— C'est votre première fois en Alaska ?
C'est la seule phrase que le pilote aura adressée à Cole. Il choisit bien son moment, le bougre… Cole acquiesce sans relever la tête, les coudes sur les genoux, même s'il ne voit pas le rapport. C'est cet hydravion qui lui a donné envie de vomir, pas l'Alaska.
Le pilote jette son sac à ses pieds. Cole se redresse et s'éloigne avec précaution. Le vent chasse les vapeurs de kérosène et le vacarme de l'appareil diminue dès que Cole atteint le quai, mais pendant quelques minutes, il a encore l'impression de marcher sur matelas d'eau.
Autour de lui, les bateaux de pêche donnent de la gîte en se frottant la coque. Le soleil et l'air salé lui font du bien ; il oublie déjà les remous puants de l'hydravion. Après une nuit de sommeil, Cole n'en gardera plus que de bons souvenirs : les glaciers défilant sous les flotteurs et l'horizon froid qui cache la Russie. Sa grand-mère Sakari avait l'habitude de dire qu'il ne pourrait pas être malheureux même s'il le voulait.
Il a été malheureux, le 10 juin dernier, quand le médecin l'a appelé pour lui annoncer la mort de Sakari. Pour d'obscures raisons paternelles qu'il a appris à ne plus questionner, Cole ne l'a jamais rencontrée. Mais ils ont échangé des courriers pendant près de dix ans, jusqu'au dernier matin de Sakari. Son message ne disait presque rien ; juste « Un jour, rends-moi visite ». Puis elle est morte, alors Cole est venu.
Il prend la direction du bourg. Nome compte un bureau de poste, une église, une auberge, et quelques trois mille ou trois mille cinq-cent habitants, dépendamment des sources. Cole s'engage le long de Front Street pour rejoindre la Aurora Inn & Suite. En hiver, la neige doit tout blanchir, mais c'est le solstice d'été et les bleus, les verts et les rouges des bardages forment un joyeux patchwork contre le ciel immense. C'est un joli coin. Pour Cole, il s'agit seulement de rendre hommage à Sakari et de s'occuper de la succession, mais il se sent déjà bien ici, et même les regards méfiants des autochtones ne le découragent pas.
La foule muette ramassée sur la place entre la Milano'Pizzeria et le Polar Cafe pourrait y arriver. Plus exactement : l'objet du rassemblement. Cole n'en voit pas grand-chose. Rien, en fait, si ce n'est un pied sans chaussure ni chaussette.
La vieille Inuit qui tient la réception lui donne les clés de sa chambre et Cole s'effondre immédiatement sur son lit. Il repense à ce pied nu au milieu des gens silencieux. Par la fenêtre, Cole observe le soleil couchant, qui ne se couchera pas vraiment à cette latitude. Ça lui importe peu : le voyage l'a épuisé et Cole s'endort avec ses chaussures aux deux pieds.
La lumière le dérange quatre heures plus tard. Il en aurait besoin d'au moins quatre supplémentaires, mais la clarté autant que l'effort déployé pour se lever et tirer les rideaux l'ont complètement réveillé.
— Qu'est-ce qui s'est passé, hier, sur la place ? demande Cole à la tenancière, dès que l'heure lui a semblé assez décente pour sortir.
Ses mots planent dans la salle commune où les mêmes clients que la veille fixent Cole d'un air éteint. Même la vieille dame lui donne l'impression de ne pas vouloir lui répondre. Mais elle le fait :
— C'est votre première fois en Alaska ?
Cole ne comprend pas tout de suite, puis il repense à sa nuit mouvementée et au soleil de minuit. Bah, se dit-il, ça ne peut quand même pas être si terrible que ça. Il prend un rapide petit-déjeuner puis se met en route. L'agent immobilier partage un bâtiment avec le chef de la police. Cole lui présente tous les papiers. Évidemment, il en manque.
— C'est votre première fois en Alaska ?
— Oui, mais vous savez, c'est le même cauchemar administratif partout… se lamente Cole.
En sortant, il fait un crochet par le bureau de Poste pour réclamer les documents nécessaires à son notaire. Sur le comptoir, il remarque une liasse de lettres adressées à Sakari, frappées de la mention « retour à l'envoyeur ».
La foule et le pied nu ont disparu de la place.
Cole passe une bonne heure à barricader sa fenêtre avec une couverture pour empêcher le soleil de filtrer. Il n'est que vingt heures quand il s'écroule sur son lit, éreinté, alors il se force à lire, même si ses yeux le piquent horriblement. Il n'a pas besoin de lampe de chevet : la lumière s'écoule encore des interstices et troue la couverture. Malgré tout, il s'endort en moins de deux minutes. Et se réveille en sursaut deux heures plus tard, alerte, essoufflé.
Les mêmes clients sont encore attablés en silence quand Cole décide d'arrêter de tourner en rond. Leurs yeux inquisiteurs le suivent jusqu'à ce qu'il s'asseye. Cole commande quelque chose à manger en espérant que la digestion lui donnera envie de faire la sieste. À deux heures du matin, quand le soleil frôle presque l'horizon, il retourne dans sa chambre. Il ne se rendort pas.
Sakari habitait au nord de Nome. Derrière les vitres, les voisins observent Cole d'un œil vide et il lui faut s'y reprendre à trois fois pour ouvrir la porte. Ce silence lui pèse, mais il l'accepte. Dans ces petites communautés recluses, il faut souvent mériter sa place, comme un rite de passage, et Cole est prêt à le subir pour renouer avec son héritage. Depuis qu'il est arrivé, il se sent déjà un peu alaskain, et il ne saurait pas être malheureux même s'il le voulait.
Il y fait sombre dans la maison de Sakari, mais Cole ne lève pas les stores. C'est un semblant de nuit, et son organisme hésitant entre l'épuisement et l'hyperactivité cale au premier extrême dès que ses yeux se sont acclimatés à l'obscurité. Cole se laisse tomber une chaise. Il ne sent pas l'humidité tout de suite – il n'a plus conscience de grand-chose. Il est trempé jusqu'à la cheville quand il s'aperçoit qu'il a marché dans une flaque. D'un geste lent, il soulève son pied imbibé et observe la petite surface d'eau, profonde d'à peine quelques millimètres. Pas de fuite au plafond. Il se demande vaguement comment il a pu noyer sa chaussure là-dedans, puis se fige. Un visage dans la flaque. Une femme qui ressemble à la vieille Inuit de l'accueil, mais qui pourrait être Sakari. Maintenant qu'il y pense, elle ne lui a jamais envoyé de photo d'elle.
L'eau sent le kérosène. Cole se redresse, nauséeux. L'inventaire attendra : il faut qu'il dorme, et autant profiter de cette fausse nuit pour récupérer. Il trouve son lit dans une chambre minuscule, et s'y allonge en soupirant. Quand il se réveille, sa montre indique midi. Il a l'impression d'avoir dormi deux jours, mais sa chaussure est toujours trempée.
Sur la tablette, il trouve des coupures de journaux. Enquête. Vingt-quatre personnes disparues entre 1960 et 2004. Aliens ? Serial killer ? Le FBI penche plutôt pour les effets combinés de l'alcoolisme et de la rudesse de l'hiver. L'été est rude aussi, du point de vue de Cole. Il se frotte les yeux, quitte la chambre, marche dans la flaque de kérosène qui est apparue sur le seuil, et n'ose pas baisser les yeux. L'inventaire attendra décidément.
— Vous n'auriez pas un masque d'avion, ou des cartons, des planches, je ne sais pas ?
La vieille dame le regarde sans réagir. Cole remarque l'écriteau sur le comptoir – il est presque sûr qu'il n'était pas là la veille. Sakari Yupik.
— C'est votre première fois en Alaska ?
Cole recule. Il essaye de ne pas courir jusqu'à sa chambre.
Cole ne sait plus s'il est assoupi ou éveillé. Il s'enfonce le talon des paumes dans les yeux pour ne pas voir le rideau de lumière que sa couverture inutile tend devant la fenêtre. Quand il rouvre les paupières, il discerne le point brillant du soleil qui descend, descend, disparaît presque, puis remonte, inexorablement. Cole gît étendu sur ses draps emmêlés. Il n'a retiré que sa chaussure mouillée, encore mouillée, toujours mouillée, qui dégorge son kérosène sur le plancher. L'odeur lui noue l'estomac. Il allume la télé.
Été 2010. Seize personnes portées disparues dans la petite ville de Nome, Alaska. C'est une obsession, songe Cole. Pourquoi la télé parle-t-elle de disparitions datant de six ans ?
Le téléphone sonne. Cole le regarde sans bouger. Il n'a toujours pas bougé quand la voix de la réceptionniste s'élève malgré tout du combiné. « Votre notaire a appelé. Il vous faxe les documents. » Cole n'a pas le temps de se demander « Quel fax ? » qu'un bruit de minitel s'élève de derrière la vitre. Ou derrière la couverture ? Il recule contre la tête du lit. Quelques secondes plus tard, un serpent de vieux papier d'imprimante coule sur le plancher. Le kérosène le recouvre immédiatement, comme du liquide pour photos argentiques.
Cole approche sur les mains et les genoux. Au bord du lit, il baisse les yeux sur les documents. Ils sont noircis de caractères, d'une marge à l'autre, de haut en bas. Mais Cole n'y lit que trois informations : un nom, deux dates. Cole Yupik, 12 avril 1986 – 10 juin 2016. En s'éloignant un peu, juste un peu, l'enchaînement des chiffres et des lettres dessine le visage de Sakari.
— Il faut que je parte ! Il faut que… Il se passe des trucs, ici, je… Je dois partir, vous comprenez ?
Le chef de la police le regarde dans le voir.
— C'est votre première fois en Alaska ?
Cole n'en est plus très sûr. D'après sa montre, il est arrivé depuis une semaine, mais dans son esprit, tout ce temps n'est qu'un seul et même interminable jour. Il tourne la tête vers le panneau d'affichage. Il voit son visage parmi les visages des personnes disparues.
— C'est quoi, cet endroit… ?
— C'est votre première fois en Alaska ?
L'haleine du policier sent le kérosène. Cole quitte le poste sous le regard vide de l'agent immobilier. Son pied nu saigne. Il s'arrête sur le parking entre la Milano'Pizzeria et le Polar Cafe, jette un regard affolé aux passants immobiles qui l'observent, puis se rue dans la cabine téléphonique. Il n'a pas de monnaie, mais après quelques tonalités, la voix de son père d'élève à l'autre bout du fil, de la mer, des glaciers, des forêts, du monde :
— Allô ?
— Papa ? Papa ! Faut que tu m'aides, je… Je suis en Alaska, je…
Un silence, puis :
— C… Cole ? C'est… C'est vraiment toi ?
— Papa, écoute-moi, je…
— C'est impossible… Tu… Tu es…
Cole refuse de penser aux dates du fax.
— Tu es allé la voir, c'est ça ? Cette Sakari ?
— « Cette » ? Papa, c'est ta mère et c'est pas parce que tu veux pas la…
— Ma mère ? Cole, Granny est morte il y a dix ans. Tu es allé à l'enterrement.
Cole refuse de penser aux lettres jamais ouvertes.
— Papa, il faut que tu préviennes quelqu'un ! Il faut que je parte d'ici ! Je peux pas…
Cole écarte la main. Du kérosène coule du téléphone. Son père n'est plus là. Cole jaillit de la cabine. La foule est là. Il a juste le temps de voir approcher un jeune homme, la mine rayonnante, le nez déjà un peu rougi par le soleil trop franc et trop froid, qui remonte Front Street avec son sac sur le dos. Un étranger heureux, comme Cole l'a été.
Cole tombe. Et dort, enfin.
En lisant ce texte, je ne sais pas si j'ai vraiment tout saisi. Mais l'impression qu'il dégage est angoissante. (Donc pour un speed writing d'Halloween, je considère le pari gagné) !
Catnitha
Un grand bravo pour cette nouvelle, j'ai adoré ! L'atmosphère est super angoissante, mais j'adore (je suis maso), et j'adore toujours autant ton style <3 Dommage que tu sois hors-catégorie :'(
Un grand Bravo !
Déjà, maintenant, j'ai envie de partir en Alaska, même si apparemment y a l'air d'y avoir pas mal de gens étranges (est-ce que l'alaska est un espèce d'endroit où toutes les âmes des morts se retrouvent pour faire la nouba ? Va savoir)
J'ai bien aimé ta nouvelle, la première que j'ai lu, et je m'attendais pas à cette fin non plus (je dis ça à tout le monde, à croire que je suis très nulle pour deviner les fins). Mais je suis contente parce que ça change un peu. En plus, j'ai l'impression qu'en fait le mec est genre mort en partant en Alaska, et du coup il appelle son père DEPUIS L'AU DELA. Il doit avoir un excellent forfait téléphonique.
En fait, je crois que cette fin me fait autant flipper qu'elle me fait rire, parce que j'imagine le père tenter d'expliquer à tout le monde que son fils mort l'a appelé. C'est triste et en même temps voilà. Laissez ce pauvre homme acheter un forfait mortuaire chez Bouygues.
Bref, merci Danouille pour cette jolie participation, tes descriptions sont toujours aussi classes, et cette fin, elle est aussi mystérieuse qu'inquiétante.
<3
Bon je fais un court apparté Cassiopée mais... je SAIS que t'as de l'expérience dans l'écriture et la recherche, mais tu m'as plus illustré l'Alaska dans une nouvelle qu'elle en deux tomes =="
J'ai noté que l'agent Piou a relevé la thèse de l'alcool uhu Quel homme !
C'était parfaitement perturbant et je me suis dit jusqu'au bout que ce n'était qu'un effet conjugué du manque de sommeil et du trop-plein de soleil... Eh bah non !
J'adore toujours autant ta façon de planter une ambiance sur le temps d'une nouvelle <3 C'est toujours merveilleusement exécuté (une pensée pour le papa qui a reçu un coup de fil de son fils en direct du Purgatoire (si j'ai bien compris))