Amsterdam - Jacques Brel

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/vsra2Rj06hw

J’avais 16 ans quand j’eus la chance de pouvoir partir une semaine dans le cadre scolaire avec ma sœur et notre meilleur ami à Berlin pour fêter les vingt-cinq ans de la chute du mur. Une semaine exceptionnelle, inoubliable, qui forgea à jamais mes envies de voyage et de découverte, alors qu’on passait des journées entières à marcher en long, en large et en travers de la capitale des ours.

 

Il n’y avait quasiment aucun temps de pause, la professeure d’allemand tenait à ce que l’on voit le plus possible de la grande ville, tous ses points d’intérêts et son passé. Nous avons longé le mur pour admirer les peintures sur ses bouts restants, nous sommes allés dans les musées, puis nous nous sommes perdus dans le mémorial de l’holocauste. Berlin était une ville magnifique, dont les cicatrices de son histoire étaient visibles de partout. Beaucoup se plaignaient de ne pas avoir le temps de se détendre ou d’acheter des souvenirs, ou tout simplement de marcher tant qu’ils n’en ressentaient plus leurs pieds. Pour moi, le rythme convenait : entre les statues d’ours, et les immenses bâtiments, je me sentais au paradis. J’avais envie de tout voir, de tout visiter, de tout découvrir, à tel point qu’avec ma sœur et notre ami, nous nous étions promis de revenir, cinq ans plus tard, pour les trente ans de la chute du mur.

 

Une fin de matinée, lors d’une journée consacrée à l’île aux Musées, tout le groupe de Français que nous étions s’arrêtèrent au Lustgarten pour manger notre pique-nique. Un parc tout en herbe, entouré par les bâtiments historiques et surtout laissant une vue imprenable à l’immense cathédrale de Berlin au toit bleu. Nous mangions face à elle, profitant d’un temps clément et d’un beau ciel bleu pour apprécier le soleil en discutant. Ce genre d’instant de repos était assez rare, il fallait savoir les repérer et les saisir au vol avant qu’ils ne s’échappent. Ma sœur, notre ami et moi n’étions pas très sociables, nous nous étions donc détachés du groupe pour pouvoir bavarder tranquillement. Mais alors que j’échangeai avec ma sœur, notre ami nous fit soudainement signe de nous taire. Du doigt, il nous pointa des personnes qui nous faisaient face. Deux musiciens s’étaient installés pas très loin de notre groupe et avaient commencé à jouer.

 

Je ne sais pas s’ils étaient professionnels, ou s’ils voulaient simplement profiter d’un coin d’herbe et d’un peu de soleil pour s’amuser. Ils étaient deux guitaristes, dont un chanteur, qui évidemment interprétait des chansons allemandes dont nous ne comprenions rien. Mais ils jouaient bien. Très vite, le silence s’imposa dans le groupe scolaire, attentif. Un vent doux passait dans le parc. C’était véritablement une belle journée, que la guitare ne pouvait que sublimer. La professeure tenta de nous faire lever pour continuer notre visite, mais même elle manqua d’énergie, captivée comme nous par la musique.

 

Après quelques airs, les musiciens assez touchés par l’attention que nous leur donnions nous posèrent des questions, sur d’où l’on venait et ce que l’on faisait là. C’est notre professeure qui leur expliqua que nous étions des Français en voyage scolaire, et que nous étions en retard pour visiter l’un des musées du coin. En découvrant notre nationalité, leurs regards s’illuminèrent et en anglais ils déclarèrent : « On peut vous faire une dernière chanson, juste pour vous! » C’est ainsi que j’entendis pour la première fois « Amsterdam », de Jacques Brel.

 

Je sais que cela peut paraître étonnant, mais je ne connaissais presque aucune des compositions de Brel. Mon père avait beaucoup de ses albums, certains de ses titres passaient de temps en temps dans le salon, mais je n’y avais jamais prêté une attention particulière. Quand nous en discutions avec mes parents ou des amis, j’avais l’impression qu’il fallait choisir entre le style de Georges Brassens et l’interprétation de Jacques Brel. Mon père avait choisi le camp du chanteur à la moustache, dont il me parlait très souvent de ses œuvres et me les faisait très régulièrement écouter. Il m’avait parfois arrêté sur Brel, mais il m’en parlait avec un peu de réserve, me disant qu’il y en avait beaucoup de son répertoire qu’il n’aimait pas, contrairement à celui de Brassens qu’il trouvait sans faute. Si bien que ce n’est qu’à seize ans que j’ai découvert, par l’interprétation de jeunes musiciens allemands, ce classique de la chanson francophone.

 

Ce n’est pas bien grave, de découvrir des chansons aussi fortes tardivement. Le choc n’en est que plus puissant. Le chanteur avait un accent allemand, mais il n’y avait aucune faute dans les paroles. Et dans une sorte de valse violente, le tempo s’accélérait au fur et à mesure qu’il décrivait ce port passionnant, aux marins si intrigants. Il n’y avait probablement que moi qui écoutais cette musique pour la première fois, mais je fus peut-être le seul à en avoir le souffle coupé.

 

Toute la journée, je restai silencieux, pensif. Je me répétais ce que j’avais entendu, essayant de me graver pour toujours cette interprétation et cette chanson découverte par hasard. Puis, quand vint le soir, caché dans l’obscurité de la chambre commune de l’auberge de jeunesse, je pris mes écouteurs et mon iPod, cherchant dans la bibliothèque de mes parents les albums de Jacques Brel. Je sentis mon cœur bondir dans ma poitrine en trouvant le titre. La voix du chanteur du résonner dans mes oreilles toute la nuit. Je ne fermai pas l’œil, incapable de me lasser, gravant cet instant dans ma mémoire. J’étais comme un enfant avec un nouveau jouet. Impossible de le laisser dans un coin, je l’écoutais pour y repérer ses moindres détails, me visualisant cet accordéon dans un port sale, mais magnifique.

 

C’est peut-être un peu ironique d’avoir changé de pays pour découvrir un morceau de sa propre culture. Mais « Amsterdam » eut un impact si intense qu’il teinta de son aura tout ce voyage à Berlin. Quand je l’entends, je revois ce parc vert et ces deux musiciens qui ont peut-être dû nous oublier depuis le temps. Et je me revois, caché sous mes couvertures pour que personne ne me remarque, illuminé par l’écran de mon iPod, écouter et profiter d’une émotion incroyable pour le reste de la nuit, sans me soucier du lendemain de marche qui allait être difficile sans sommeil. Tout son sentiment, ainsi que la surprise de sa découverte, représente pour moi ce que peut être un voyage. Je n’ai malheureusement pas pu aller avec ma sœur pour les trente ans de la chute du mur comme nous nous l’étions promis, mais ce n’est que partie remise. Et si un jour, je reviens à Berlin, je sais que cette fois-ci encore, Jacques Brel m’accompagnera.

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Edouard PArle
Posté le 28/10/2022
Coucou !
Je plussoie carrément la première phrase du commentaire d'Imre, on a carrément l'impression d'avoir vécu ces souvenirs là. Ou au moins, ça ravive les notres.
Ca m'a fait repenser à un voyage que j'avais fait en Allemagne, à l'époque "balance ton quoi" passait en boucles partout. Ca me soulait beaucoup vu que j'étais pas hyper fan de la musique.
Mais maintenant quand je réécoute la musique, ça me fait repenser à cette semaine, au bus qu'on partageait avec nos correspondants... Bref, c'est très nostalgique.
Pour revenir au texte, c'est toujours aussi bon. J'ai imaginé les deux musiciens qui faisaient leur dernière chanson. Et puis la musique de cette capsule est tellement mythique que forcément ça m'a parlé !
"C’est peut-être un peu ironique d’avoir changé de pays pour découvrir un morceau de sa propre culture." j'aime beaucoup cette phrase !
Un plaisir,
A bientôt !
Pouiny
Posté le 02/12/2022
Alors désolé pour la réponse ultra tardive mais j'avais écrit un réponse y a longtemps et quand j'ai eu une déconnexion tardive qui l'a effacée j'ai pas eu la foi de la réécrire xD

C'est ça que j'aime bien avec les musique, c'est que tout le monde a au moins une histoire à raconter sur des chansons. ça permet aussi de mieux se souvenir d'évènement qu'on aurait peut être oublié sans. Je trouve ça prodigieux ! ^^

Merci pour ton retour et ta lecture :)
Imre Décéka
Posté le 26/01/2022
C'est fou comme on se plonge dans tes souvenirs en ayant l'impression de les avoir soi-même vécu. Amsterdam est la première chanson que j'ai connue de Jacques Brel. Tout fonctionne dans cette chanson : le rythme, les accords, le texte. Elle résume assez bien une partie de l'oeuvre de Jacques Brel : sublimer les parias, sublimer le réel.
Bravo pour ce texte et merci pour le partage.
Pouiny
Posté le 26/01/2022
Très étonnant que Brel n'aimait pas vraiment cette chanson à tel point qu'il n'a jamais pris la peine de l'enregistrer en studio, parce que je suis assez d'accord qu'elle reflète bien le style du bonhomme ^^ j'en ai découvert bien d'autres par la suite (aux suivants, ces gens là, les bourgois ... ) mais il est vrai qu'Amsterdam est vraiment une porte d'entrée dans son répertoire, je trouve ^^ Merci beaucoup pour tes commentaires, ça me fait très plaisir :)
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