Aveux

Par Rachael
Notes de l’auteur : Une pêche un peu particulière...
_____ 

Arthen suivit F'lyr Nin jusqu'au bord de l'eau. Djéfen, prétendant l'indifférence, n'avait pas bougé. Quant à Yû'Chin, roulé en boule près de son inventaire, il avait déjà les paupières closes. Arthen avait posé une couverture sur lui avant de s'éloigner.

F'lyr Nin se jucha sur la pierre que les garçons avaient repérée plus tôt. Elle scruta d'un œil attentif les profondeurs.

- Il y en avait plusieurs, là, tout à l'heure, murmura Arthen.

Elle ferma les yeux, sourit :

- Oui, je les sens !

Elle semblait avoir retrouvé sa bonne humeur. Elle regarda Arthen d'un œil espiègle et déclara :

- Si tu te mets là, les pieds dans l'eau, près du bord, et que je les dirige vers toi, tu crois que tu pourras les attraper ?

Il la fixa avec stupéfaction.

- Euh... j'en sais rien !... Je ne suis pas un ours, je n'ai pas de griffes, mes mains vont glisser, objecta-t-il, peu ravi à l'idée de se tremper dans le lac glacé.

- Pff ! Pas besoin de les bloquer, tu les lances sur la rive, ça suffira.

Arthen se résigna, curieux malgré tout. Après avoir ôté ses chaussures et roulé son pantalon, il mit les pieds dans l'eau, ce qu'il commença aussitôt à regretter : il eut la sensation que ses mollets se changeaient en pierre. La température ne devait pas dépasser les trois ou quatre degrés. Pas étonnant, elle dévalait tout droit des névés qui fondaient doucement, un peu plus haut dans la montagne.

- Ça va être long ? C'est glacé !

- Non, non, ça va venir ! prédit-elle d'un ton pénétré.

À peine quelques secondes plus tard, Arthen vit un gros poisson se diriger entre ses jambes écartées. Il se prépara, plongea les mains... et rata l'animal, qui déguerpit. F'lyr Nin émit un grognement exaspéré.

- C'est fatigant, tu sais.

- Oui, et c'est froid ! Tu crois quand même pas que je l'ai manqué exprès ? C'est la diffraction de la lumière dans l'eau, ça m'a trompé. J'ai visé à côté.

- Oh, ça va, n'essaye pas de m'épater avec ton langage prétentieux, tu l'as raté, c'est tout !

Arthen, agacé, l'éclaboussa du plat de la main. Elle émit un véritable piaillement de moineau outragé, d'une voix haut perchée.

- Aie, arrête, c'est glacé !

- Ah, ça, je le sais ! se plaignit-il. Allez, recommence, on n'a pas toute la journée. Si je frissonne, je réussirai encore moins bien.

Ils réitérèrent l'opération, mais cela ne fonctionna pas mieux la seconde fois.

- T'es vraiment pas doué ! Mon petit frère de huit ans y arrive ! fulmina-t-elle.

Mortifié par ses reproches, Arthen s'extirpa du lac avant de s'asseoir sur la pierre, entourant de ses bras ses mollets pétrifiés de froid.

- Ne me dis pas qu'il a réussi du premier coup, dans de l'eau glacée !? D'ailleurs, pourquoi tu ne les sors pas toi-même, les poissons, si tu les diriges comme tu veux ?

Il ne se sentait pas d'humeur à accepter ses remontrances. La circulation revenait dans ses jambes ; cela faisait un mal de chien.

- Je ne peux pas les faire voler, ce sont des animaux aquatiques, après tout ! se défendit-elle.

- Ah, ah ! Mort de rire ! Mais pourquoi ne pas les soulever, comme pour les bûches, dans la forêt ?

- Le bois, c'est inanimé, ça ne change pas. Les poissons, ils bougent, ils se tortillent, j'arrive pas à bien contrôler. Peut-être que si on me l'avait enseigné, j'y parviendrais.

Elle avait repris l'air buté qu'elle arborait depuis la dispute du matin avec Djéfen. Arthen se dit qu'il aurait mieux fait de s'abstenir de ses récriminations, si cela devait rallumer l'incendie.

L'oiselle secoua la tête avec agacement :

- Tu sais, ce n'est pas par dépit ou pour me venger de Tenzem que je proposais de te dévoiler son identité. Je serais offensée que tu croies ça. Je me fiche de ce que pense Djéfen, mais toi, ce n'est pas pareil : jamais je n'entreprendrai quoi que ce soit pour nuire à Tenzem !

Après cette déclaration véhémente, elle se tut. Arthen attendit la suite, mais rien ne vint.

- Pourquoi alors ; pourquoi voulais-tu me le dire ? l'aiguillonna-t-il.

- J'avais la certitude que tu ne révélerais rien, si je te dévoilais la vérité.

Il la vit tortiller ses mèches auburn autour de son doigt, encore un geste qui dénotait son hésitation. Elle se décida à continuer, si bas qu'il dut tendre l'oreille :

- J'avais aussi l'espoir que Tenzem me montrerait comment te protéger, une fois que je lui aurais avoué ce que j'avais fait.

Arthen sentit le sol tanguer sous ses pieds. L'idée qu'un télépathe joue avec ses pensées lui nouait l'estomac, au point qu'il fut envahi par la nausée. Une bile amère lui remonta dans la gorge.

- QUOI ? Tu me prends pour qui, un cobaye pour tes petites expériences ?

Sa voix ne sortit pas indignée et puissante, comme il l'aurait voulu, mais tremblotante et haut perchée. Cela sembla cependant faire effet sur l'oiselle.

Elle baissa la tête et se mit à tracer des dessins imaginaires sur le rocher à côté d'elle, du bout d'un ongle.

- Mhm, je pensais bien que ça n'allait pas te plaire...

Arthen commença à se lever, si furieux qu'il se sentait prêt à assommer les poissons à coups de poing.

- Attends !

Elle l'agrippa par la manche.

- S'il te plaît, écoute-moi !

Elle continua dans un seul souffle, sans le regarder :

- Je voulais être liée à toi.

Arthen se dégagea de manière brusque ; il retourna vers les autres à grands pas rageurs. Et s'ils ne mangeaient pas, eh bien, tant pis ! Il aurait été incapable d'avaler quoi que ce soit, de toute façon.

 

****

 

F'lyr Nin revint au camp à peine un quart d'heure plus tard, avec six poissons accrochés par les ouïes sur une branche de genévrier. Arthen n'avait pas desserré les dents, après avoir balancé à Djéfen un « cette fille me rendra dingue ».

Justement, Djéfen était en train d'allumer du feu, car le soleil maintenant rasant ne chauffait plus l'air qui fraîchissait. Ils firent rôtir leurs prises au-dessus des flammes et se remplirent l'estomac. Djéfen et Yû'Chin alimentèrent la conversation et réussirent à dérider les deux autres. Yû'Chin raconta ses impressions de la journée ; il les plia de rire avec ses incompréhensions. Il avait pris les chèvres aperçues au loin pour de dangereux prédateurs (les cornes !), et il croyait que les cairns n'avaient d'autre fonction que de déblayer les pierres du chemin. Il avait une vue assez utilitariste du monde : il pensait que chaque chose avait été conçue pour un usage précis. Il enchaînait les questions commençant par « ça sert à quoi ? ». Sa naïveté et son enthousiasme rendirent à tous un semblant de bonne humeur.

Ils se couchèrent tôt après avoir arrangé un coin un peu confortable et abrité grâce aux pulls, couvertures et imperméables. Mieux valait se prémunir de l'humidité vespérale, qui pouvait tremper tout le soir en montagne.

Malgré la fatigue, Arthen fut incapable de trouver le sommeil. Des images confuses tournaient et retournaient dans sa tête : le regard surpris de l'intendant, Yû'Chin flottant dans son caisson, et surtout F'lyr Nin avec ses grands yeux innocents. Plus il pensait à elle, moins il comprenait.

Djéfen et Yû'Chin dormaient déjà depuis un long moment quand il entendit une petite voix, à peine audible :

- Tu dors ?

- Tu sais bien que non ! Me prends pas pour un crétin. Je sais que tu sais que je ne dors pas...

Un silence.

- Je te demande pardon.

Incroyable comme son discours mental reproduisait le timbre de sa voix réelle et son ton contrit. Cela l'irrita plus qu'autre chose. Elle pouvait tout manipuler à sa guise : cette façon de communiquer, c'était son petit théâtre. Comment savoir si elle était sincère ou si elle jouait encore ?

- Tu me demandes pardon pour quoi, exactement ? répliqua-t-il avec humeur.

Elle continua avec hésitation, comme si elle craignait de le fâcher.

- Tu as le droit d'être en colère... Depuis qu'on se connaît, j'ai agi en ne m'attachant qu'à moi et à ce que je voulais... sans considérer que ce n'était pas forcément ce que toi, tu désirais. J'ai été égoïste.

- Et qu'est-ce que tu voulais exactement ? T'amuser à tester tes pouvoirs surhumains sur un pauvre innocent comme moi ?

- Mais non, tu n'y es pas du tout ! Depuis que je t'ai rencontré, que j'ai senti ta présence, tes émotions et tes pensées, j'ai éprouvé une irrépressible envie d'être avec toi. Tu n'es pas condescendant, comme les humains de la ville, tu n'es pas effrayé, comme les oisillons du village, ni envieux, comme Djéfen.

Arthen examina les adjectifs qu'elle avait choisis. Condescendants ? Oui, les humains considéraient les alters avec beaucoup de mépris mêlé d'un sentiment de supériorité. Arthen, lui, se sentait surtout curieux... Effrayé ? C'est vrai qu'il n'avait jamais eu réellement peur de F'lyr Nin, du moins jusqu'à aujourd'hui... Envieux ?

- Pourquoi dis-tu que Djéfen est envieux ?

- Parce que je suis sûre qu'il aurait voulu être comme son père. Pourquoi crois-tu qu'il était jaloux quand Tenzem m'avait prise sous son aile ?

Surpris, Arthen se promit d'en parler avec son ami. Mais pour revenir à F'lyr Nin...

- D'accord, je ne suis ni condescendant, ni effrayé, ni envieux ; et alors ?

- Alors, tu es bien obtus, en revanche !

Un courant de gaîté dans l'air autour d'eux le frôla en le chatouillant. Décidément, F'lyr Nin ne restait jamais sérieuse bien longtemps. Mais cette fois, il était bien déterminé à ne pas s'y laisser prendre.

- T'as une drôle de façon de t'excuser...

- Tu vois, je me suis toujours sentie différente : je ne suis pas comme vous, mais je ne suis pas non plus comme les autres de mon village. Je suis la pièce du puzzle qui ne s'insère nulle part, je n'ai jamais été à l'aise avec personne. Tu es la première personne avec qui je me sens bien. Alors je voulais trouver le moyen de rester près de toi.

- Et là, je dois dire quoi : qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour mériter ça ?

Il essayait de garder un ton sévère, mais il était déjà vaincu. F'lyr Nin était si désarmante ! Arthen ne pouvait douter de sa sincérité. Il se sentit un peu submergé par un tel besoin, avoué avec tant de candeur.

- Je suis désolée d'avoir été trop enthousiaste, et de n'avoir pensé qu'à moi. Dis-moi que tu ne me détestes pas ! souffla-t-elle avec angoisse.

- Je ne sais plus très bien, Nin...

Il secoua la tête, perplexe.

- Non, je ne te déteste pas, mais nous serons toujours différents, toi et moi. Je ne pourrai rester ton ami que si j'ai confiance en toi ; si j'ai la certitude que tu ne m'espionnes pas, que tu ne cherches pas à m'influencer, et que tu ne me mens pas. Regarde ! Ce soir, tu n'avais pas besoin de moi pour pêcher, n'est-ce pas ?

- Non, convint-elle d'une voix coupable.

Il se sentit rassuré qu'elle avoue sans détour. Il lui lança d'un ton féroce :

- Tu me dois un gage, alors !

Elle acquiesça, mais ne put retenir une exclamation de dépit :

- Ce n'est pas de ma faute si je perçois les esprits autour de moi. Je n'ai rien demandé ! Même si j'essaye de m'isoler, je reçois toujours les émotions des autres. Constamment se policer et se fermer, c'est difficile. Mais tu as raison, c'était la première leçon de Tenzem : les autres ont droit à leur intimité, je ne dois pas les espionner si je veux vivre avec eux. C'est le prix à payer.

Elle prit un ton solennel pour continuer :

- Arthen, je te promets de ne jamais t'espionner. De ne jamais chercher à te manipuler, de ne jamais te mentir. Je me contenterai de ta présence et de tes émotions, termina-t-elle avec un petit gloussement.

Sa présence et ses émotions : Arthen pensa que ça faisait déjà beaucoup. Mais au moins, cela avait l'indéniable mérite de mettre enfin les choses au clair entre lui et l'oiselle. C'était bien mieux que cette espèce de vague doute qui ne le quittait pas depuis leur rencontre.

- À l'avenir, tu n'as pas besoin de prétexte pour rester avec moi. Tu n'auras qu'à me le demander de cette façon. Il n'est pas nécessaire non plus de te fâcher avec Djéfen.

Son absence de réponse lui indiqua qu'il avait fait mouche. Elle n'avait peut-être pas provoqué la dispute avec Djéfen... quoique, en y réfléchissant... En tout cas, elle n'avait pas cherché à apaiser la situation, ou à se justifier sur le passé.

- Je veux que tu mettes les choses au clair avec lui. Tu dois lui expliquer que tu n'avais pas l'intention de trahir son père.

Il la sentit acquiescer docilement.

- D'accord. Et, hum... je lui redonnerai le carnet, que j'avais repris. Je crois bien que j'avais oublié de lui dire... Après tout, s'il tient à raconter nos aventures, j'essayerai de m'habituer à son style...

Arthen se sentit pris d'un fou rire, qu'il étouffa dans sa couverture. F'lyr Nin exprimait ses regrets d'une façon bien à elle...

Elle se montrait bien conciliante, ce soir. Qu'en resterait-il le lendemain matin ? Et lui, dans quoi s'embarquait-il avec elle ?

 

 

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