Le bois de marbre se mit à résonner, loin de là. Le promenoir suspendu vibra, pas après pas : quelqu’un approchait. Un courant d’air dévala l’escalier menant à la tour de la manufacture, dont la l’immense porte en bois libérait le passage d’un drôle d’homme au tricorne bleu nuit. Sa longue cape éthérée, bleue comme son couvre-chef, se terminait en une série d’engrenages et de leviers apparaissant et disparaissant au gré d’on ne sait trop quoi. Y perdre son regard équivalait à rêver éveillé, le temps de quelques secondes.
— Encore fichue dehors ? s’amusa la voix profonde et chantante de l’homme, qui planta sa canne de platine aux pieds d’Honorine.
L’élève envoya un claquement de doigt d’acquiescement, ne souhaitant pas détacher son attention des automates qui s’affairaient au dernier étage des promenoirs, à des dizaines de mètres plus haut. Leur corps, si on peut appeler ainsi un amas de ferraille noyé dans un nuage de magie bleutée, captaient les rayons de lune comme s’ils les inspiraient à l’aide d’une paille.
L’homme au tricorne se mit à soulever sa canne aux mille rayures et à dessiner des ronds dans le vent; c’était plus pour s’amuser que pour incanter. Le pommeau en bismuth scintillait à chaque mouvement dans la lueur lunaire qui s’engouffrait depuis l’abyssal puits de lumière.
— Tu n’aimes pas cette vieille bornée, n’est-ce pas ? Je te comprends. Je ne l’apprécie pas non plus, s’amusa l’homme en dressant son dos capé face à l’élève. Certains te diraient de te ranger, de réussir coûte que coûte. Mais moi, j’aime bien te voir assise là.
Et pour cause, Honorine était assise sur l’un des huit bancs qui cerclaient la plateforme principale du hall suspendu. Toujours vides en dehors des pauses, s'asseoir seul sur un de ces bancs étaient souvent synonymes d’ennui ou de perdition. Ou des deux. L’homme au tricorne rejoignit Honorine sur son banc, détachant sa cape et dévoilant un uniforme composé de pièces détachées et de lin bleu mat, le tout noué par de la corde et d’élégantes agrafes dans un véritable amalgame de matières opposées. Étrangement, sa couleur resplendissait.
— Nous regrettons tous Dame Siglinde. Profite de ce temps libre pour progresser dans ton deuil.
— Elle me manquera beaucoup.
Honorine comme l’homme à la cape affectionnaient tout particulièrement la défunte pour ses qualités d’enseignante, mais avant tout, pour ses qualités humaines. Malheureusement, ses valeurs l'avaient suivie dans la tombe. La jeune élève voyait encore cette grande femme à l’air timide qui l’accueillait pour son premier jour de leçon avec une boite de biscuits en guise de bienvenue. Désormais, elle n’espérait même pas recevoir une miette de la part de la remplaçante.
— J’ai une drôle de babiole à te montrer, jeune fille. Je me sentais inspiré ce soir, je t’ai confectionné un petit quelque chose.
L'homme au tricorne se leva aussi vite qu'il s'était assis. Honorine le suivit jusqu’à la manufacture, gravissant l’interminable escalier qui les en séparaient. L’aura dorée et vibrante de la jeune fille s’était calmée, laissant place à un esprit simple et contemplatif.
Elle avait déjà visité la manufacture des dizaines de fois auparavant. De jour comme de nuit, sous la pluie comme sous les aurores. Chaque démonstration était différente. Parfois, des volatiles métalliques dessinaient des ronds sous la verrière cristalline, d’autres fois c’était un générateur tout neuf et brillant qui rugissait et expirait une fumée violette. Honorine avait fini par concevoir une phrase pour anticiper ses visite à la manufacture: «à chaque jour son invention».
Cette nuit-là, les rayons de lunes foudroyaient le parquet abîmé à la verticale, avec une intensité telle qu’on aurait volontiers évité de les traverser. L’homme au tricorne ne se posa pas cette question : sa cape éthérée éclata de mille éclats sous la lueur lunaire, avant de se dissimuler à nouveau dans l’ombre marine de l’atelier.
Honorine prenait son temps. La manufacture était un espace gigantesque, le projet de la traverser n’était pas à prendre à la légère. Entre lambeaux de taule, joyaux brisés, tuyaux éventrés et d’autres fumants, pistons, et la myriade de pneumatiques s’amassant partout dans un chaos étincelant, il était impossible d’y repérer un endroit endormi.
— Par là Honorine, viens voir.
L’artisan tenait dans sa main un orbe translucide de la taille d’une pomme, dans lequel un cœur encore plus petit lévitait ératiquement, sans jamais entrer en collision avec la paroi. La sphère dégageait une puissante énergie magique et son socle, posé sur le sol à la manière d’un lutrin, pulsait dans un grondement insondable.
D’un œil attentif, Honorine scrutait l’objet sans ne jamais en saisir l'utilité. C’était comme regarder un mur blanc. On se doute bien qu’on est censé y voir quelque chose, mais quoi ?
— Un catalyseur, pour ton petit talent.
La jeune fille aux cheveux platines approcha un doigt de l’orbe. Elle avait l’impression d’avoir léché son doigt au beau milieu d’un vent d’hiver. C’était cela : son cœur était en mercure. Le froid était nécessaire pour le maintenir solide.
— Que m’as-tu préparé ?
— Un catalyseur, je te dis. Ce petit orbe devrait te permettre de t’améliorer en médecine. Sur les hommes comme sur les automates.
D’un mouvement voleur, Honorine saisit le catalyseur à pleine main. L’objet était si glacial qu’elle craignit les engelures. Son inquiétude fut vite rattrapée par une vive excitation : une puissance électrique la gagnait. Le simple fait de n’avoir aucun blessé sous la main pour s’y essayer fit croître son impatience. Elle n’en montrait rien.
— Merci. C’est un cadeau… formidable.
Ses yeux d’or pétillaient assez fort pour substituer des mots, et elle le savait. L’homme pinça son tricorne, dévoilant ses deux yeux aux pupilles cuivrés. Une étincelle jaillit de son âme. Un claquement jaillit de l’entrée.
Clac. Clac. Clac. Clac.
Les talons de la professeure.
***
— Dame d’Ambroisie, la moindre des choses est de signaler votre arrivée dans la manufacture où chaque entreprise demande une concentration extrême.
— Silence, Sieur Tenailles. La recherche d’une de mes élèves, disparue qui plus est, me vaut un passe-droit. Jeune fille, votre comportement vous vaudra le même sort que celui de Sylvain. Rejoignez de ce pas la salle aux orgues.
— Qu’est-il arrivé à Sylvain ? interrogea Tenailles, en se réappropriant le catalyseur d’une main crispée.
— Vous irez chercher dans les Limbes, souffla d’Ambroisie en quittant la pièce d’un pas inquisiteur.
Lorsque l’immense porte de la manufacture se referma enfin derrière elles dans une pluie d’échardes et de sciure, Honorine projeta de s’enfuir une bonne fois par toutes. La simple idée de rejoindre la salle aux orgues la maintint en place, au cœur du hall suspendu où les rayons de lunes adoptaient un angle de plus en plus en biais. Sa rêverie prit fin quand une main se déposa avec sévérité sur son épaule.
— Vous possédez un grand potentiel, jeune fille. Mais ici, vous êtes à l’académie magique et mécanique, pas chez vous. Si vous souhaitez réussir, tenez-vous en au programme et faites preuve de respect envers la hiérarchie.
— Vous avez abattu un ado, et vous exercez délibérément une pression malsaine sur vos élèves.
Dame d’Ambroisie se figea l’espace d’un instant. De toute évidence, il n’était pas dans son habitude de se faire tenir tête. Sous son caban mauve nuit, sa poitrine s’aéra un grand coup et dévoila davantage les volants de sa chemise blanche.
— Sylvain va bien. A l’heure qu’il est il devrait déjà en être à la cinq-centième marche de son ascension. Le temps d’achever notre leçon d’aujourd’hui, vous le retrouverez dans le hall comme si rien ne s’était passé.
Une étincelle jaillit quelque part, parcourant la peau d’Honorine dans une chaleur piquante. La professeure porta immédiatement une main alerte sur son non-oeil, et pour cause : celui-ci avait engagé une rotation incontrôlable dont le bruit rappelait celui d’une girouette rouillée au milieu d’un ouragan. Par chance, la dame en mauve ne réagit pas davantage et prit les devants pour rejoindre la salle aux orgues. Quoique, à bien y réfléchir, Honorine aurait préféré une confrontation.
Quelques remarques :
« Souvent vides, ces bancs étaient souvent synonymes d’ennui ou de perdition (en dehors des pauses) » : je n'ai pas bien compris, les bancs sont souvent vides en dehors des pauses, ou les bancs sont souvent synonymes d'ennui ou de perdition en dehors des pauses, ou les deux ? Pendant les pauses, on peut s'assoir sur les bancs, mais en dehors des pauses, si on s'assoit dessus, c'est le signe qu'on s'ennuie ou qu'on est perdu ?
« ses valeurs l’ont suivie dans la tombe » : l'avaient suivie (concordance des temps)
Je prends tes remarques en compte et m'en vais les corriger de ce pas. Les erreurs que tu soulèves m'avaient interloqué durant la relecture, je te remercie de m'aider à mettre le doigt dessus.
Petite précision à propos des bancs : ces dernier ne sont occupés que durant les pauses, logiquement, c'est pourquoi je trouvais cela nécessaire de le préciser. Or tu as raison, cette phrase ne fonctionne plus.
Dans mon esprit ces bancs sont tout à fait normaux et reposent sur le grand hall circulaire suspendu. Maintenant, restez libres de vous faire une idée de cette académie (: