Juillet 1939, forêt de Potsdam, Allemagne.
Lorsqu’Adrian leva le bras, il remarqua Blitz qui volait en rond tout là-haut, un minuscule point dans un océan de bleu. Les autres étaient incapables, ne serait-ce que de l’apercevoir.
Il baissa la main en signe de départ, Mark et Otto s’élancèrent face-à-face, torses nus et gants de boxes aux poings. Les cris d’encouragements jaillirent, le reste du groupe formait un cercle, assis en tailleur dans une clairière. L’étendard de leur Bann flottait fièrement à leur côté, un aigle portant une épée blanche et un marteau noir dans ses serres.
Les deux garçons s’observaient, mais Mark, le plus grand et le plus fort de la troupe, avait un avantage. Quinze kilos. Quinze kilos d’écart qui semblaient insurmontables pour Otto, un des plus chétifs. Après quelques timides directs du droit, il se retrouva acculé dans ce ring sans issue et encaissa un crochet dans la mâchoire, il s’effondra sous les huées de ses camarades. Il se releva péniblement et monta des poings fragiles sous son menton.
— Bouge-toi Otto, pas de faible chez nous, jura Adrian en autorisant la reprise.
Otto serra les dents et se lança dans une charge courageuse, accueillie par un uppercut qui le renvoya manger l’herbe. Il ne se redressa pas cette fois-ci.
— Il n’a pas tenu un seul round, cria Adrian en crachant sur Otto au sol. Il combat comme un juif ! Un bel exemple de lâcheté qui n’a pas sa place dans le Reich de notre Fürher,
Les autres l’imitèrent chacun leur tour en l’insultant.
Otto marmonna quelques mots.
— Taisez-vous, dit Adrian. Répète plus fort !
— Il est trop fort, personne ne l’a battu, même toi tu…
Un coup de pied dans les côtes ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase.
Adrian retirait déjà sa chemise.
— Assis en cercle, ordonna-t-il. Mark, montrons-leur ce que vaut la race aryenne.
Adrian enfila une paire de gants et s’installa au centre du ring. Du haut de leurs 17 ans, ils étaient les plus âgés du groupe. S’il faisait la même taille que Mark, il était loin d’être aussi large. Il comptait sur sa vitesse, mais surtout, sur sa vue pour prendre l’ascendant.
Le temps ralenti. Adrian observait les moindres détails de son adversaire, le frémissement de ses muscles avant d’attaquer, ses tempes battant à un rythme de plus en plus rapide. Il lisait le doute dans son regard malgré l’avantage physique. Il y devinerait peut-être même la combinaison qu’il envisageait de faire.
Il reconnut l’instant choisi par son Mark pour se lancer et évita d’un rien le premier direct du gauche. Il laissa volontairement le cuir frôler sa courte barbe blonde d’une trompeuse caresse. Mirage de la véritable puissance de ce coup qui, s’il le touchait, suffirait à le déséquilibrer avant qu’une droite ne l’achève.
Les pupilles dilatées à l’extrême, il dansa un moment, esquivant ou parant chaque attaque. Il attendit patiemment que Mark utilise son bras droit et se découvre dans un mouvement plus ample et, là, au lieu de reculer, il plongea sous le gant et mit toute sa force dans un crochet au foie.
Le cri d’un rapace perça dans le ciel.
Le visage de son adversaire se tordit, sa jambe trembla une seconde, mais il tint bon. Et le doute dans son regard se transforma en rage.
Mark chargea.
Mais au lieu de continuer à boxer, il percuta Adrian comme un taureau, et fit voler sa tête et sa garde en éclat. Un coup d’épaule qui lui écrasa la lèvre contre les dents et le projeta au sol dans leurs jeunes camarades.
Comment Adrian avait-il pu rater ça ? Cette intention ! Celle d’ignorer les règles du sport pour basculer dans la loi de la survie, un terrain où tous les coups sont permis. Un simple humain venait de le mettre à terre, et il avait raison ! Ils entreraient bientôt en guerre, une guerre sans gants et sans limites où seules compteraient la vie, la mort, et la domination de leur race. Ils seraient l’arme invincible du Führer.
Le gout du sang sur sa langue réveilla en lui une soif.
Il se releva d’un bond et découvrit ses dents pourpres dans un rictus d’excitation, un filet rouge lui cinglait la joue.
Il les voyait plus que jamais, les failles dans la garde de son ennemi. Une main gauche trop basse et des jambes tremblantes à cause du coup au corps. Et cette petite ombre dans les yeux de Mark, était-ce de la rage ou de la peur ?
Il ne lui en fallut pas plus, il prit l’initiative dans un mouvement qui lui parut tenir plus d’une chorégraphie que d’un combat réel. Une feinte d’attaque au foie pour que les gants de Mark descendent encore plus bas, laissant son menton exposé à un uppercut qui lui sonna la boite crânienne comme le battant d’une cloche d’église. Dans un réflexe de défense, le jeune gaillard moulina les deux bras de toutes ses forces. Adrian esquiva avec calme, observant chaque muscle de son adversaire se tendre à l’extrême. Il se glissa au milieu de cette tornade avec précision pour venir frapper de toutes ses forces la tempe de Mark dans un contre qui l’envoya au sol, inerte.
Adrian hurla sa domination, couvrant le cri de Blitz là-haut.
Puis le silence régna sur l’assemblée. Le cercle s’était élargi de plusieurs mètres, tous le regardaient avec effroi. Il les fixa un par un sans ciller.
— Devant cet étendard qui représente notre Führer, dit-il. Je jure de consacrer toute mon énergie et toute ma force au sauveur de notre pays. Je suis fier de donner ma vie pour lui et que Dieu nous vienne en aide. Il n’y a pas de place ici pour les faibles.
Blitz s’était perché sur un arbre tout près.
— Maintenant, relevez-le, on rentre !
***
Adrian arriva chez lui à la nuit tombante, un hôtel particulier de quatre étages dans le quartier bourgeois de Charlottenburg bordant le grand axe Est Ouest de Berlin. À l’endroit même où Hitler avait fait son défilé d’anniversaire trois mois plus tôt. Si une rue devait illustrer le redressement économique de l’Allemagne, ce serait ici. Deux alignements de riches maisons de maitre encadraient une avenue dont la largeur n’avait rien à envier aux ambitions du Führer. Voies principales, contrallées, quatre rangées d’arbres et cinq colonnes de lampadaires illuminaient Berlin comme une guirlande sur un sapin. Mais pas une voiture sur la route ce dimanche soir, un calme qui ne durerait pas, il le savait.
Adrian poussa le portail et aperçut Blitz franchissant le trou d’envol sur le toit dans un soupir familier. Il déposa l’étendard de son Ban dans une remise derrière la maison et utilisa l’entrée des domestiques qui donnait dans leur grande cuisine. Sur le point de s’annoncer pour n’effrayer personne, il surprit une conversation discrète dans la salle à manger à côté. Il avança doucement et colla son oreille au mur. Il reconnut le timbre de son père et la voix usée de son grand-père Klaus.
— Regarde, nous pourrions bien les retrouver Roman, tu te rends compte ! dit Klaus.
Son père devait déambuler autour de la table à en juger par les craquements familiers du parquet.
— Oui… c’est possible, mais le message de Dogge n’est pas aussi clair.
— Je sais, il faudrait en avoir le cœur net. Il va avoir besoin d’aide, ce n’est qu’un Mollor après tout.
Un bruit de chaise et quelqu’un qui s’assoit
— À qui penses-tu ?
— Je ne sais pas, ton frère doit déjà avoir quelqu’un en tête. Oeil noir pourrais faire l’affaire, son Oculus n’est pas puissant, mais il est rapide et discret. Nous pouvons encore traverser la frontière, il lui faudra les identifier et les rallier à notre cause, de grès… ou de force. Nous avons peu de temps.
— Je ne peux pas le croire, après toutes ces années…
Roman s’interrompit, des bruits de pas dans les escaliers.
Oliver le majordome et Eva sa mère songea Adrian
Il en profita pour faire claquer la porte extérieure et traverser la cuisine comme s’il venait d’arriver et les rejoint dans le salon.
Une longue table en chêne verni avec des couverts aux extrémités occupait le centre pendant qu’une alternance de grandes fenêtres et de portraits de leurs ancêtres au côté d’aigles royaux habillait les murs. Roman et son grand-père se tournèrent vers lui alors qu’Eva et le majordome entraient à l’opposé.
— Adrian te voila ! Comment s’est passé le camp ? demanda son père.
Il avait quitté sa tenue de haut gradé du Reich au profit d’un costume de velours plus décontracté tout en restant impeccable. Si l’on devait faire une description de l’Aryen idéal, la race germanique du nord, il servirait certainement de modèle. Blond jusqu’aux sourcils, élancé comme une figure de proue et doté d’un charisme naturel, Adrian savait à quoi il ressemblerait en vieillissant. Enfin, s’il oubliait les quelques mèches châtains qu’il avait pris l’habitude de cacher au milieu des autres. Son grand-père en était une version mâchée et recrachée par les aléas du temps et de la vie. La Grande Guerre avait emporté une de ses jambes et la ligne droite qu’avait jadis formée son dos. Le blond était gris et clairsemé sur sa tête et les angles de son visage se courbaient en rides sévères autour de ses yeux creusés.
— Tous ne sont pas encore prêts à mener la vengeance d’Hitler, dit Adrian en serrant la main de son père.
— Ils le deviendront, répondit son grand-père. L’histoire est en marche, Himmler monte une opération pour justifier l’invasion de la Pologne. Le conseil et ton oncle ne feront rien pour l’en empêcher. Ils ont coupé toutes les communications avec nos semblables à l’étranger. La guerre du Furher est aussi la nôtre.
Adrian salua son grand-père d’une respectueuse poignée de main et poursuivit.
— Derrière Le Furher, nous ne craignons rien. Sa voix, sa capacité à enflammer nos cœurs, à réveiller le meilleur en nous, il a nos dons, je n’ai jamais ressenti cela chez un autre Humain. Il est le seul à pouvoir nous mener vers la victoire. Quel dommage qu’il ne soit pas Volaris !
Roman et Klaus acquiescèrent. Ce dernier se mit debout avec difficulté et le saisit chaleureusement par les épaules.
— Tu es notre fierté Adrian, l’avenir de la nation. Avec des garçons comme toi, le Reich est invincible.
Adrian sourit et se détourna pour saluer sa mère et le majordome avec respect puis il leva les yeux. Chrysae, le Thérian de son père et ancêtre de Blitz les observait depuis un perchoir tendu sous une des poutres du plafond. Un rapace majestueux dont le plumage chocolat se teintait de reflets dorés sur le cou et le dos.
— Bonjour, Adrian, dit-il en Syrinx, le glatissement mélodieux des Volaris. Je t’ai entendu entrer mais je n’ai toujours pas vu Blitz ?
Adrian dégluti, se souvenant qu’il était impossible d’échapper aux sens d’un aigle.
— Il ne devrait pas tarder à nous rejoindre.
— Avez-vous travaillé votre Oculus ?
— Pas aujourd’hui. Je préparais des Berlinois de notre génération aux défis qui nous attendent.
— Bien, il est temps que nous reprenions notre place sur l’arbre des espèces.
Roman leva le bras dans un mouvement proche du salut nazi, mais avec le doigt tendu vers le ciel.
— D’en haut, dit son père
— D’en haut, siffla l’aigle.
— D’en haut, tonna Klaus.
— D’en haut ! répéta Adrian en imitant le geste.