La nuit fut brève pour Nathan. Brève et pas particulièrement récupératrice. Une fois furtivement rentré dans la demeure de ses hôtes, il n’y avait pas eu moyen de trouver le sommeil, en dépit de son état de fatigue avancé. Il ne tenait plus debout mais son esprit était tellement maintenu en éveil par les derniers événements, ses préoccupations pour sa jument si loin de lui... qu’il lui était littéralement impossible de fermer l’œil.
Il aurait sincèrement voulu se reposer mais il fallait s’avouer que son coeur était ailleurs. Après les conversations qu’il venait d’avoir, il n’avait plus qu’une seule obsession : s’en retourner chez Hugues et obtenir davantage de réponses.
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C’est pour cette raison que, plutôt que de profiter du confort des draps de son lit une place, il avait décidé de se lever tôt. Ses hôtes étant déjà debout et passer par la cuisine n’étant pas en option, il avait dû faire bonne figure et tenir compagnie à Vorgate et Torlysse une petite demi-heure, le temps de prendre un petit-déjeuner ensemble et les rassurer quant à son état de santé qui continuait à s’améliorer.
Ses obligations sociales remplies, il s’empressa de reprendre le chemin de la ferme où ses certitudes durement acquises au cours des semaines précédentes avaient volé en des millions de minuscules éclats.
Des éclats frustrés qui ne désiraient que se recoller rapidement les uns aux autres.
Arrivé à la ferme, force fut de constater qu’elle était déserte. Personne dans la carrière, pas un cheval ou un poney en vue… pas âme qui vive. Il toqua de nombreuses fois à la porte de la maison mais ses habitants devaient être sortis… Où ils étaient, Nathan n’en avait pas la moindre idée.
Toujours plus frustré, il décida de revenir plus tard dans la journée. Pour l’heure, il se contenterait d’aller faire une promenade du côté du port d’Oasys. Cela représenterait plusieurs heures de marche depuis son point géographique actuel mais cela lui ferait du bien.
Rien de mieux que la marche pour soigner le mental et faire un point sur sa situation.
Au port, il pourrait commencer à regarder les navires et envisager une potentielle échappatoire vers Estcereel. À moins qu’il ne reste sur cette île. Ce ne serait pas un si mauvais compromis, après tout, s’il devait finir coincé dans ce monde.
Ici, il pourrait entamer un nouveau chapitre de son existence. Il y serait libre de son destin et personne n’exigerait de lui de porter sur ses épaules la lourde responsabilité de sauver un monde malade.
* * * * *
« Nous avons encore beaucoup de travail mais oui, les réparations sont désormais terminées. Si tout va bien et que les vents nous sont favorables, j’espère lever l’ancre d’ici une ou deux semaines. Trois, tout au plus, le temps de finir tous nos préparatifs. Si vous souhaitez vraiment nous accompagner, il faudra vous tenir prête à embarquer à tout moment dès la semaine prochaine. »
L’Iceberg ne se confondait pas avec la myriade d’autres vaisseaux actuellement à quai. Le deux mats se tenait fièrement, sa coque fraîchement vernie rayonnant tel un soleil.
Chiara en croyait difficilement ses yeux. Avoir devant elle ce fantôme de son passé la remplissait... d’une joie inexplicable, autant que d’une certaine émotion qu’elle assimilerait probablement à du chagrin.
Cette peine s’expliquait facilement par la perte des êtres chers qui l’accompagnaient lors de sa dernière expédition. Elle ne se rappelait plus de ses compagnons, si ses parents avaient présents ou non… Elle savait simplement qu’elle avait beaucoup perdu.
Malgré cela, l’idée de voguer à nouveau, de sentir la houle, l’odeur salée de la mer... cette perspective ne lui déplaisait pas. Aller au devant des zones d’ombre de son passé l’excitait même follement.
« Merci capitaine, nous nous tiendrons prêts le moment venu. »
Ayant obtenu les réponses dont ils avaient besoin, Manoé et Chiara s’en retournèrent d’où ils venaient, reprenant tranquillement le chemin de la ferme.
« Tu n’entends tout de même pas m’accompagner, demanda-t-elle.
— Et pourquoi pas ? L’idée de te laisser prendre la mer seule ne m’enthousiasme pas particulièrement. Nous avons encore au moins une semaine, cela mérite réflexion. »
Chiara ne sut pas quoi lui rétorquer. Pour la première fois depuis longtemps, elle se trouvait complètement prise au dépourvu, déstabilisée, sans image précise d’à quoi ressemblerait son avenir proche.
« Dis, Manoé… Ce type, celui avec les cheveux bruns, d’un mètre quatre-vingt, qui regardent les bâtiments là-bas et qui a l’air de venir ici pour la première fois… On le connaît non ? Ce ne serait pas…
— Si, c’est bien lui. C’est Nathaniel. Quelle coïncidence de le croiser ici ! Peut-être qu’il se promène. Ou alors, il cherche à s’en aller ? Il n’est pas d’ici, après tout. Ce ne serait pas si illogique. »
Nathan finit par les apercevoir à son tour puis s’approcha pour engager la conversation. En pleine journée et pas accablé par une menace sur sa vie, il avait cette fois-ci le temps de détailler ces deux personnages de la tête aux pieds.
À première vue, les deux avaient une certaine souplesse dans leur démarche. La souplesse d’individus rompus au combat au corps à corps. Les cheveux de la demoiselle, rassemblés en une jolie tresse, lui donnaient une toute autre allure par rapport à la veille. L’allure d’une femme débrouillarde prête à en découdre. Réflexion faite, si elle cherchait à s’enrôler sur un navire, mieux valait avoir une telle apparence.
Une apparence forte.
Une apparence qui ne laisse aucune place pour la vulnérabilité.
Une apparence qui fait face, peu importe la violence des intempéries.
Les traits de son visage étaient aussi durs, aiguisés, traduisant une détermination sans failles, mais ils ne dissimulaient pas totalement la beauté d’un diamant poli d’une main de maître. Quant à sa gentillesse, Nathan n’en doutait pas. Il ne connaissait pas bien la jeune femme mais la douceur de sa voix et sa manière de s’occuper de ses équidés n’auraient su le tromper.
Pour le compagnon à son côté, percer le voile des apparences semblait absolument inaccessible, même pour ce que Nathan considérait comme son sens aigu de l’observation. Il aurait pu repeindre cet homme trait pour trait qu’il n’en aurait pas su davantage à son sujet.
Ami d’une Sentinelle déchue et d’une fille en quête d’identité, sa présence dans ce tableau n’avait rien de sensé. Les cheveux longs, bruns, rattachés en une queue de cheval propre et soignée, les traits reposés malgré une nuit que Nathan savait aussi courte que la sienne, un accoutrement qui ne laissait en rien présager des capacités sortant de l’ordinaire… Manoé n’était assurément pas un adversaire à sous-estimer.
L’espace d’un instant, il se prit à remercier le ciel de ne pas l’avoir positionné en face de lui lors de la rixe qui l’avait opposé à Hugues.
Inutile de faire ce genre d’hypothèses… pourtant, l’issue aurait probablement été tout à fait différente.
« Quel hasard, commença Nathan ! Je ne m’attendais pas à vous trouver ici. Je suis allé jusqu’à la ferme mais il n’y avait personne.
— Pour être honnête, on ne s’attendait à te croiser ici non plus. Tu faisais la promenade journalière ?
— En quelque sorte. Enfin, pas vraiment. Aussi étrange que cela soit, je suis complètement remis de ma mésaventure en Mer Froide. Maintenant, j’aimerais bien…
— Aller de l’avant, n’est-ce pas ?
— Oui. Je ne sais pas encore ce que ça signifie, si l’avenir m’attend à Estcereel, ici ou ailleurs, mais oui. Le port me semblait un bon point de départ.
— Y a un paquet de marins dans le coin qui t’emmèneront jusqu’au bout du monde. Suffit de leur demander. Si jamais, j’en connais quelques-uns, je pourrais t’aider. Réfléchis bien, déjà. Vois ce que tu veux vraiment faire pis reviens nous rendre visite. Tu sais où est la ferme. J’y suis suffisamment souvent pour que tu m’y trouves si tu y passes. »
Nathan hocha la tête. Il prévoyait d’y retourner, dans tous les cas. Ce serait l’occasion de faire une pierre, deux coups.
« Allez, faut qu’on te laisse, Nathaniel.
— Salut, Nathaniel, compléta Chiara, passe quand tu veux ! »
Ils s’éloignèrent alors et le jeune homme fut de nouveau seul, face à lui-même et à ses pensées. Il n’y a rien de plus difficile dans la vie que de ne pas savoir où l’on va. Ne pas avoir de direction claire.
Nathan était dans cette situation précise. Ne sachant plus où il en était, sur un continent étranger, dans un monde qu’on lui avait imposé, sans véritable guide ou ami sur qui s’appuyer, la solitude l’envahissait peu à peu.
Une solitude qui risquait dangereusement de se transformer en dépression si cela devait s’éterniser.
Marchant lentement le long des quais, décomposant chaque pas, il réfléchissait à la dernière fois qu’il s’était senti aussi déboussolé. Il ne se rappelait pas avoir ainsi perdu son cap un jour. À la mort de sa mère, tout s’était enchaîné si rapidement qu’il n’avait jamais trop eu l’opportunité de considérer un autre chemin que celui que Sophie et les autres avaient déroulé devant lui.
Le danger était trop grand pour que quiconque ne se préoccupe de son avis. Aujourd’hui, probablement mort aux yeux de tous ceux qui pourraient le vouloir mort ou sur un trône, un choix s’imposait à lui : rejoindre la route tracée pour lui, suivant son insatiable curiosité d’en savoir plus sur l’Isoria et ses mystères ; ou rester tranquillement caché ici, profiter de sa liberté, et prier Sophie qu’une solution existe pour retourner dans l’Autre Monde.
Arrivé au bout du quai, il s’assit de sorte que l’eau remonte jusqu’à légèrement en-dessous de ses genoux, aplatissant les poils sur ses jambes.
Enfin un peu de fraîcheur, c’est si agréable. Le soleil tape fort dans ce pays, mine de rien.
Il n’eut pas le temps de savourer pleinement cet instant de contemplation des nuances de bleu entre le ciel et l’océan.
« Bonjour Nathaniel. Alors, ta maman ne t’a pas appris à rester mort ? »