Chapitre 1 - Les ombres

Partie I - Des jours sombres

 

Dans le train en direction des terres australes.

 

Les yeux clos, Solenne dormait profondément et pourtant elle n’avait jamais été aussi éveillée. Face à elle, sa sœur Manon se tenait droite comme un i, enchainée de toute part. En apparence silencieuse, la blondinette distinguait sa sœur en plein tourment. Elles étaient là, seules, dans un grand wagon à bestiaux tandis que l’ombre d’une troisième personne semblait les envelopper. Pourtant en plein rêve, Solenne voyait sa sœur poser un regard sur elle. Derrière Manon, une silhouette se dessinait et deux femmes qui portaient les mêmes traits n’en formaient alors qu’une. Consciente de cette récente dualité chez Manon, Solenne continua à observer sa sœur. Elle aperçut alors qu’un point lumineux s’était créé sur le front de cette dernière tandis que ses cheveux indisciplinés semblaient avoir formé mystérieusement une couronne en forme de bois de cerfs. Dans la pénombre, Solenne avait l’impression d’apercevoir également des arabesques se dessiner sous les yeux de sa sœur. Le temps d’un instant, la jeune ingénue crut distinguer un spectre à tête de loup dans la main de sa cadette bien emmitouflée dans sa grande cape bleu nuit.  Qui de la Déesse ou de l’adolescente se tenait face à elle à ce moment précis, elle n’aurait su le dire.

 

L’enfant de décembre permettra à la Déesse de revenir… souffla alors une Solenne endormie.

 

Pour la première fois, malgré l’amour qu’elle lui portait, Solenne eut de la crainte en observant Manon. Fière, puissante et en colère, son pouvoir semblait vibrer dans ses veines. À fleur de peau, son aura bleutée se projetait tout autour d’elle. Sa respiration presque inexistante s’opposait aux grincements incessants des planches du wagon. Dans son songe, Solenne percevait sa sœur plus comme une guerrière que comme une jeune femme.

 

Un frisson lui parcourut alors douloureusement toute la colonne vertébrale, comme pour la prévenir d’un danger. Quand soudain, elle eût l’impression que trois autres personnes s’étaient immiscées dans la pénombre du wagon. Illusion ou réel ressenti, Solenne n’aurait su le dire. Pourtant, à y regarder de plus près, elle avait le sentiment de voir trois hommes se cacher derrière Manon. On aurait dit qu’ils tiraient des fils innocemment. Ils bâtissaient un avenir prometteur juste avant d’en perdre le contrôle. Solenne crut comprendre qu’avec les années la pelote leur avait glissé des mains. Tombée par terre, la laine roula alors jusqu’à ses pieds. L’adolescente eut l’envie irrésistible de la prendre, mais la main d’un homme la ramassa avant elle.

 

Quand elle reposa ses yeux sur ses ombres, elles avaient changé. Toujours masculines, mais plus voutées, comme sournoises, elles donnaient l’impression de vouloir contrôler le Nouveau Monde. Le temps d’un instant Solenne crut y voir son père et ses oncles. Puis, pour la première fois, les ombres semblèrent lui porter de l’attention. Dans le dos de sa sœur, transformée en Déesse, les silhouettes avaient pris des traits amicaux. Elle y devina le visage de Vikthor, d’Arthur, d’Andzrev et de tant d’autres.  Rassurée par ses nouvelles images, son imagination s’arrêta quand les ombres prirent ses traits, ceux de Manon et d’Endza. Bras tendus, elles attendaient que Solenne se réveille pour agir. Réelle prémonition ou chimère étrange, Solenne ouvrit les yeux en ayant l’esprit embué quand la porte du train s’ouvrit brusquement.

 

_ Reste derrière moi quoiqu’il arrive, lui glissa Manon dans son telsman.

 

Solenne se contenta d’opiner de la tête en guise de réponse tandis qu’un vent glacial la saisissait. Haletante, elle resta pourtant subjuguée par les neiges éternelles qui se présentaient à elle à perte de vue. La porte semblait s’être ouverte sans personne, pourtant très vite des pas se firent entendre. À ce bruit, Solenne aperçut que les muscles de Manon s’étaient tendus comme ceux d’une bête prête à bondir sur sa proie.

 

_ Manon, tant qu’on est ensemble tout ira bien, chuchota alors Solenne.

 

Comme si avec la voix de Solenne avait réussi à faire réagir sa sœur, elle vit une lueur de douceur réapparaitre dans ses grands yeux verts. Face à elle, cinq personnes en uniforme bleu nuit se présentèrent. Trois femmes et deux hommes, tous miliciens et armés jusqu’aux dents, les regardaient avec amusement.

 

_ On tient votre frère, s’écria d’un coup celle qui semblait mener la troupe, comme pour les menacer.

_  Alors nous n’avons pas d’autres choix que de vous suivre, rétorqua fébrilement Manon.

 

Dans de longs cliquetis de chaines, les deux sœurs firent emmener à l’entrée du premier camp. Autour d’elles, les couleurs délavées des uniformes des prisonniers venaient égayer les teintes grises de leur nouvelle prison. Au loin, les deux femmes entendirent de nombreux cris malgré le vacarme incessant des usines qui les entouraient. Trop lentes aux gouts de leur geôlier, Manon et Solenne se firent trainer dans la neige jusqu’au bureau des admissions.

 

_  Nom, prénom, âge et pouvoir, les interrogea un nouveau milicien sur place.

_ Je m’app…voulue répondre Manon sans conviction.

_ Manon et Solenne Agape, à peine 17 ans et ce sont tous deux des Kalokas. La maigrichonne aux joues creusées peut percevoir l’avenir et l’autre avec son regard hargneux peut rentrer dans ton esprit, on fait donc attention ami, la coupa Edmée, la chef du camp.

_ Prends garde ! s’écria alors son collègue en armant son pistolet à impulsion électrique droit sur Manon.

_ Ce sont des prisonnières de haut rang, intervenu Edmée. Elles nous ont été livrées par le ministre Asage en personne. Pas touche à leur minois, on les brise lentement mais surement. Garnel tient à les avoir à l’œil, pas à les voir mourir. Ordre du conseil ministériel !

_ Et mon frère ? s’enquit alors Manon.

_ Insolente ! s’insurgea la chef en la giflant soudainement. Tu n’es rien ni personne ici. Ton nom ne te sauvera pas ! Si ta mort est soumise au véto de notre grand ministre, sache que l’enfer de ta vie est entre mes mains. Ici, comme tout le monde tu souffriras, tu pleuras et tu regretteras de nous avoir défiés. Tu te soumettras pour le bien être du Nouveau Monde et tu nous apporteras richesse et gloire, comme l’a toujours imaginé Garnel pour vous.

 

 Manon avala silencieusement la perle de sang qui roulait sur ses lèvres rosées et avec elle, encore un peu de sa fierté. Blême, elle avait du mal à réaliser où elle avait mis les pieds.

 

_  L’équipe des admissions, vous me les habillez et vous leur trouvez une place ! Et plus vite que ça, ordonna Edmée.

_ À genoux mes demoiselles, bégaya alors un vieil homme derrière elle.

 

Habillés d’un pyjama argenté, ils faisaient partie des prisonniers. Sous l’impulsion des gardes, il vissa un collier métallique au cou des deux adolescentes déboussolées.  Ses mains tremblantes trahissaient sa honte et sa gêne, mais les deux sœurs n’étaient pas au bout de leur peine.

 

_ Alors qu’est-ce que tu attends mon vieux Bernard ? Pyjama jaune on a dit ! beugla l’officier.

Le vieillard se tourna alors vers un autre prisonnier. Petite, son visage était caché sous de grandes lunettes qui tombaient sur son nez. Avec appréhension, elle tendit deux uniformes aux filles dans un sourire timide.

_ Déshabillez-vous ! ricana alors un officier prêt à se rincer l’œil.

 

Par instinct, Manon passa totalement devant sa sœur pour la protéger de ces regards inquisiteurs. Sans plus attendre, l’un des deux hommes hotta la cape bleu nuit des épaules de Manon. Rare présent offert par Garnel, Manon s’agaça de voir le cordon de l’attache se casser sous l’impulsion de cet homme pressé. Les dents serrées, elle s’activa à défaire son corsage sous les yeux embués de sa sœur ainée. Solenne apeurée suppliait du regard les officiers avides de chairs. Peinés de la scène, ce furent les deux prisonniers en pyjama argenté qui leur vinrent en aide. Courageux, ils se plantèrent face aux miliciens abritant ainsi comme ils le pouvaient le corps des nouvelles recrues. Agacés, les deux hommes ne dirent pourtant rien préférant se hâter de leur trouver une place libre.

_ On ne doit pas les mettre dans le quatrième camp, ni les séparer et éviter les cabanes des Kalokas comme elle, s’énerva l’un.

_ Avec nous ! les coupa soudainement la prisonnière qui leur avait apporté leurs nouveaux habits.

_ Tania ! grogna Bernard en lui mettant un coup de coude dans les côtes pour la faire taire.

_ Qu’est-ce qu’elle veut encore la folle ? s’emporta alors le milicien.

_ Rien, c’est juste qu’on a eu quatre morts le mois dernier et on manque de bras pour certaines corvées, tenta Bernard sans conviction.

 

Après un long silence pesant, les officiers se laissèrent convaincre. De quelques coups de pinceau, ils peignèrent la lettre A correspondant à leur nouvelle maison sur les brassards des jeunes filles.

 

_  Vous, venez vers moi, on nous a demandé une preuve de votre livraison !

 

Les officiers forcèrent alors Manon à parler dans un micro relié à une immense radio. Sans savoir réellement pourquoi elle déclina son identité dans un grésillement monotone. Elle n’entendit aucune réponse, pourtant Manon eut la conviction que de l’autre côté Garnel l’écoutait. Sans plus attendre, les quatre prisonniers furent alors libérés du bureau des admissions, Manon et Solenne suivant leurs nouveaux collègues jusqu’à la cabane A. Au loin, de nombreux cris se faisaient entendre et une émeute avait l’air de gronder. Manon trainait des pieds essayant de repérer Vikthor et son frère dans la foule, tandis que Tania la pressait.

 

_  Je me présente, je m’appelle Tania Miroir, mais si on n’accélère pas, ours brun pas content, vous danger, répétait-elle sans cesse.

_  Que dites-vous ? l’interrogea Solenne intriguée.

_ Ce que le sang n’a pas pu fait sœur, l’amour s’en est occupé ! s’emporta soudainement Tania.

_ Elle a un don divinatoire, ne vous inquiétiez pas, les rassura timidement Bernard.  

_ Oui et on vous cherche ! Si vous y allez, vous sauvez des vies, mais vous vous mettrez en danger ! ajouta Tania tremblante quand des coups de feu retentirent.

_ Vikthor… souffla Manon en cherchant à le localiser en vain.

_ Quatrième camp, indiqua Tania avec raideur en le pointant du doigt. Suivez-moi.

 

D’un pas décidé, Manon accompagna sa nouvelle amie sans se poser de question. Derrière elle, sa sœur resta plantée dans la neige tandis que Bernard essayait de la convaincre de le suivre jusqu’à leur cabane.

_ On vous y attend. Vous devez passer une petite évaluation avant toute chose, le pressa Bernard.

_ Et ma sœur ? s’inquiéta Solenne en suivant malgré tout Bernard.

 

Au loin, Manon courait presque en direction du camp quatre où le raffut devenait de plus en plus oppressant. Une foule s’était amassée au tour de miliciens dépassés par les évènements. Manon fendit la marée humaine sans écouter les conseils de Tania. Elle fonçait droit dans la gueule du loup.

 

_  Où sont-elles ? Nous mettrons le camp à feu et à sang, si vous ne nous donnez pas de nouvelles !

 

Devant elle, son frère et Vikthor s’agitaient face à des officiers dépassés. Comme pour elle, ils avaient reçu l’ordre de ne pas les tuer. Pourtant, Manon lisait qu’il ne fallait plus grand-chose pour que l’une des jeunes recrues craque sous la pression. Elle avait raison, tandis qu’elle s’apprêtait à rentrer dans la danse, une rafale de balle fusa.

 

_  Nous ne vous devons rien ! grogna un lieutenant en tirant dans la foule tout en prenant bien soin d’éviter Vikthor et Arthur.

 

Sous les yeux ébahis de Manon, des femmes, des hommes, mais aussi des enfants s’écroulèrent dans la douleur. Pris d’un vertige, Manon tituba jusqu’à l’officier en question. Les yeux révulsés par la haine, il était prêt à refaire feu, mais elle avança droit vers lui malgré tout. Comme rechargée d’une énergie qui ne lui appartenait pas, elle se planta droit face à son arme et posa son front sous son canon. Galvanisée par son courage ou par la révolte de sa haine, Manon ne prêta aucune attention à Vikthor ou à son frère qui tentaient de venir vers elle malgré leurs chaines.

 

_  Brisez-moi, lui souffla Manon avec rage.

 

Ce n’était pas l’envie qui manquait au milicien, pourtant s’en comprendre réellement pourquoi, il baissa son arme comme si une conscience l’en obligeait soudainement. Apeuré par le courage de cette jeune femme, il s’en alla presque en courant laissant Manon seule au milieu de la foule désordonnée.

 

Dans un mouvement flou, elle bascula soudainement en arrière sans y prêter attention. En temps normal, elle se serait défendue en se voyant ainsi être encerclée par des bras musclés. Presque absente, Manon mit du temps à reconnaitre Vikthor et Arthur qui l’entouraient avec force face au chaos qui grondait. Mais pour la première fois, Manon lâcha prise. Apeurée par la scène et par sa propre réaction, elle se tourna face à Vikthor pour plonger plus profondément dans ses bras. Là, contre son torse elle se détendit et fit couler ses larmes comme s’il était la seule personne qui pouvait accueillir sa peine. L’un comme l’autre, à cet instant précis, ils se sentirent enfin complets, presque en sécurité. Ils auraient voulu que ce moment dure, mais ils allaient vite être rattrapés par la sombre réalité des Lendemains Sans Peur. 

 

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