8. Pari stupide

- Où est ma porte-parole. ?

Tout avait commencé avec cet article de presse.

Madame Bruegmanns était là, à aspirer la moquette du long couloir du 16, comme elle le faisait depuis presque quinze ans, lorsque le premier ministre l'avait interceptée. Ce n'était pas sa journée, ha ça non ! Pas depuis qu'elle avait entendu crier dans le bureau du vice premier et que deux paires de pieds avaient ruiné son travail, dont une à plusieurs reprises. Et lorsqu'elle avait vu les employés de bureau plonger leurs têtes derrière leurs écrans, évitant autant que possible le couloir, elle regretta de ne pas avoir pu en faire autant.

- Moi marre monsieur le ministre. Marre marre marre.

Germanophone d'origine, elle s'évertuait à apprendre le néerlandais mais son corps et sa langue y étaient plutôt réticents. Aussi bredouillait-elle plus que converser, et l'énervement n'aidant en rien, Alister sut qu'il allait devoir faire montre de la plus grande concentration pour tout comprendre.

- Cela ne me dit toujours pas où elle est.

- Madame veut partir travailler à la cave !

Le visage du Premier Ministre se décomposa tant qu'elle crut devoir passer à nouveau l'aspirateur.
 

- Comment ça à la cave ?! Répéta-t-il.

Elle haussa les épaules, s'il ne trouvait pas de solution pour ces deux-là, le Premier Ministre aurait un certificat maladie dans deux semaines. Ah ça, c'est sûr ! La déprime hivernale et sa récente dispute avec son mari n'aidait pas Madame Bruegmanns à voir les choses sereinement.
Elle aimait bien le ministre Vorspiel. C'était un très grand homme bien élevé, courtois et chaleureux. Il avait toujours un mot, un bonjour dans un allemand impeccable, une inclinaison de tête ou un sourire. Charmant au possible. Un bel homme qui s'ignorait. Pas de doute qu'elle aurait pu voter pour lui et plus si affinités.

Mais elle par contre...

Était absolument désagréable.

Elle lui avait pourtant bien dit de ne pas marcher là. Sur ce magnifique tapis presque neuf. Mais elle n'avait rien voulu entendre, bien sûr. Bien trop occupée à pester sur Vorspiel. Et alors qu'elle l'avait injurié en allemand elle avait été surprise de la voir se retourner pour lui dire, dans une langue de Goethe irréprochable, que sa mère venait des cantons de l'est. Madame Brugemanns avait alors voulu se cacher derrière le vase de fleurs couleur pastelle.

Jamais, elle n'avait vu autant de personnes parler l'allemand au 16 depuis qu'elle y travaillait. Alors elle se souvint d'une discussion qu'elle avait eu avec Hector, le jardinier, à la pause cigarette lui ayant soufflé d'un air confiant : Le jour où on s'inquiètera de la communauté germanophone dans ce pays, je me teindrai les cheveux en vert ! Il avait beaucoup ri, elle aussi d'ailleurs. Beaucoup moins maintenant qu'elle espérait que Vorspiel et Tamahere ne se disputent jamais dans cette langue, ou jamais dans les jardins. Sa permanente n'y survivrait pas.

- Disputer avec Ministre de l'intérieur, elle était fâchée, elle a mis ses affaires dans un sac et elle est descendue. Veut plus travailler avec vieux flamand, elle a dit.
Alister plissa les yeux. Son néerlandais était affreux, demain, promis, il se mettrait à l'allemand.

- Et vous, naturellement, vous ne l'en dissuadez pas ?

Madame Bruegmann le regarda l'air outré. Elle s'était déjà bien assez frottée à cette petite effrontée à son goût, alors tant qu'elle la laissait écouter sa musique dans ses écouteurs, elle ne voulait pas avoir affaire avec Tamahere.

- Pas voulu entendre, m'a dit que je devais me mêler de mes tapis. Pas gentille avec moi.
- Gentille avec personne !
Siffla-t-il. Il s'essuya le front. Eh bien ne restez pas plantée là et allez la rechercher !
Un instant il crut que ses yeux allaient sortir de ses orbites alors qu'elle secouait la tête.
- Non non, moi peur cave, araignée poussière, maladie, fantôme !


Alister respira bruyamment tandis que l'employée continuait son travail en faisant mine de ne plus le voir. Était-elle vraiment femme d'ouvrage ou se contentait-elle simplement de passer l'aspirateur sur ce maudit tapis? Le premier ministre ne put s'empêcher de croire qu'il avait trouvé l'explication concernant les toiles d'araignée qui se tissaient dans les coins de murs de son bureau. On en reparlera, pensa-t-il en entendant le bruit sourd de son horrible musique sortir de ses écouteurs. Même les aspirateurs le plus bruyants ne couvriraient jamais cette cacophonie digne d'un Oberbayern. La colère lui montait au nez. Les négociations gouvernementales avaient été difficiles et c'était grâce à Vorspiel qu'ils étaient parvenus à tenir le cap sans tout faire rater. Mais ce qui s'annonçait là, entre ces deux plus proches collaborateurs, c'étaient bien pire qu'une négociation politique houleuse. Il traversa alors le couloir comme une flèche pour se poster devant la porte du bureau du principal concerné.

- C'est quoi le problème ?

Le ministre de l'intérieur lui lança un regard surpris au travers de ses lunettes rondes, il était vraisemblablement sur le point de boire une gorgée de thé. Sa porte-parole, avec qui il semblait être en réunion, se raidit de tout son être en lui lançant un regard embêté. Il hocha la tête pour la rassurer et fit un geste de la main pour lui dire de rester.
- Le problème ?
Il s'appuya sur le dossier de sa chaise dans une parfaite indifférence.
-Je ne sais pas vraiment. Peut-être est-ce cette histoire d'article de presse qui la rend nerveuse.
- Ah ça pour sûr !
S'exclama Dewalt. Qui ne l'était pas lorsque ce matin, cette maudite une de presse s'était retrouvée sur les bureaux. Tout y était, tout, l'éventuel retour de Vorspiel, la possible composition de son gouvernement. Il avait d'abord cru qu'Ambre en était responsable, que c'était sa petite vengeance, mais il avait vite écarté l'idée. Bien trop de choses à faire. Et puis, elle aussi y était mentionnée et pas en des termes très élogieux.


- Vous avez une idée de qui a pu nous faire ça ?
- J'ai pensé à elle
. Commença Vorspiel calmement. Assis là à son bureau bien rangé, d'un calme olympien, entouré de dossiers empilés les uns sur les autres, il avait l'air d'un bibliothécaire. Mais quand elle arrivée ici comme une furie après notre réunion, j'ai eu un doute.

- Je vois que vous apprenez vite à la connaître. Siffla Alister avec ironie. C'est alors qu'une ombre se profila dans le couloir et qu'il glissa sur elle.
- Ambre ! Bordel ! Cria-t-il. Vorspiel ne crut pas nécessaire de bouger, ravi de pouvoir enfin prendre la gorgée de thé qu'il avait en suspens, il tendit néanmoins l'oreille.
La jeune femme s'était engouffrée dans le bureau sans même le regarder et Alister insista, ignorant les employés qui se trouvaient encore sur place, il fondit sur elle pour lui demander des comptes.
- Tu me demandes ce qui se passe ? Lança-t-elle en se faufilant avec une caisse sous le bras. Demande-lui, à ton super ministre là !
Il poussa un soupir, c'était comme ça qu'elle réagissait quand on la vexait, ça allait passer, espérait-il.
- Je veux ton explication, la sienne je l'aurai plus tard.
Elle lui expliqua comment tout avait commencé. L'article qui l'avait mise en rogne, ces interrogations sur les fuites, le fait qu'elle avait accusé l'équipe Vorspiel, et pour couronner le tout, la réunion ministérielle à laquelle elle avait été obligée de participer. Ambre avait également ajouté à quel point Vorspiel avait été insupportable, à quel point elle avait essayé de le contredire, pas qu'elle n'était pas d'accord avec lui, mais bien sur sa façon de faire. Et puis, leur discussion dans son bureau.

Sa colère.
- Il m'a dit que j'étais une journaliste de campagne.
- Je n'ai pas dit cela.
Une voix émergea derrière Alister et l'ombre imposante du ministre apparut derrière lui. J'ai dit que vos chaussures faisaient journalisme de campagne. C'était notre sujet de conversation je crois.
- Oh ne jouez pas avec les mots Vorspiel ! On n'est pas dans vos réunions de chacals !
Cria-t-elle.

- Ambre...S'il te plaît... Souffla Alister visiblement mal à l'aise. Il espérait qu'un groupe scolaire ne viennent pas visiter le hall d'entrée aujourd'hui, ou sinon ils assisteraient au clou du spectacle.

Vorspiel battit des cils en portant sa tasse à ses lèvres en guise de réponse. Ambre quant à elle, dévisageait Alister d'un air mauvais.
- Et tu aurais dû le voir, me considérer comme une gamine d'amphithéâtre, tu lui as dit qu'on n'était pas à l'unif ici, au moins ?
Alister leva les yeux au ciel. Ne pouvait-elle pas s'adresser directement à lui au lieu de le considérer comme un intermédiaire ? Il avait oublié qu'Ambre avait tendance à s'emporter rapidement. Surtout si on la prenait de haut. Ce que Vorspiel faisait sans cesse, avec n'importe qui, mais particulièrement avec elle, c'était un fait. A croire que ça l'amusait. Il serait bien le seul.

-N'exagère pas, je pense vraiment qu'il y a moyen de discuter avec lui.
-Discuter ? Tu plaisantes, il était là avec toutes ses idées, j'espère qu'il n'a pas volontairement omis des trucs pour avoir ce qu'il veut ou bien... "Tu sais, je savais que tu allais dire ça et j'y ai réfléchi...
"mima-t-elle en exagérant ses manières. Alors expliquez-moi pourquoi on fait une réunion si ce type a déjà anticipé tout ce qu'on pense et a une solution à tout !
- Solution à tout, ravi de savoir cela.

Elle passa les yeux au-dessus des épaules d'Alister, se rappelant que le ministre était derrière lui.
- Vous ne pourriez pas juste aller dans votre bureau et fermer la porte, genre vous n'existez plus ?
- Si je peux donner une solution à Monsieur le Premier Ministre, c'est de demander à sa porte-parole de tenir sa langue, car à force de réflexions, c'est elle qui va faire imploser son gouvernement.
- Rappelez à son vice-premier où est sa place est aussi une option.

Là aussi Alister cligna des yeux sans piper mot. Il rêvait de vacances à la mer où les disputent de ses fils lui semblaient bien plus supportables. N'importe où, mais loin de ces deux-là lui conviendrait tout autant. Il vit les lèvres de Vorspiel tremblé légèrement et il sut que la guerre venait seulement de commencer.
- Mademoiselle Tamahere, semble visiblement, aussi, avoir une mémoire sélective. Devrais-je dire à Monsieur le Premier Ministre ce que vous avez dit au sujet du président du parti socialiste ?
Elle fit la moue tandis qu'Alister se tourna vers son associé.
- Qu'a-t-elle dit ?
- Elle a demandé si un socialiste qui roulait en Porsche ce n'était pas contradictoire avec ses idéaux politiques.

Elle souffla avec dédain, se souvenant très bien avoir dit ça comme une question en suspend en plein milieu de la salle de réunion. Mais ce qu'elle avait vu aussi à ce moment-là, c'était Vorspiel pouffer de rire en recrachant, non sans élégance, sa gorgée d'eau dans son verre pour ne pas en faire profiter son voisin de table. C'était d'ailleurs très mignon de voir comment il avait gardé son sérieux du mieux qu'il put, mais que ses yeux l'avaient, une fois encore, trahi.


- Ambre, t'as vraiment dit un truc pareil ?
- Oh, je ne m'adressais pas à lui directement ! C'était juste une réflexion comme ça. Et ne me regardez pas ainsi Vorspiel, je vous ai vu rire de l'autre côté de la table !
- Je n'ai pas ri, j'ai simplement été surpris que quelqu'un puisse faire ce genre de remarque.


Il le cachait bien, son petit sourire amusé. Il forçait tant à ne pas l'afficher que ses traits devenaient plus durs encore, mais Ambre avait décelé dans ses yeux que cette remarque l'avait clairement fait rire. Et qu'il s'en amusait encore maintenant.
- Vous ne m'avez pas contredite, toutefois.
- Je ne l'ai pas fait, effectivement.


Alister était là, à les regarder s'envoyer des javelots de part et d'autre de la pièce et il se demandait encore la nature de cette dispute. D'où était-ce parti ? Était-ce encore une dispute d'ailleurs ? N'étaient-ils pas, simplement, en train de se foutre de lui ? Existait-il encore ?
Un bref instant il s'était imaginé présenter sa démission au roi en lui expliquant qu'il n'était pas parvenu à faire s'entendre son vice-premier ministre et sa principale collaboratrice. Peut-être qu'il aurait pu dérider sa majesté, au moins il aurait réussi quelque chose pendant son mandat.

- On peut revenir à ce de quoi cela est parti, Ambre ? Vas-tu vraiment aller travailler à la cave ?
- Absolument.
- Rassurez-vous, Monsieur Dewalt, ça ne durera pas plus d'une semaine.

Elle avait vu encore ce sourire carnassier sur les lèvres de Vorspiel et réprima l'envie irrépressible de le gifler.

- Vous décidez aussi pour les autres ?
- Je dis juste que dans une semaine, vous êtes ici.
- Je ne crois pas, non.
- Je suis prêt à le parier...

La lueur de défi qui passa dans le regard d'Ambre ne put lui échapper et ses lèvres s'étirèrent à nouveau dans un sourire narquois. Elle était restée un court instant sans dire mot, à le fixer avec hargne. On ne pariait jamais avec Ambre Tamahere, sauf si on était prêt à perdre.

- Monsieur le ministre ne craint pas la défaite ?
- J'aime les défis que je suis sur de gagner.

C'était absolument tout ce qui ne fallait pas lui dire. Revenant les mains remplies d'affaires, Ambre les posa au sol en soufflant bruyamment. Alister savait que le ton moqueur de Vorspiel avait bien plus d'effets sur elle que les mots.

- Et que seriez-vous prêt à parier ?
- Supposons que vous vous plaisiez à la cave et y restiez plus d'une semaine, alors peut-être que je pourrais vous offrir un resto pour me faire pardonner, peut-être même des excuses. Souffla-t-il lentement en français avec son accent délicat. Mais par contre, si c'est vous qui perdez, alors ça sera à vous de le faire et d'être plus agréable de surcroît.

Agréable ? Ambre se demandait s'il cherchait vraiment que la caisse à côté d'elle finisse dans sa figure.  Bien sur, ni l'un ni l'autre ne faisait attention à Alister et à son expression outrée. Venait-il vraiment de proposer un restaurant à sa porte-parole ? La voyait-il réellement hésiter ? Non,  elle n'hésitait pas, vraiment, que du contraire.

- J'ai hâte de vous voir vous répandre en excuses ! Pesta-t-elle. Vorspiel accueilli le défi d'un rire enfantin qui ne présageait rien de bon. L'un et l'autre se toisaient du regard avec la certitude de gagner. ..Elle reprit son carton pour descendre, mais la voix du vice-premier raisonna encore dans le couloir.

- Vous voulez une couverture ? Rachel en a trouvé une très jolie dans l'armoire de son bureau. Une couleur jaune, avec des fleurs, je me suis dis qu'elle serait à votre goût.
Ambre se retourna alors en se pinçant les lèvres, la référence à la couleur de son imperméable était à peine dissimulée et lui cracher à la figure devenait une option envisageable.
- Elle peut se la mettre où je pense, sa couverture, Dolorès !
Sans ajouter autre chose, elle partit en laissant les deux hommes pantois. Alister dévisagea Vorspiel avec frustration. Cette dispute de bac à sable était bien la dernière chose dont il avait besoin à quelques heures de la conférence de presse gouvernementale.

- Dolorès ? Répéta Alister encore sous le choc de ce qui venait de se passer sous ses yeux.
Vorspiel secoua la tête en écartant les bras. Lui non plus n'avait visiblement pas compris la référence, mais qui pouvait prétendre comprendre cette femme étrange ?
- Avez-vous vraiment proposé un resto à ma porte parole ?
Cette question eut le mérite de le déstabiliser quelque peu. Il avait bien fait ça, sans trop y réfléchir. Il aurait pu lui proposer une boîte de chocolat, un mot d'excuse ou quelque chose de plus anodin, mais Restaurant était le seul mot français qui lui était venu à l'esprit en la voyant. Et cela, il pouvait être un homme très intelligent, il était incapable de se l'expliquer.

- Pour ça, il faudrait qu'elle gagne...

Alister inclina doucement la tête nerveusement. Ce que Vorspiel ne savait pas alors, c'était qu'il venait de piquer au vif son nouveau supérieur. Parce qu'il ne savait pas non plus les liens qui les reliaient, ni même qu'Alister avait ressenti une pointe de jalousie et de colère lorsqu'il avait vu l'expression de Ambre à ce moment précis. Il la connaissait bien, et ces yeux-là elle ne les avait fait à personne jusqu'à présent. Il flairait un danger immense, mais semblait incapable de s'interposer, parce qu'ils devaient s'entendre pour que la politique de son gouvernement fonctionne. Pour qu'il s'entoure de personnes fiables et qu'ils puissent compter sur eux.
Mais ce qu'il avait vu l'avait brièvement terrifié. Il s'était dit que le stresse et la pression le faisaient paniquer pour peu de chose.

Quant à Alexander loin des états d'âme du Premier Ministre, il avait décidé de mettre la porte-parole et ses états d'âme de côté. La question, maintenant qu'il avait définitivement écarté Tamahere de sa liste de coupable potentiel, était de savoir qui avait dévoilé la liste gouvernementale alors qu'ils n'avaient pas encore prêter serment ni déclarer officiellement la fin des négociations.
Cela, ils devraient le faire cet après-midi, et maintenant que le monde savait déjà tout, Vorspiel devait s'attendre à tout de cette conférence de presse.

Il était prêt. Tout comme il était prêt à faire céder Tamahere.

Et faisait toujours plier tout le monde.

Toujours.

 

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haroldthelord
Posté le 20/05/2023
Salut

J'ai noté quelques oubli et malformulations de phrases dans ce chapitre qui parle de s'installer dans une cave, oui une porte-parole dans une cave fallait y penser.

Mais quand elle (est) arrivée ici comme une furie

- On peut revenir à ce(??) de quoi cela est parti, Ambre ?

Non, elle n'hésitait pas, vraiment, (c'était plutôt tout le contraire) que du contraire.

A plus.
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