Chapitre 1 : Le Librarium

Alors que les dernières étincelles lumineuses tombaient sur le sol, le corps d'Ethan s'écrasa lourdement devant une assemblée médusée.

...Pourquoi aujourd'hui, pourquoi maintenant ? Qu'est-ce qu'ils vont  penser de moi après m'avoir vu dans cet état. Par l'éther ! Il y a des fois je me collerais des gifles...

Le regard figé, Ethan fixait le plafond de la salle de formation. Plongé dans une profonde torpeur, il avait l'impression que tout autour de lui se déformait. Ses camarades, les tables, les murs ondulaient de plus en plus pour finir par complètement disparaître. Un voile opaque obscurcissait sa vision. Sans comprendre comment, il se retrouvait debout devant un énorme précipice animé d'obscures gesticulations. D'étranges murmures remontaient depuis le fond du gouffre. Ils appelaient inlassablement le jeune homme à rejoindre les sombres lueurs qui semblaient danser au fond de l'abysse.

...J'ignore pourquoi je me retrouve toujours dans cet endroit et ce que cela signifie. Si seulement...

Au moment où son pied s'approchait trop près du bord, une voix cristalline répétait  en boucle la même phrase.

« Souviens-toi, Ethan. N'oublie pas, seule la couleur est la clé. Souviens-toi»

Des mots qui lui firent reprendre progressivement le contrôle et qui parvenaient à l'éloigner aussi vite de cette étrange influence. Après un bref instant, il ouvrit enfin les yeux. La scribe Rosewood avait à peine eu  le temps d'éteindre les flammes phosphorées du Mécanoscope que déjà une petite foule de curieux se pressait autour d'Ethan. Pendant que les images tordues projetées par l'appareil s'évanouissaient, la salle réservée aux formations était progressivement illuminée par les éclairages standards et les aérations métalliques évacuaient les dernières volutes de fumée. Arrivée près de lui, elle l'interpella :

– Ethan... Ethan tu m'entends ? Tu es avec nous ?

– Oui, oui. Pardonnez-moi Mme Rosewood, j'ai encore eu une absence.

– Tu veux que je t'accompagne à l'infirmerie ?

– Non merci, ça va aller. Je sors de convalescence et je compte bien ne pas revoir de médecins de sitôt.

Encore un peu secouée par les récents évènements, la scribe Rosewood aida le jeune homme à s'asseoir sur sa chaise. Les autres postulants archivistes évacuaient petit à petit la salle.

– Comme tu veux. De toute façon il est temps de faire une pause. Prends quelques instants pour reprendre tes esprits.

– Merci.

– Dis-moi qu'est-ce qui s'est passé ?

– Depuis l'accident, quand je fixe de fortes sources lumineuses, il m'arrive d'avoir des crises apathiques qui ne durent jamais bien longtemps. Le plus fou c'est que je connais  parfaitement ce qui va arriver si je ne fais pas attention. J'entends encore l'infirmière me prévenir de prendre bien soin de toujours porter mes lunettes et qu'elles doivent être sur le nez, pas dans la poche. Mais comme d'habitude, je fais la sourde oreille. Je suppose que la lumière créée par l'embrasement du Mécanoscope a été si intense que je suis tombé dans une sorte de léthargie qui m'a complètement  paralysé.

Rassurée, c'est avec une voix teintée de mécontentement qu'elle haussa le ton.

– Le centre de soins m'a informé de la fragilité de ton état. Ta réintégration à la session de formation d'apprenti archiviste était sous conditions que tu suives les recommandations médicales. Imagine que cela soit arrivé dans un endroit sans personne pour t'aider.

– Ouai, je sais bien. Après ce n'est pas tous les jours qu'un Mécanoscope prend feu.

– Oui, fort heureusement. Cependant tu n'as pas respecté les consignes.

– C'est juste que je n'ai pas encore pris l'habitude de les porter.

Interpellé par la soudaine effervescence, le premier archiviste Obadiah Lockfield se présentait à l'entrée de la pièce pour connaître l'origine de toute cette agitation. Équipé de sa prothèse oculaire qui lui dévorait une bonne partie du visage, il mettait un point d'honneur à ce que rien ne perturbe la quiétude du Librarium. En le voyant sur le seuil de la porte, Ethan ressentait un certain malaise.

...Et merde ! Manquait plus que ça. Attirer l'attention du premier archiviste n'est pas bon signe. Les camarades apprentis m'avaient prévenu qu'il n'était pas commode. J'aurais préféré ne pas le rencontrer le jour de mon retour...

C'est avec un certain agacement non dissimulé qu'il demanda des explications.

– Scribe Rosewood, dites-moi, qu'est-ce que signifie toute cette agitation ? Vous vous êtes mis en tête de brûler le reste du bâtiment ?

– Absolument pas, premier archiviste Lockfield. Ce n'est qu'un léger petit incident sans gravité. Je projetais quelques extraits d'archives à l'aide du Mécanoscope et un cliché s'est malencontreusement coincé dans la cassette de chargement. La lumière a enflammé la poudre de phosphore. Il y a eu plus de peur que de mal. C'est son premier jour à l'Arche de Fer, notre jeune recrue a été un peu surprise.

Lockfield semblait ignorer complètement le récit des évènements. Il était plus préoccupé par la présence d'Ethan. Sans ménagement, il prit la parole.

– Dites-moi, s'agit-il du jeune homme présent lors du grand incendie de l'aile nord ?

– C'est exact. Il s'appelle Ethan Steambrook. Mais, comme je vous le disais à l'instant, la formation est très exigeante et particulièrement pour les personnes ayant vécu récemment l'Eveil.

– Je vais finir par penser que vous attirez les problèmes, jeune homme. Quoi qu'il en soit, si la scribe Rosewood estime que vous n'êtes pas capable de suivre la formation, je mettrai fin à votre tutorat.

Voulant apaiser la situation, Ethan tenta vainement de se défendre.

– Tout va bien, premier archiviste. J'ai oublié de mettre mes lunettes avant d'assister à la projection. J'ai simplement été ébloui par le faisceau lumineux au moment où l'appareil a pris feu. Depuis l'incendie j'ai gardé quelques séquelles, mais rien de bien méchant. Je suis apte à poursuivre la formation.

– Je préfère entendre ça. Comme vous le savez, nous avons des préoccupations bien plus importantes depuis ce regrettable incident survenu il y a cinq cycles.

Le jour de son arrivée, un énorme incendie s'était déclaré dans le bâtiment. Le feu avait été si intense et rapide que l'intégralité de la partie nord du Librarium avait brûlé. De nombreuses installations étaient tombées en panne et la plupart des ouvrages avaient été gravement endommagés. Les secours avaient retrouvé le corps d'Ethan,  inconscient dans les débris. Il avait survécu à l'incendie et avait été emmené au centre de soins pour se rétablir. Étrangement, il ne souffrait d'aucune brûlure ni de séquelles apparentes. Depuis son retour, Lockfield était la première personne qui osait évoquer l'incendie en sa présence. Il s'empressa de demander des détails.

– Justement, si je puis me permettre, avez-vous des indices sur ce qui a bien pu se passer ?

– Aucun pour le moment. Je ne sais toujours pas pourquoi les paratonnerres censés nous protéger des orages ioniques n'ont pas été déployés. Nous nous retrouvons à devoir nettoyer et remettre en état la totalité de l'aile nord. Je dois également gérer continuellement les retards sur le planning d'évaluation des Codex. Et je ne vous parle même pas de la perte de notre Sphérographe d'apprentissage qui nous oblige à recourir au tutorat à l'ancienne à l'aide de machines aussi archaïques que le Mécanoscope. Fort heureusement, il y a eu peu de pertes matérielles.

Un peu choquée par les propos désinvoltes du premier archiviste, la scribe Rosewood s'obligea à rappeler un élément important.

– Tout le monde n'a pas survécu à l'incendie. Nous avons souffert de la perte d'un membre important de notre congrégation, premier archiviste...

– Oui, bien sûr évidemment, j'allais y venir. La perte d'un de nos proches collaborateurs est regrettable. Le travail du premier scribe Copperhead était d'une grande importance pour l'Arche de Fer, cela va sans dire. Le scriptorium est bien plus calme sans lui.

Le manque de bienveillance du premier archiviste la laissa sans voix. Un peu agacé d'avoir été interrompu, il reprit son discours avec un ton ferme.

– Mais restons positifs et gardons toujours à l'esprit la nature profonde de notre mission. Notre établissement est le symbole du savoir et de la connaissance et il doit en demeurer ainsi. À ce propos, scribe Rosewood, ne me faites pas regretter de vous avoir accordé la permission de monter votre programme de tutorat des apprentis archivistes. Après avoir tant œuvré pour le mettre en place, il serait dommage d'échouer dès les premiers cycles. Je m'en voudrais de vous ordonner de retourner au Scriptorium après un échec. Me suis-je bien fait comprendre ?

– Absolument...

– Parfait. Que tout le monde retourne au travail.

Se rapprochant d'Ethan, il ajouta quelques mots.

– À l'avenir, apprenti archiviste Steambrook, évitez de vous faire remarquer. Et j'allais oublier mes bonnes manières, bienvenue une nouvelle fois au Librarium, en souhaitant que cette fois-ci soit la bonne.

...Je crois que je l'ai échappé belle pour cette fois mais je m'en veux un peu. C'est gentil de sa part d'avoir tenté de me défendre devant le premier archiviste...

Un peu confus d'avoir causé autant d'agitation, Ethan attendit que le premier archiviste se soit suffisamment éloigné pour s'adresser au scribe Rosewood.

– Pardonnez-moi de vous avoir attiré des ennuis...

– J'ai l'habitude, ne t'inquiète pas pour si peu. Le premier archiviste Lockfield peut par moments être très susceptible et très antipathique. Il n'y a que le travail qui compte. Depuis que je le connais, seule la musique d'un Zeusaphone arrive à le calmer. Même si, à titre personnel, je n'appellerais pas ça un instrument de musique.

– Un Zeusaphone ?

– C'est une sorte de bobine tesla musicale. Mais là on s'écarte un peu du sujet. Avant d'aller plus loin, nous allons plutôt nous tutoyer, ça sera plus simple. Appelle-moi Alma.

– Ok, comme vous, enfin tu voudras. Nous en étions où avant ce petit aparté ?

– Je présentais comment s'organisent les principales activités d'un archiviste et comment sont classés les Codex qui arrivent au sein du Librarium. Mais le plus simple est de te montrer.

Après avoir traversé un petit couloir, Alma et Ethan arrivèrent par une entrée surplombant la salle principale du Librarium. De là où ils se trouvaient, ils pouvaient apercevoir des bibliothèques semblant couvrir tous les murs de la pièce. Absolument toutes renfermaient les précieux Codex du Librarium. Ressemblant à d'épais livres, Ethan se rendit vite compte qu'ils revêtaient un aspect métallique. Il remarqua également que les Codex semblaient être étrangement animés quand ils étaient manipulés. La salle était calme malgré les dizaines d'archivistes affairés au travail. Certains d'entre eux zigzaguaient entre les nombreux ouvrages stockés au sol et ceux posés sur les tables de lecture. En descendant l'escalier d'acier les amenant en contrebas, il remarqua, au centre de la pièce, la présence d'une énorme sphère métallique entourée par trois anneaux de cuivre. Animé par un faible courant électrique, seul un d'entre eux semblait être en état de fonctionner. Autour de la sphère, il y avait de nombreuses cabines de verre aménagées. Arrivé près de l'une d'entre elles, la scribe Rosewood poursuivit ses explications.

– Comme tu peux le voir, chaque archiviste a sa propre cabine d'étude. Depuis ton bureau, tu devras écouter les fictions sonores de chaque Codex afin de les comparer aux analyses faites à partir des Sphérographes.

À ces mots, l'apprenti archiviste parut perdu. En entrant dans le cube en verre, il demanda plus d'explications.

– Serait-il possible d'en savoir davantage sur ces fameux Sphérographes ?

– Ne t'inquiète pas, j'aurai l'occasion de t'en reparler plus tard. Ce que tu dois retenir est qu'au cours de l'écoute, ton travail sera de comparer ce que tu vas entendre avec les informations brutes que nous avons reçues de l'extérieur. Le moindre écart dans les informations doit être remonté auprès du premier archiviste.

– Le casque audio posé sur la table de travail va me servir à quoi ?

– Nous sommes dans un endroit où beaucoup de personnes travaillent. Si tout le monde consultait les Codex sans écouteurs, on ne pourrait plus s'entendre. Pour te permettre de travailler sans importuner personne, chaque archiviste dispose d'un casque personnalisé qui se branche directement sur les Codex. Je te conseille vivement de toujours l'avoir à portée de main. La petite sacoche que tu vois se fixe à la ceinture. À l'intérieur tu as un compartiment pour y ranger les écouteurs.

– Ah oui effectivement. En plus je n'avais pas vu mais le casque est pliable !

– Il vient d'être réinitialisé pour toi. Quand tu l'utiliseras pour la première fois, les écouteurs logés à l'intérieur du casque se régleront sur la fréquence de tes ondes cérébrales. À partir de là tu seras le seul à pouvoir les utiliser.

– Pourquoi ?

– Nous aurons l'occasion d'en reparler. Il est temps que tu démarres ta première lecture. Pour rattraper le retard sur tes camarades, tu suivras une formation un peu spéciale. Elle débute avec une série de Codex d'apprentissage qui ont préalablement été évalués. Il y en a dix au total et ils te permettront de te familiariser avec le mode de fonctionnement des Codex. Si tu as besoin d'aide je ne serai pas loin.

– Entendu. Merci Alma.

Se retrouvant seul  dans la cabine d'étude, Ethan regarda fébrilement son tout premier Codex. Après un moment, il se saisit du précieux ouvrage et trouva qu'il était moins lourd qu'il ne l'aurait pensé. Un cadran métallique sur le devant laissait apparaître un afficheur mécanique vide. Il inséra l'extrémité de son casque audio et après avoir mis les écouteurs sur ses oreilles, il démarra l'enregistrement.

...Bon ben c'est parti pour la lecture du premier Codex, je vais bien voir ce que ça donne...