8 - Osmond

Par Raph

Osmond attendait toujours, appuyé contre le mur de la chambre. Il a tourné les talons à ma suite. Je me suis excusé à l’envolée auprès des parents de Tim et je me suis dépêché dehors, pour une fois soulagé de retrouver le giron noir de la nuit. Osmond me suivait toujours ; il a fermé la porte après moi, dévalé les quelques marches du perron sans un mot, attendu qu’on soit hors de portée pour desserrer la mâchoire.

Il m’a engueulé copieusement pendant de longues minutes. Je n’ai rien rétorqué. Puis il s’est calmé et n’a plus parlé pendant un bon moment. On a marché longtemps, silhouette creuses entre les hauts murs de pierre et de verre. La ville dans laquelle j’avais grandi me semblait revêtir, cette nuit, des airs de labyrinthe – comme des lèvres aimantes découvriraient brutalement de longs crocs luisants. Les rues se taisaient aussi, le goudron sonnait sourd sous nos pas, la nuit nous encerclait d’un vent insidieux et molletonné. Ce n’était pas agréable mais je me sentais bien. Je voulais continuer à marcher, m’enfoncer plus loin encore dans le dédale, savoir une fois pour toutes que je n’en sortirai jamais. Avec tout ce qui s’était passé et ce que venait de me dire Tim, je me faisais peu à peu à l’idée. On avait tous le pied dans un immense piège à loup. Il allait falloir arrêter de se ronger le mollet, s’accommoder des dents de métal.

Encore une fois, c’est Osmond qui m’a sauvé. Pour la… je ne sais plus vraiment, centième fois ? Il lui a suffi de me parler pour me réinsuffler l’espoir qui n’arrêtait pas de vouloir me quitter le torse.

– Je m’en vais. Pars avec moi.

– … Tu t’en vas. Comment ça, tu t’en vas ?

– Je pars de cette ville. Il y a cet organisme, qu’ils ont créé il y a quelques mois, qui cherche des volontaires pour débusquer d’autres monstres comme la nixe. Ils ne donnent aucun salaire mais paient le voyage. Ça fera très bien l’affaire. J’ai signé hier.

Il a ralenti, m’a regardé.

– Tu n’es plus heureux ici, et il leur reste de la place. Personne ne veut se frotter à une nouvelle nixe. Inscris-toi et pars avec moi.

– Qu’est-ce qui te fait croire que je ne suis pas heureux ? (Il a levé un sourcil) Je veux dire, à part ce qu’il s’est passé ce soir. On appartient à cette ville. Comme nos parents et leurs parents avant eux. C’est un foyer de merde, mais c’est notre foyer. C’est chez nous.

Il m’a regardé à nouveau, et comme chez Tim, j’ai décelé dans sa prunelle l’éclat d’une tristesse infinie. Est-ce qu’on avait tous ce même regard sombre et vide ?

– Tu ne crois même pas ce que tu dis. Cette ville nous dévore vivants. On s’épuise à vouloir grapiller des moments d’insouciance à un monde qui s’effondre. On méritait un âge d’or, comme tous les connards avant nous, mais notre jeunesse nous a été volée. Au fond, on est ces innocents des tragédies grecques, sacrifiés pour venger un meurtre qu’on n’a pas commis.

– Tu penses sérieusement qu’on est innocents ? On vit de larcins, nos nuits sont tissées de conneries et de violences. Osmond, le voilà notre avenir : on vivotera, on fera des gamins aussi miséreux et stupides que nous et le seul évènement de notre vie aura été la mort de Marco.

Voilà, je l’avais dit. Ça flottait entre nous et ça ne voulait pas s’évaporer. Marco était définitivement, réellement mort. Il ne restait plus aucun espoir auquel s’accrocher. Notre petit cercle s’était brisé et avec lui l’insouciance de nos journées oisives, nos bêtises et nos insolences, nos arrogances d’enfants. J’ai baissé la tête :

– Je viendrai avec toi, Osmond. J’aurais juste voulu que les autres viennent aussi.

– Laisse-leur du temps. Ils nous rejoindront, un jour, mais ils ont besoin de le vouloir vraiment (là, il a laissé passer sur ses lèvres le fantôme d’un sourire), pas d’y être poussés par tes arguments braillards et tes gesticulations d’enluminé.

– Et si ça n’arrive jamais ?

– Alors ça n’arrivera jamais. On reste ce bon vieux groupe, Léo. On a toujours autour du cœur ce lien entre nous, même si plus personne ici veut le voir. On s’est trop aimés pour s’oublier tout à fait. C’est comme Marco. Rien n’a disparu. Rien, tant qu’on a toujours le deuil et la colère et la tendresse et toutes ces conneries qui font qu’on s’est pas encore foutus en l’air.

Ses yeux ont un peu bruni quand il a continué :

– Ils me manquent aussi Léo. C’est pire que tout. J’ai l’impression de porter le deuil de non pas un, mais six potes et avec eux le décor tout autour, nos miettes d’espoir, la liberté de nos nuits. On s’est fait dépouiller, voilà tout. Ce sont des choses qui arrivent. Mais les familles ne vont nulle part, Léo, et surtout pas la nôtre.

J’ai hoché la tête, lentement. Difficile de le croire, mais en faisant un effort, j’avais presque l’impression qu’il ne disait pas ça juste pour me consoler. Il m’a légèrement bousculé de l’épaule pour ajouter enfin :

– On part quand tu veux. Cassandre nous attend.

– Elle vient avec nous ?

Osmond a eu un autre petit sourire, un vrai cette fois, ce sourire atrocement familier d’arrogance, de condescendance et d’attendrissement sans bornes mêlés, et ça m’a fait comme un fer rouge sur le ventricule. Parce que ce n’était plus cette photocopie vide de mon pote, mais que c’était lui, son petit défaut, ses manies agaçantes qui ressortaient. Il avait raison, au fond ; on était tous encore là, quelque part.

– Si quelqu’un ici comprend quelque chose à ce qui nous arrive, c’est bien Cassandre, il a dit avec un petit haussement d’épaules. Et puis, elle peut avoir ses fulgurances.

J’ai imité son geste ; je n’étais plus à une bizarrerie près. Je pouvais bien me mettre à écouter les élucubrations de notre excentrique amie.

– D’accord, j’ai conclu.

Puis, après quelques secondes :

– Tu crois que quand tout le monde verra qu’on est devenus des chasseurs de monstres aguerris, le groupe se réunira à nouveau ?

– Vu le fric qu’on peut en tirer, ils seraient carrément stupides de ne pas nous rejoindre, a fait Osmond pour me tirer un sourire – et comme à chaque fois, il a réussi.

Très doucement, juste pour moi, j’ai fait un serment :

– Pour Marco.

Je croyais avoir été inaudible, mais à côté de moi, Osmond a répété, tout aussi discrètement :

– Pour Marco.

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Tac
Posté le 30/06/2022
Yo !
Hier je me disais "chic j'en aurais encore pour aujourd'hui" et en fait il ne me restait qu'un chapitre. La tristesse ! Je suis trop prêt pour un deuxième volume, je veux les voir chasser du monstre !
Tes protagonistes sont bougrement attachant;es même si au final on ne les voit pas tant que ça et iels ne sont pas si développés que ça dans le récit. Mais iels ont quand même leur profondeur et surtout, l'attachement sans fin que Léo a pour ses ami.e.s est contagieux, alors même sans trop les connaître iels m'ont conquis.
Je me demandais comment tu allais apporter le point final de cette histoire ; je ne m'attendais pas à voir une agence chasseuse de monstres faire son apparition. Ce qui manque peutêtre , serait de dire qu'il y a d'autres cas similaires ailleurs, d'apparition de bestioles, une petite touche ou deux, juste histoire de décentrer l'histoire sur le cas de Marco et ce coin de ville et ôter la toute petite sensation qui, tout personnellement, m'a effleurée, comme quoi ce dénouement déboulait de nulle part. Selon moi, il pourrait être amené avec un peu plus de soin, car actuellement il m'a donné un effet de dézoomage brusque, en me rappelant qu'il y avait tout un monde en dehors du quartier du club des 6. Mais c'est une modif minime !
Petite remarque concernant "tes gesticulations d’enluminé." : autant je trouve cette formulation trop bien et qu'elle fait tout aussi bien l'affaire que l'originale, l'expression parle "d'illuminé" et non "d'enluminé" ^^
Enfin, petit coup de coeur sur beaucoup de phrases mais je n'en ai relevé qu'une : "Mais les familles ne vont nulle part, Léo, et surtout pas la nôtre."
En conclusion : merci pour cette histoire, j'ai vraiment passé un super moment ! j'ai hâte de te lire de nouveau !
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 11/05/2021
"Cette ville nous dévore vivants. On s’épuise à vouloir grapiller des moments d’insouciance à un monde qui s’effondre. On méritait un âge d’or, comme tous les connards avant nous, mais notre jeunesse nous a été volée. Au fond, on est ces innocents des tragédies grecques, sacrifiés pour venger un meurtre qu’on n’a pas commis."
J'aime beaucoup ce passage. L'idée que notre génération paie pour des méfaits commis par nos ancêtres. Les deux derniers chapitres sont très profonds et puissants, ils donnent un sens à cette histoire. Une lecture de l'époque. C'est très, très réussi.
Bravo pour ce texte et merci pour le partage.
Raph
Posté le 16/05/2021
Merci d'avoir suivi cette nouvelle jusqu'au bout, et merci pour tous tes commentaires encourageants !!
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