Alaiki Mini Salam - Abd al-Rahman Aziz

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/-sEYjACGnuw

J’avais moins de 10 ans quand j’ai entendu cette chanson pour la première fois, cette capsule aux mille facettes, aux éclats d’azurs. J’étais dans mes dernières années de primaire, insouciant et énergique, j’accompagnais mes deux voisins jusque chez eux à la fin de l’école.

 

Le plus grand était dans ma classe, sa sœur était un niveau ou deux en dessous de nous. Ils vivaient seuls avec leur mère, dans une maison louée aux murs jaunes. Ce n’était pas courant, en campagne, de connaître des gens qui ne possédaient pas leur maison. Je résidais parfois plus chez eux que chez moi. Je restais jusqu’au soir jouer à des jeux de combat et manger les repas du soir préparés par leur mère. Ce n’était jamais grand-chose, mais je n’avais jamais eu l’impression de déranger. Un jour, cette dame m’avait dit qu’elle me voyait comme son propre fils. Et pour moi qui me sentais si loin de mes parents, rien au monde n’aurait pu me faire plus plaisir.

 

Pourtant, son fils et moi, nous passions notre temps à nous battre. Toujours était le concours de celui qui taperait le plus fort ou qui irait le plus vite. À ça, il gagnait toujours, il était le meilleur coureur du coin et participait à des compétitions. Très souvent, dans le bus où les camarades de classe nous regardaient encore, il se disputait avec moi, parfois même très violemment. Sans doute essayait-il de jouer aux durs devant les autres. Mais toujours, quand nous descendions du bus scolaire avec sa petite sœur, nous rentrions ensemble. Il me laissait juste le temps de poser un mot chez mes parents avant de passer la soirée chez eux. En hiver, la nuit tombait vite, mais j’avais appris à n’avoir pas peur de faire cent mètres dans l’obscurité. Ainsi s’écoulait le temps, doux et chaleureux. Ces escapades m’avaient valu bien des disputes avec mes parents, gênés que je reste tant chez des gens sans jamais savoir où j’étais précisément. Mais rien ne pouvait m’arrêter, je prenais parfois même mon vélo pour arriver plus vite.

 

C’était une amitié plus ou moins cachée, qu’il n’assumait pas. Tout le monde à l’école pensait que j’étais quelqu’un de bizarre et lui-même avait du mal à s’intégrer sans que je vienne tout gâcher. De toute l’école, lui et sa sœur étaient les deux seuls enfants d’origine étrangère. Ils étaient algériens, et il me racontait souvent des histoires sur son père durant la guerre. Il était décédé, cela faisait longtemps. Il me disait fréquemment c’était au combat, je n’ai jamais su si c’était vrai. De toute mon ignorance de petit Français, je ne connaissais rien.

 

Un jour, à l’école, pendant notre temps de chorale, sa sœur rejoignit notre classe et il se leva. L’intervenante avait décidé de nous transmettre un chant traditionnel algérien, Alaiki Mini Salam. Mis dans la confidence, ils nous avaient appris à chanter ce chant au côté de l’adulte. Lui qui était si peu investi en musique, encore aujourd’hui je me souviens de son regard fier d’avoir quelque chose à apporter. Ils traduisirent le texte, le chantèrent d’une voix approximative. Si l’accent n’était pas un problème, la justesse en était un autre. Mais il ne suffisait pas de plus, toute la classe fut séduite. La mélodie avait quelque chose d’exotique, envoûtant, mélancolique. Nous n’en savions rien, nous ne connaissions rien : mais en l’entendant, nous rêvions d’ailleurs, de nuits étoilées sous un pays aussi jaune que les murs de sa maison.

 

Ainsi, tout le monde s’investit dans l’apprentissage. Tous les enfants, dès qu’ils le pouvaient, chantaient l'air. Moi-même, une fois chez eux, je continuais de chanter leur chanson et ils corrigeaient mon accent en se moquant. Voulant leur parler en échange, j’empruntais des livres de ma mère pour leur raconter les histoires de Nasreddine Hodja, le fou qui était sage. Je lisais, et ils m’écoutaient attentivement. Un soir, alors que je levais les yeux au-dessus des pages, je surpris un regard de leur mère, qui m’écoutait sans un mot. Je me souviens de cet instant, subreptice, mais encore aujourd’hui, je suis incapable de savoir ce qu’elle pensait.

 

L’amour de notre classe pour ce chant était tel que nous avions décidé de l’entonner pour la fin de l’année. Nous disions adieu aux bancs de l’école, nous préparant à la cour des grands. La fête de l’école était donc très importante pour nous tous. L’intervenante confectionna un programme et le plaça en dernier. De mon souvenir, tous approuvèrent. Elle nous fit travailler sans trop de difficulté,  et au jour J, la représentation fut un succès. Alaiki Mini Salam avait naïvement résonné dans la grande salle des fêtes de l’école, entonné par une vingtaine de petits gamins ignorants, et mes deux voisins à part, chantant une partie de la chanson seuls, le regard brillant. Tous étaient fiers, de la belle mélodie si douce, que l’on avait tant aimé chanter. Quand les parents applaudirent à l’unisson, la consécration était totale.

 

Quelques minutes plus tard, notre intervenante fut agressée au couteau. Un parent d’élève la menaça juste devant le portail de l’école, peu ravi d’avoir entendu sa fille chérie chanter de l’arabe. Si aucun enfant ne vit l’attaque, l’agression fit très vite ses échos. Le parent d’élève, violent et raciste, n’était autre que le conducteur de bus qui nous menait tous les matins et tous les soirs de notre campagne à l’école. Et alors que nous discutions de tout ceci, outrés qu’un adulte ait été capable d’autant de violence pour une simple chanson, la petite sœur proposa : « Et si on la chantait dans son bus, à chaque fois qu’on y entre? »

 

L’idée était si belle qu’elle fut adoptée aussitôt. Moi qui aimais chanter, peu importe l'endroit, je ne me fis pas prier. Dès lors, Alaiki Mini Salam prit une autre teinte, qui devint alors Musique Capsule : une teinte de résistance, à notre petite échelle d’enfants contraints de monter dans le bus d’un homme violent et raciste, dont la plainte contre lui n’avait abouti à rien. Une chanson qu’il fut obligé d’entendre, encore et encore, durant les dernières semaines d’été où nous allions à l’école. Une musique si douce et si mélancolique se muait en un rempart contre la brutalité et un véritable hymne de révolution. Comme si trois enfants qui chantaient dans un bus avec un regard de défi pouvaient changer quoi que ce soit.

 

En entrant au collège, je perdis mes deux voisins. Sans un mot, ils avaient déménagé. Les murs jaunes de leur maison louée avaient abandonné leur couleur : leur teinte n’était due qu’à un papier peint. Je vis alors avec desespoir les locataires s’enchaîner. Je ne sus jamais où ils partirent, et leur départ fut un immense trou dans mon cœur. Avaient-ils eu le choix de ne rien me dire ? Ne pouvaient-ils pas me laisser un numéro de téléphone ? Pourquoi avait-il fallu que je tombe sur le papier peint arraché pour comprendre qu’ils ne reviendraient plus ? Désespéré, je fouillais les pages jaunes, sans succès. J’essayais d’appeler, sans jamais de réponse. Notre relation, si cachée et si spéciale, s’était arrêtée brutalement, sans un mot, et une solitude noire m’enveloppa alors. Alaiki Mini Salam avait disparu.

 

Bien une dizaine d’années plus tard, durant un stage d’intervention à l’école, ma tutrice me demanda une chanson du monde. Immédiatement, je pensais à ma petite perle d’enfance, mais je la gardai pour moi. Effrayé de partager cette musique dont j’avais perdu le sens il y a bien longtemps, j'en proposais bien d’autres. Des comptines japonaises, des chants irlandais, des traditions provençales et occitanes. Rien ne convint. Alors, dépité, sans y croire, je dévoilais ma dernière carte, celle que je maintenais secrète. J’espérai que ma tutrice la refuserait comme elle avait refusé toutes les précédentes, mais il n’en fut rien. Par la force des choses, je devais transmettre Alaiki Mini Salam à des petits qui avaient mon âge quand je l’avais apprise.

 

Je partis dès lors en quête de sens. Il était hors de question que j’apporte à une classe une chanson creuse. C’était eux, à l’époque, qui me l’avaient offert, il fallait donc que je trouve un autre moyen pour que mes élèves comprennent ce que pouvait symboliser cette chanson aux allures si simple. Durant des semaines, je passais la tête dans mon écran, cherchant frénétiquement des morceaux d’histoire que la France avait oubliés. Contactant des inconnus qui parlaient arabe, on fouilla les Wikipédia de leur langue, les artistes, les guerres. Si bien que cet air, toujours présenté avec dédain comme une « chanson traditionnelle algérienne », comme si ceci pouvait satisfaire pour donner un sens aux choses, retrouva un peu de ses origines.

 

Le chant a été écrit par Halim Damous, un érudit libanais ayant vécu durant le début du XXe siècle. Grand voyageur, le poète en était très inspiré pour composer ses vers, et toute sa sensibilité se ressent dans les mots d’Alaiki Mini Salam, décrivant un pays manqué sans jamais lui donner de nom. Celui qui a fait de cette chanson un hymne algérien est Abd al-Rahman Aziz, qui a posé une mélodie à la poésie et ce sens désormais connu de résistance contre la colonisation française de l’Algérie à la fin des années cinquante. Le texte en lui-même a été écrit en réponse au colonialisme de l’occident sur les pays moyen-orientaux, notamment de l’Angleterre sur le Liban causant les guerres civiles jusque dans les années quatre-vingt-dix ; et ce malgré les décennies d’écart entre les paroles et la musique.

 

Ce fut tout ceci que j’expliquai aux enfants qui m’écoutèrent chanter Alaiki Mini Salam. En le faisant, j’avais une grosse boule dans le ventre ; impossible d’oublier cette agression au couteau qui avait pourtant bien plus de dix ans. Mais rien de mal ne se produisit : je continuai alors. Voulant aller plus loin, j’ai évoqué des traditions musicales algériennes, de leurs particularités et en reprenant les plus faciles, j’ai fait travailler les élèves sur des modes et des rythmes.

 

Et si tout se déroula correctement, que je fus rassuré et même félicité pour mon travail, toutes les nuits, des cauchemars venait. Je rêvais de mes voisins, que je n’avais plus vus depuis si longtemps, tant et si bien que je n’osais plus leur parler. Toujours je le fuyais, et toujours il revenait comme si jamais rien ne s’était passé. Mais une nuit, alors que mes petits chantaient la chanson que je leur avais transmise, il me disputa. Vexé, il me cria : « ça ne sert à rien que je sois là si tu n’essayes même pas de me parler. Tu as une chance incroyable et tu refuses de la saisir. On a une chance d’être proche de nouveau et tu la refuses! ».

 

Des larmes coulèrent dans mon rêve. « Je ne sais même pas où tu es, comment pourrais-je à nouveau te parler! Je t’ai cherché tellement longtemps, je ne t’ai jamais trouvé! Comment pourrais-je m’y prendre, maintenant? »

Ses yeux qui n’avaient pas changé depuis la primaire scintillèrent. Alaiki Mini Salam résonnait, de plus en plus fort. « Tu dis que tu ne sais pas comment faire… Alors que tu as passé ton temps à me courir après. Ne pense pas que j’ai été autrement. J’ai toujours voulu être le plus proche de toi.»

 

Où est le vrai du faux, dans cette histoire ? Je ne le saurai jamais. Ce mystère enveloppé de détermination a malgré tout, dès mon réveil, redonné l’éclat perdu de cette Musique Capsule aux mille facettes.

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