffisait de tourner la tête pour voir la mer, et ce même depuis les plateformes les plus larges et les plus reculés du précipice. Ici, à Urbaïs, le monde était partout autour de lui, étouffant. Le soleil, camouflé par quelques nuages, peinait à frapper la pierre blanche et fade des hauts bâtiments, qui empêchaient la moindre parcelle de vent de circuler. Danaël prit une grande inspiration, et ouvrit un peu plus les lacets qui fermaient l’habit à son cou.
Le jeune homme serra les dents. Au moins, il pourrait préserver sa maudite jambe droite, qui avait la manie de se fatiguer à une vitesse folle dans les dédales de marches de sa ville natale. Il pourrait sans doute contourner la grande rue en empruntant des venelles plus étriquées et moins fréquentées, selon ce qu’il avait retenu du plan de la capitale. Certes, comme tous les concurrents du Grand Choix, ils étaient libres de leurs mouvements tant que les Filles de Laosha n’étaient pas arrivées, mais on leur avait bien fait comprendre de ne pas trop s’éloigner. Cela avait éveillé la méfiance de Danaël.
Il refusa d’un geste une pomme que lui tendait une marchande et continua de slalomer entre les passants. Il releva la tête pour vérifier le nom des rues, gravés dans la pierre, et continua. Encore quelques mètres et il tourna sur sa droite. Le bâtiment qu’il cherchait était enfoncé dans une petite cour dans laquelle poussait un arbre trop domestiqué pour être beau. Une grille de fer forgé, assez large pour un homme et demi, avait été laissée entrouverte. Danaël regarda à droite, puis à gauche, haussa les épaules et la poussa pour rentrer. Il remonta l’allée de gravillons qui crissèrent à chacun de ses pas. Arrivé au seuil de la haute porte, il frappa le heurtoir en forme d’animal contre le bois. Il dut attendre un long moment avant que quelqu’un ne lui ouvre dans un grincement. La moitié d’un visage ridé à l’œil aussi vif que celui d’un rapace se glissa dans l’interstice.
— C’est pourquoi ?
L’homme était petit et avait l’air revêche de celui que l’on vient perturber dans son travail. Danaël esquissa un sourire poli alors que l’autre l’observait de bas en haut. Il s’apprêtait à parler mais le petit bonhomme le devança :
— Qu’est-ce qu’un concurrent du Grand Choix vient faire ici ?
Les habits. Il avait oublié qu’il avait troqué le gris-bleu du monastère contre l’ocre et le blanc de l’empire.
— Je suis bien aux archives d’Urbaïs ? Je viens chercher des informations concernant les précédentes organisation du Grand Choix.
Le maître des lieux haussa des sourcils broussailleux, puis l’analysa à nouveau.
— Thaelin, n’est-ce pas ? Certainement moine-copiste, je me trompe ?
Danaël eut le flair d’assentir d’un coup de tête. Après tout, il ne mentait pas tout à fait. Le visage ridé se fendit enfin d’un sourire et l’homme élargit le passage pour le laisser entrer.
— J’adorerai aller jeter un œil à votre système de classement ! Il paraît qu’il est très efficace. Vous êtes les seuls à comprendre l’intérêt de notre métier !
Le soleil couchant diffusait une lumière dorée dans la salle de lecture où Danaël s’était installé. Il n’y fit pas attention. Il massa sa nuque un peu douloureuse puis continua sa lecture en diagonale du registre d’entrée des derniers jeux. Dans un froissement de papier, il compara cette longue liste avec celle qu’il avait dressée à partir des chroniques qu’un obscur journaliste avait tenu jour par jour. Et barra un nouveau nom.
Pour l’instant, toutes les personnes recensées étaient mortes pendant les épreuves. Il n’avait aucune chance. Il serra les dents et continua d’éplucher toutes les informations qu’il pouvait croiser. Une discussion lui fit relever le nez des papiers jaunis.
— Vous êtes la seconde concurrente du Grand Choix à être intéressé par nos archives !
Une fille à la peau noire, mal à l’aise à chaque pas qu’elle effectuait, suivait le maître des lieux. Elle arborait les mêmes couleurs que les siennes. Une Alayi. L’archiviste l’installa à la même table que la sienne, longue et vernie, et lui fournit le plan de classement. Elle parut perdue. Il soupira et roula des yeux. Hormis fumer leurs herbes bizarres et s’enjailler en orgie, les Alayis n’étaient pas capable de faire grand chose d’autre. Aucune culture. D’ailleurs, savaient-ils lire ? Danaël les en avaient toujours cru incapables. Peut-être avait-il devant la seule qui savait le faire ?
Que fait-elle toute seule, d’ailleurs ?
Il l’analysa de nouveau, les yeux plissés. Après une éternité à chuchoter avec le vieil homme pour lui expliquer ce qu’elle cherchait, elle attendait son retour avec son carton. Quand elle s’aperçut de le regard de Danaël, elle le lui rendit, les sourcils haussés. Tels deux chiens de faïence, dans un silence de plomb, ils s’affrontèrent pendant deux longues secondes, avant que l’archiviste n’arrive avec la demande de la jeune femme. Par curiosité, Danaël releva la cote, et chercha la référence dans le plan de classement. Son doigts se stoppa dessus quand il le trouva.
Recensement des mêlés.
Mais qu’est-ce qu’elle fichait avec ça dans les mains ? Et l’autre lui avait accordé comme ça, sans souci ! Comme si ce n’était pas un sujet tabou ! Il ouvrit de grands yeux effarés et choisit de se concentrer à sa tâche. Surtout ne pas s’en mêler.
Il devait trouver un moyen de survivre à ce qui l’attendait.
Seul dans sa chambre, Danaël appliquait sur sa jambe une pommade miraculeuse, dont la fraîcheur se répandit immédiatement dans tous ses muscles. Il soupira de bien-être. Ce geste était le premier qu’il effectuait en se levant, le dernier avant de fermer les yeux. Sans ce fichu handicap, il aurait été capable de grandes choses, et il le savait. Au lieu de cela, il avait dû se contenter d’être heureux de respirer. Il ferma les yeux.
Il pouvait encore entendre les cris effrayés. Le diagnostic du médecin, comme un couperet. Le soupir angoissé d’Axiliam. Le rire de Lan.
Danaël reprit une grande inspiration. La barrière se posa, comme d’habitude, et tout se verrouilla. Il essuya avec soin ses mains sur un morceau de chiffon, puis se releva pour attraper le livre seul livre qu’il avait pris avec lui. Il n’eut pas le temps de l’ouvrir sur la page consacrée aux effets du laurier rose qu’on tapa à sa porte.
— Entrez !
Tomaïan, un garçon de sa famille avec qui il avait suivi la majorité de son apprentissage, poussa la porte et passa sa tête blonde dans l’entrebaillement.
— Les guerrières mushadins viennent d’arriver.
Zut. Il aurait aimé avoir davantage de temps pour aboutir à ses recherches. Il sortit de sa chambre et suivit Tomaïan dans les couloirs pour descendre les escaliers. Il ignora comme il le pouvait les douleurs que lui lançait sa jambe et tint le rythme. Au rez-de-chaussée, les fils de Lan se pressait déjà sur la barrière humaine formée par les soldats assignés à la surveillance de leur bâtiment - pour les protéger ou…? Danaël joua des coudes pour avancer, aussi curieux que ses camarades. Sa grande taille lui permit de voir davantage et, entre deux touffes de cheveux clairs, il les vit. Montées sur de petits chevaux aussi vifs et robustes que le vent des déserts, habillées de tenues soyeuses sous des armures scintillantes, elles avaient toutes le port des princesses qu’elles étaient. Elles ne saluaient pas la foule qui s’amassait à leurs pieds et gardaient le regard droit devant elle. Au-devant du convoi, leur déesse était aussi stoïque qu’une statue, et sa Donneuse avait une allure sévère. Danaël remarqua qu’elles avaient toutes une panoplie d’armes différentes accrochées à leur hanche ou dans leur dos. Il y avait quelque chose de froid dans cette parade, loin des baisers lancés par Lan lors de leur arrivée, et les citadins ne s’y méprenaient pas : leurs vivats perdirent en intensité pour se changer en un silence respectueux et distant. Danaël s’apprêta à faire demi-tour lorsque son regard accrocha celui d’une Mushadin. Contrairement aux autres, son armure avait l’air utilisée, ses habits ne brillaient pas à chacun de ses mouvements et semblaient eux aussi déjà portés. Ses cheveux étaient montés en un simple chignon sans aucune parure, et à ses mains ne tintait aucune bague. Elle détonnait avec sa simplicité dans ce faste.
Lui, un Thaelin sans souplesse. Un Orgoï aux cheveux courts. Une Alayi sans ses confrères. Une Mushadin sans parure. Que faisaient-ils ici tous les quatre ?
Et Danaël est très vif d'esprit : il a déjà repéré les intrus que chacun de quatre représente parmi les siens !
Je ne sais pas si c'est fait exprès pour garder le suspense, mais il y a plusieurs trucs que je n'ai pas compris : ce que cherche Danael, par exemple. Est-ce qu'il cherche des récits de combats de concurrents qui, comme lui, avaient un handicap ? Je n'ai pas compris non plus ce que cherchait Mala, mais ça je suppose que j'en apprendrai plus dans son point de vue.
Je n'ai pas non plus saisi la référence à la "barrière" qui se met en place après que Danael se soit passer de l'onguent. Par contre, dans le chapitre précédent, j'avais cru comprendre que c'était Lan en personne qui lui avait causé sa blessure. Ca semble se confirmer mais tu nous fais mariner ;)
Pour être honnête, j'avais un peu peur que la structure du récit soit un peu trop "symétrique", que tu racontes à chaque fois le même évènement des quatre points de vue (ceux de Mala et de Peon racontaient l'arrivée pour chacun). Mais dans ce chapitre on voit bien que l'intrigue avance, c'est cool !
Et Lys, quand est-ce qu'il va réapparaître ? Il est intrigant, celui-ci, si je me souviens bien. Et témoin de conversations et d'évènements qui le sont encore plus !
C'est en effet Lan qui l'a causé, cette fameuse blessure... ehehe
Ah toi tu n'as pas oublié Lys, c'est marrant, tout le monde l'avait zappé à ce stade de l'histoire ! xD Il va revenir bientôt !
La suite va répondre à tes questions promis !
Ca promet de grandes choses, tout ça !
Je suis assez contente que tu notes ces petites détails que je dissémine et qui permettent de faire comprendre les enjeux ! Merci beaucoup de ta lecture !
Xendor
Je suis désolée que tu aies un peu perdu le fil... Le rythme de publication doit jouer aussi :/ En tout cas, pas d'inquiètude, Danaël est du genre observateur dont les méninges carburent tout le temps (à défaut de pouvoir bouger correctement à cause de sa fichue jambe...)
Au plaisir de te revoir par ici !