Bloody Mary 3

Par Dédé

 

Minneapolis – 29 octobre 2012

 

Darlene claqua la porte d'entrée de l'appartement et se réfugia dans sa chambre. Elle s'enferma à double tour afin de ne pas être importunée par sa meilleure amie lorsqu'elle reviendrait. Se laissant tomber sur son lit deux places, elle se cogna sur le livre mystérieusement retrouvé la veille sous son oreiller.

Machinalement, elle en caressa la reliure cendrée. Une odeur de souffre semblait s'en dégager. Elle l'ouvrit pour l'examiner encore une fois. Son regard s'arrêta sur une double page violemment raturée au stylo bleu foncé. On pouvait sentir la rage émanant de ces ratures. Certains mots en majuscules étaient griffonnés avec autant de véhémence. De ce qu'en avait compris la colocataire d'Amanda, l'auteure de ce livre vouait une rancune tenace envers un certain docteur Mumford qu'elle appelait «père». Darlene ignorait si elle devait plaindre la femme qui avait rédigée ce journal intime rempli de haine ou bien ressentir de l'empathie pour le docteur en question.

Poussée par la curiosité, elle avait tenté de se renseigner à la bibliothèque au sujet de cette Mary Mumford. Hélas, elle n'avait pu trouver qu'une correspondance remontant au XIXe siècle. Amanda l'avait interrompue avant qu'elle ne puisse poursuivre davantage ses recherches. Elle avait envisagé le fait que le livre puisse dater de cette époque. Mais, il semblait plus récent que cela. Il ne l'était pas suffisamment pour avoir été rédigé dans la décennie. La Mary en question avait dû raturer ces pages vers la fin du XXe siècle, tout au plus. Pour autant, Darlene n'était pas experte en graphologie pour en juger par elle-même avec exactitude.

Alors qu'elle s'empara de son portable, elle tapa sur le moteur de recherche «Mary Mumford». Cliquant sur le premier lien qu'elle découvrît, elle lut que la Mary du XIXe siècle avait été gravement malade et enterrée vivante par son père. Poussant un petit cri d'horreur, elle fut tétanisée en découvrant que cette pauvre fille avait passé les derniers instants de sa vie ensevelie sous terre.

L'espace d'un instant, Darlene s'imagina à la place de Mary. La peur lui tenaillait l'estomac. Le manque d'oxygène la faisait suffoquer et transpirer à grosses gouttes. Elle ne pouvait s'empêcher de pleurer jusqu'à ce qu'elle réalisât qu'elle était bien dans sa chambre et non enfermée dans une boite, laissée pour morte.

La jeune femme se redressa pour se remettre de ses émotions. Elle ignorait ce qui venait de se passer. Elle ne saurait expliquer pourquoi, le temps d'une minute ou deux, elle s'était projeté à la place de cette Mary. Elle avait ressenti sa haine, sa détresse, son désespoir. Elle était persuadée au fond d'elle que la fameuse Mary Mumford du XIXe siècle était celle qui avait rédigé ce livre. La part raisonnable de son esprit rejetait vivement cette idée.

L'odeur de souffre lui emplissait les narines. Elle rangea soigneusement le livre au fond du tiroir de sa table de chevet. Elle ne souhaitait pas qu'Amanda y mette la main dessus. Elle la prendrait à coup sûr pour une folle. Pourtant, ses études d'Histoire lui avaient montré la nécessité de s'appuyer sur des preuves tangibles, des fouilles archéologiques, des sources fiables. Tout ce qu'avait Darlene pour appuyer sa folle théorie, c'était une intuition et une vague histoire lue sur Internet. Qui pourrait croire qu'une jeune fille du XIXe siècle avait tenu un journal après sa mort pour ruminer la haine éprouvée envers son meurtrier de père ?

En formulant cela clairement dans son esprit, Darlene s'enfouit le visage entre ses mains. Il y avait matière à remettre en doute sa santé mentale. Il devait y avoir une explication rationnelle à cette histoire.

Elle repensa à son idée de départ, à savoir Amanda qui aurait inventé ce carnet de toutes pièces. Dans quel but ? La distraire de ses études par pure vengeance par rapport à ce que Will lui avait raconté ? Cela semblait étrange venant d'elle. Pas plus étrange que la revenante assoiffée de vengeance qui se défoulait par écrit. Plus elle y réfléchissait, plus elle trouvait l'hypothèse de la revenante ridicule. Elle se rit d'elle-même pour l'avoir envisagée quelques minutes.

Tombant de fatigue après autant de réflexion, préoccupée par la dispute avec Amanda causée par Will et sa fierté de mythomane mal placée, elle sombra dans le sommeil le temps d'une sieste. D'abord, elle se sentit légère et apaisée alors qu'elle se trouvait dans les bras de Morphée. Elle rêva d'une île déserte. Elle se voyait en maillot de bains deux pièces, un cocktail tropical à la main. Bien qu'elle s'apprêta à approcher la boisson de ses lèvres, quelque chose l'angoissa soudain. Pour autant, elle ne put mettre un doigt sur ce qui la troublait. Le magnifique soleil qui chauffait sa peau laissa place momentanément à de sombres nuages grisâtres. Ils s'estompèrent aussitôt et Darlene eut la chair de poule. Afin d'oublier cette légère crise d'angoisse, elle avala deux gorgées de son cocktail. Puis, elle lâcha le verre avec effroi.

Ignorant s'il s'agissait d'une hallucination ou d'un simple effet d'optique, elle aperçut son reflet déformé à travers le verre à cocktail. Ses cheveux étaient longs et noircis par la saleté. Ses lèvres noires et bleutées à la fois laissèrent s'échapper un filet de bave. Ses yeux n'étaient plus que deux simples billes blanches. Cette image surréaliste et terrifiante frappait son esprit au fer rouge, au point qu'elle en laissa tomber son verre sur le sol. Parmi les morceaux de verre brisé, elle aperçut une version démoniaque d'elle-même par intermittences. Elle en hurla d'horreur et s'extirpa de ce cauchemar avec sursaut.

Toute en sueur, ses longs cheveux éparpillés sur son visage, Darlene se redressa sur le rebord du lit. Elle reprit ses esprits tant bien que mal. La vue qu'offrait la fenêtre de sa chambre laissait à penser que le jour s'apprêtait à se coucher. Elle en déduisit qu'elle avait fait une sieste d'une heure et demi, tout au plus. La découverte du livre la chamboulait jusqu'au plus profond d'elle-même, jusque dans son inconscient.

Dans l'espoir qu'une douche bien chaude remette un peu d'ordre dans son esprit, elle se dirigea vers la petite salle de bains de son appartement. Elle déverrouilla la porte de sa chambre. Autant la chambre était assez spacieuse pour une seule personne, autant elles pouvaient se sentir à l'étroit dans leur salle de bains. La colocataire de Darlene y passait des heures. Rares étaient les fois où la porte n'était pas fermée à clé.

Laissant couler l'eau jusqu'à l'obtention d'un jet à température convenable, l'étudiante en Histoire dut admettre qu'elle était peinée suite à sa dispute avec son amie. Il arrivait souvent qu'elles haussent le ton mais jamais pour un garçon. C'était la première fois que l'une mettait en doute la parole de l'autre. Cette distance que Will avait mise entre elles se creusait depuis cette fameuse soirée d'anniversaire. Le doute persistait dans l'esprit d'Amanda et Darlene, de son côté, s'épuisait à clamer son innocence.

Il était grand temps pour la jeune femme de plonger sous le jet. Elle se déshabilla sereinement et entra en contact avec l'eau. La température était idéale. Elle passa une main dans ses cheveux afin de les démêler. Se sentant détendue, elle attrapait son shampooing au lait de coco lorsqu'elle entendit un étrange bruissement.

Pensant qu'Amanda venait de rentrer, elle en fit abstraction et étala le shampooing le long de ses cheveux en frottant délicatement. Lorsqu'elle diminua la pression du jet d'eau, des chuchotements lui parvinrent tels un écho. Cela devait être sa colocataire qui avait ramené un garçon à l'appartement par vengeance. Ils chuchotaient sans doute sensuellement dans sa chambre. Énervée d'un tel comportement, Darlene augmenta la pression du jet et se rinça, enlevant toute trace de shampooing sur son corps. Or, le chuchotement se fit de plus en plus audible à tel point que le jet d'eau ne pouvait le masquer. Darlene en trembla de tout son être. Amanda et son prétendant n'étaient pas capables d'émettre de tels sons. Aucun humain ne pouvait posséder une pareille tessiture, autant calme qu'effrayante. Et pourtant, cette voix l'appelait, ne cessait de l'appeler. Darlene n'avait aucun doute là-dessus.

La température de la salle de bains chuta brutalement. Darlene ne put empêcher sa mâchoire de claquer. En repoussant le rideau de douche, elle constata qu'une légère brume envahissait la pièce. Elle ressentait fortement une présence dans l'appartement. Elle ne voyait rien mais elle était certaine de ne pas être seule. Alors qu'elle essaya de s'extirper de la douche, le miroir embrumé s'éclaircit progressivement. On aurait dit que quelqu'un venait de respirer à deux centimètres du miroir.

Effrayée, la jeune femme resta sous la douche, dissimulée derrière le rideau. Elle se répéta que les esprits et les êtres invisibles n'existaient pas. Il y avait obligatoirement une explication à tout cela. Il fallait seulement la trouver.

Lorsqu'elle entendit un grand cri féminin plein d'effroi, Darlene se replia sur elle-même, plaquant ses genoux contre sa poitrine. Sa respiration se fit irrégulière, de plus en plus dense. Elle ne contrôlait plus son souffle. L'angoisse avait pris le dessus.

 

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Zig
Posté le 03/04/2020
"Une odeur de souffre semblait s'en dégager." : Les frères Winchester m'ont appris que l'odeur de souffre, c'était jamais bien bon !

Je trouve que c'est toujours beaucoup plus difficile de bien faire rendre l'horreur à l'écrit (bien plus qu'avec l'image), mais tu te débrouilles bien ! La bonne vieille tradition de la douche, c'est une valeur sûre, et le cauchemar est efficace ! J'aurais presque aimé le voir durer plus longtemps, enfermer encore plus le personnage, parce que c'était très "agréable" (bon pas pour Darlène xD) à lire.

PS : Tu as deux erreurs de temps sur deux phrases (je les ai pas notées sur le moment, j'aurais dû TT). Soit tu gardes le son mais tu dois passer au subjonctif imparfait (mais ça ne marche que sur le second il me semble), soit il faut utiliser l'imparfait pour respecter les aspects et la concordance.
Dédé
Posté le 04/04/2020
Supernatural nous a bien éduqués, je vois !

Je me débrouille bien, c'est vrai ? Mwo ! Merci ! :D

Il fallait une scène de douche, c'était obligé. A croire que j'ai eu pitié pour Darlene, la pauvre… Et encore, je n'ai pas fait apparaitre des mains velues qui tirent le rideau de douche pour la caresser ou je ne sais quoi. (oui, il faut toujours relativiser, je n'écris pas des choses si horribles :p).

J'ai noté "attention concordance" pour mes corrections futures. Désolé… J'essaierai d'y faire attention pour la suite de l'histoire en attendant de revenir sur ces premiers chapitres.

Un grand merci pour ton passage en tout cas ! Ces commentaires m'ont vraiment fait plaisir ! Tu n'imagines même pas ! :D
Vylma
Posté le 23/01/2020
Ah les scènes de douche, on aime bien dans les récits d'horreur !
Le nom de la ville, Minneapolis, me dit quelque chose mais je n'arrive pas à savoir quoi. C'est une référence à une autre oeuvre ? La vraie ville n'a pas l'air d'avoir quoi que ce soit de spécial...
Avec son impression dans sa chambre, quand elle apprend comment est morte la Mary du XIXe, je me demande si ça ne va partir en petit cas de possession.
Ensuite, la scène du cauchemar est bien sympa, ça marche bien !
Il y a juste une formulation que je ne comprend pas ; la "fierté de mythomane". La protagoniste a donc bien couché avec Will comme il l'affirme et elle ne veut pas l'admettre ? Parce que sa colloc n'a pas l'air de mentir ou cacher des choses, c'est ce que j'ai compris du chapitre précédent...
Hâte de lire la suite !
Vylma
Posté le 23/01/2020
Et le petit clifhanger de la fin marche bien aussi, du coup.
Dédé
Posté le 27/03/2020
Eh oui, qu'est-ce qu'un récit horrifique sans scène de douche ? J'aime bien faire un clin d'œil aux classiques.

Minneapolis, je ne me souviens plus d'où j'ai trouvé le nom mais pour moi, c'est une ville qui existe vraiment.

La fierté de mythomane, ça désignait Will mais ça n'était peut-être pas clair. Je corrigerai ça à l'occasion.

Héhé ! Un bon cliffhanger ne fait pas de mal, parait-il. C'est quelque chose que j'aime bien faire. Oups…

Merci pour ta lecture !!
Liné
Posté le 14/09/2017
Hello Dédé !
Toujours aussi intéressante, cette histoire =D Et cette dernière scène, sous la douche, est glaçante...
J'aime beaucoup l'idée que ton personage principal soit rationnelle, avec ses réflexes d'historienne et d'archéologue. Ca rajoute de l'authenticité à ses doutes !
Je me demande comment, par la suite, tu comptes alterne Minneapolis / le récit de Mary (est-ce que tu vas alterner les chapitres, ou bien mêlanger les deux "voix" ? ou encore, tout simplement, ne plus "faire parler" Mary du tout ?)
Bref, merci encore pour cette lecture !
A très vite
Liné
Dédé
Posté le 28/08/2019
Deux ans après… (oups)

Merci pour ton retour, Liné ! Je suis ravi de t'avoir "glacée" xD

Je ne peux pas répondre à ton interrogation sans te spoiler sur la suite. Mais tu trouveras une réponse à cela à un moment donné. (faudrait-il que j'en reprenne l'écriture déjà…).

Merci beaucoup d'être passée et merci de ton retour !
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