Chapitre 10 - Surprises au petit matin [Melchior]

Par Saskia
Notes de l’auteur : Après quelques semaines d'absence, me voilà de retour avec un nouveau chapitre ^^

« Tu sais, ce n’est pas parce que je m’obstinais à garder la tête haute au lieu d’aller pleurer dans tes jupes, que je ne souffrais pas. Mais pour t’en rendre compte, encore aurait-il fallu que tu me regardes vraiment, ce que tu n’as jamais pu te résoudre à faire. Car à tes yeux, un enfant n’a pas vraiment de conscience, n’est-ce pas ? C’est à peine un être vivant. Une sorte de démon qu’il faudrait brimer jusqu’à ce qu’il obéisse au doigt et à l’œil ! Sauf que les enfants aussi, ils pensent et ils ressentent. Et ils n’oublient rien de ce qu’on leur a infligé. »

 

Extrait d’une discussion entre Melchior Cendrétoile

et sa mère, Imogène Cendrétoile, en 1826.

 

*

 

2 heures après le meurtre de Narcisse Pandiorki

15 avril 1821, 04h57 du matin

 

Les nuits de pleine lune, s’il y avait une chose que Melchior détestait encore plus que devoir livrer une personne innocente au Barbares, c’était bien rentrer en ville au petit matin pour découvrir toute une flopée d’immigrés aux yeux emplis d’espoir.

Il avait à peine fait trois pas dans la salle des archives que le spectacle sous ses yeux l’écœurait déjà. Entre le couple de vieux tremblotants qui espérait sans doute profiter d’une retraite paisible avant de trépasser, la mère de famille fatiguée qui serrait ses gamins contre elle comme si sa vie en dépendait, les jeunes travailleurs plein d’entrain affublés de costumes-cravates ridicules avec la mallette assortie, et les quelques blessés semblant sortir tout droit d’un champ de bataille, il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre. Sur chaque foutu visage, ce même regard plein de béatitude, fatigué mais heureux. Comme si cette ville qu’ils avaient tant peinés à rejoindre allait résoudre tous leurs problèmes. Quelle naïveté !

Valdor avait beau se targuer d’être un petit paradis au milieu d’une nature hostile, il n’y avait bien que les étrangers pour y croire encore. Au quotidien, la Capitale était semblable à toutes les autres, avec ses fêtes et monuments incontournables, comme son quartier malfamé et ses secrets planqués sous le tapis. Le fait que les habitants soient parqués dans un lieu reclus du monde et comptés un à un comme du vulgaire bétail, ainsi que la pratique assumée de sacrifices humains, ça auraient dû leur mettre la puce à l’oreille. On n’y était pas plus heureux qu’ailleurs. Et ayant passé sa vie entière coincé dans ce trou à rat, Melchior était bien placé pour le savoir.

C’était en tout cas ce qu’il avait raconté à Zéphyr, quelques lunes plus tôt, quand ils étaient rentrés chez eux après avoir livré une jeune fille apeurée aux Barbares, en compagnie de Dhorvana. Son ami avait alors levé les yeux au ciel en le traitant de privilégié égocentrique. Apparemment, il était mal placé pour juger lesquelles des horreurs perpétrées ici ou ailleurs étaient les pires, et si ça valait le coup d’immigrer ou pas. Melchior n’était pas d’accord avec ça. Il était bien assez intelligent et informé pour se faire une idée de ce qui se passait dans le reste du monde ! Pourtant, il avait finit par s’avouer vaincu quand Zéphyr lui avait demandé s’il aurait préféré que lui-même et sa famille ne viennent jamais vivre ici. Enfin, pour être exact, Melchior avait faillit l’accuser de tricherie et de chantage affectif, parce qu’il ne voyait pas trop le rapport entre le fait qu’il ne pouvait plus se passer de Zéphyr et ses considérations générales sur l’utopie mensongère que représentait cette ville, mais il s’était retenu. Parfois, il était inutile d’avoir le dernier mot.

— … au moins une fois par semaine, et je vous garanti qu’il n’y a jamais de panne !

— Ça alors ! Je n’aurais jamais cru que vous entreteniez le mécanisme de cette manière ! s’exclama Artémisio.

Melchior s’éloigna à la hâte de son collègue et de la Grande Recenseuse. Leur discussion à propos du monte-charge l’ennuyait tellement qu’il allait finir par se pendre s’il restait à les écouter une minute de plus ! Il salua brièvement l’assistante qui notait scrupuleusement les noms des nouveaux arrivants dans un grand cahier, et se dirigea vers la sortie, avant de s’arrêter net en apercevant une silhouette familière.

Là, à demi-caché derrière le Commandant Roderick et la grand-mère de Zéphyr, ne serait-ce pas…

— Oncle Gregorius ?

L’homme moustachu se précipita sur lui pour le serrer dans ses bras avec force.

— Melchior ! Alors, content de revoir ton tonton préféré ?

Le jeune homme se dégagea de son étreinte avant d’étouffer, et observa son aîné avec curiosité. Celui-ci avait prit des couleurs et quelques rides depuis leurs au revoir déchirants dans cette même pièce, quelques années plus tôt, mais se trouver à nouveau devant son doux regard bleu lui réchauffa le cœur.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je croyais que tu ne reviendrais pas à la maison avant des années !

— Eh bien, ça fait dix ans déjà et tu me manquais trop, alors je suis rentré, pardi ! C’est que j’avais beau avoir la belle vie aux Iles Vanité, il faut bien que je prenne des nouvelles de mon cher neveu, de temps en temps !

Melchior esquissa un sourire, partagé entre la joie des retrouvailles et l’amertume d’avoir été abandonné si longtemps. Dix longues années. Une éternité, lui criait son cœur d’adolescent en détresse, forcé de devenir son propre parent à quatorze ans, les véritables adultes ayant tout simplement démissionné de leur fonction les uns après les autres.

Oh, de son oncle, il avait reçu des lettres, bien sûr ! De jolies lettres enrubannées, remplies de description exotiques à propos de pirates et de décors à couper le souffle. Pleines d’encouragements à son égard aussi, lui souhaitant un avenir radieux parmi les Sentinelles. Des lettres qu’il attendait avec impatience au départ, allant jusqu’à les cacher sous une latte du parquet de sa chambre, là où ses parents ne les trouveraient pas, pour être sûr de pouvoir les relire en cachette, les jours de déprime. Puis, il avait grandi et arrêté de les ouvrir. Des lettres n’étaient que des lettres, après tout. Des bouts de papier loin de remplacer une véritable présence.

Au grand déplaisir de Melchior, Roderick vint s’incruster dans la discussion.

— Il va sûrement nous rejoindre chez les Sentinelles, déclara-t-il. Enfin, si Thaddéus donne son accord, mais ce devrait être une formalité avec les deux retraités qui n’ont toujours pas été remplacés. J’ai déjà prévu de lui en toucher un mot demain, pour appuyer sa candidature.

Sans un regard pour son fils, Imogène alla s’accrocher au bras de son mari. Avec sa frêle silhouette, son nez aquilin et ses longs cheveux châtains, elle ressemblait beaucoup à Gregorius. Mais les cernes qui s’étendaient sous ses yeux bleus trahissaient une nuit difficile. Escorter les nouveaux arrivants depuis la ville voisine n’avait pas dû être de tout repos.

— C’est si généreux de ta part ! Je ne sais pas ce que nous ferions sans toi…

Roderick laissa éclater un petit rire gêné.

— Voyons, ma chérie, je n’allais tout de même pas laisser ton frère galérer à chercher un emploi. Il faut bien s’entraider en famille !

Imogène eut un sourire attendri et déposa un doux baiser sur les lèvres de son époux, dans une parodie du couple parfait que Melchior trouva ridicule. Tout le monde savait que Roderick trompait sa femme à la moindre occasion, la discrétion n’ayant jamais été son fort. Imogène s’en était forcément rendue compte, et pourtant, elle s’échinait à faire comme si de rien n’était, continuant à aduler son mari comme un dieu vivant. C’était pathétique.

Semblant soudain se rappeler de l’existence de son fils, elle finit par se tourner vers lui, le dévisageant d’un air froid.

— Espérons que le retour de son oncle adoré encouragera notre cher fils à se comporter en adulte responsable. Jusqu’à présent, il s’est montré déterminé à faire honte à ses parents, qui se sont pourtant saignés aux quatre veines pour lui, mais une nouvelle figure d’autorité lui sera peut-être bénéfique. Je rêverais de ne plus avoir à réparer les dégâts après des coups d’éclats comme celui au marché la semaine dernière…

Melchior serra les poings.

— Pour la vingtième fois, je n’ai pas fait exprès de libérer ces fichues poules, ni de renverser la moitié des étals !

Il reconnaissait volontiers avoir fait dégringoler des dizaines de pommes bien mûres sur un enclos de gallinacés mal fermé, créant une panique générale dans tout le quartier, mais cela n’avait rien d’intentionnel. Il avait juste trébuché au mauvais endroit, trop absorbé par sa filature d’un jeune criminel pour faire attention où il mettait les pieds. Quelques lunes plus tôt, l’étudiant s’était rendu coupable d’effraction en réunion sur une camarade de classe, avec l’aide de deux amis à lui. Melchior s’était déjà chargé de les tabasser et de les faire chanter pour venger leur victime, mais revoir l’une de ces ordures lui avait donné envie de vérifier l’efficacité de sa punition. Depuis que Zéphyr était en deuil, Franz les avait mis au chômage forcé, et il commençait à s’ennuyer ferme, alors pourquoi pas ? Il ne pouvait pas deviner que les choses allaient aussi mal tourner… Et encore moins révéler ses activités secrètes pour justifier sa maladresse.

Imogène leva les yeux au ciel.

— C’est ça ! A t’entendre, rien n’est jamais de ta faute, railla-t-elle. C’est limite s’il ne faudrait pas célébrer les enfants sages et vertueux en érigeant une statue en ton honneur.

Le jeune homme tenta tant bien que mal de contenir la bouffe de colère qui lui montait à la tête. Ce n’était ni le lieu, ni le moment de faire un scandale. Son hypocrite de mère était peut-être douée pour le provoquer, mais il était hors de question de craquer maintenant, pas alors qu’il venait de réussir l’exploit de survivre à une soirée entière en compagnie de son géniteur.

Il prit une grande inspiration et reporta son attention sur Gregorius. Une vision qui lui était plus douce, bien qu’un peu troublante. A présent qu’il avait terminé sa croissance, il dépassait son oncle d’une bonne tête. Pourtant, dans ses souvenirs, celui-ci ne lui paraissait pas si petit…

— C’est vrai que tu comptes t’installer ici pour de bon ? Tu n’es pas juste de passage ?

L’homme moustachu soupira et prit ses mains dans les siennes. Ses paumes étaient étonnamment douces.

— Melchior… Cette fois, je t’assure que j’ai vraiment décidé de rester.

— Promis ?

— Juré, craché !

Désirant croire à sa sincérité, le jeune homme hocha la tête.

— T’as intérêt à devenir Sentinelle alors. Il y a plein de choses que j’aimerais faire avec toi et ce ne sera pas possible si tu travailles ailleurs.

Hors de question de ne voir son oncle qu’à l’occasion, comme pendant son enfance. Maintenant qu’il était enfin de retour, Melchior n’allait plus le lâcher ! Il se voyait déjà s’entraîner au combat avec lui, les imaginait partir chasser ensemble dans la Forêt Barbare, ou arpenter la muraille en se racontant leur vie… Enfin, pas toute leur vie, car certains secrets devaient être préservés, mais il s’en était passé des choses en dix ans qui méritaient d’être partagées. Oh, et il fallait absolument qu’il lui présente Zéphyr ! Pourvu que ces deux-là s’entendent bien…

Gregorius étouffa un bâillement, avant de déclarer, une main sur le cœur :

— Je ferais de mon mieux pour me montrer digne d’intégrer vos rangs.

Melchior faillit lui proposer de reprendre cette conversation plus tard, après quelques heures de sommeil bien méritées, mais en jetant un rapide coup d’œil à sa mère, une idée lui traversa l’esprit.

— Ravi de l’entendre, mais je crains que cela ne soit pas suffisant. Si tu veux obtenir mon pardon, tu devras également obéir à tous mes ordres pendant, hum… six lunes.

— Six lunes ?!

— C’est non négociable.

Son oncle afficha un rictus désabusé.

— T’es devenu dur en affaire, toi. Mais j’imagine que je l’ai bien cherché, alors c’est d’accord. Je ferais tout ce que tu voudras pendant six lunes. Même si tu me demandes de jeter des tomates sur les passants ou autre absurdité.

— Génial. Je sens qu’on va bien s’amuser !

Dans tous les cas, l’air contrarié qu’affichait désormais Imogène valait le détour. Même Iska, la grand-mère de Zéphyr, eut du mal à retenir le rire qui s’échappait de sa gorge, elle qui avait pourtant suivi toute leur discussion sans se faire remarquer.

— Un commentaire à faire ? demanda Imogène, en la fusillant du regard.

Iska haussa les épaules.

— Oh, moi je ne suis qu’une vieille dame qui rechigne à partir à la retraite. Vos histoires de famille ne m’intéresse pas plus que ça…

— Mais bien sûr ! Comme si la plus grande commère de la ville pouvait se retenir de juger tout ce qui se passe ici. Je suis certaine qu’il y a encore des paris en cours sur notre dos…

— Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, rétorqua-t-elle. La nuit a été longue, on ferait tous mieux d’aller dormir.

Melchior sourit à la vieille femme. Avec la vilaine cicatrice qui lui barrait la moitié du visage et ses yeux noisettes qui semblaient lire au fond de votre âme, celle-ci l’avait toujours un peu impressionné, mais il avait fini par s’y attacher. Le fait de tremper ensemble dans des activités illégales depuis presque deux ans avait pas mal aidé, à vrai dire. Les gens n’imaginaient pas de quoi une petite mamie pouvait être capable. Même la plupart de ses collègues sous-estimaient Iska, l’obligeant régulièrement à insister pour garder son poste chez les Sentinelles malgré son grand âge. Pourtant, s’ils avaient su…

 

***

 

2 heures et demi après le meurtre de Narcisse Pandiorki

15 avril 1821, 05h25 du matin

 

Quand Melchior passa la porte de son appartement, il était épuisé, mais de bien meilleure humeur qu’il ne l’aurait cru. Le retour de son oncle était une bonne surprise dont il avait hâte de parler à Zéphyr dès qu’il le reverrait. Il ressentait une pointe de culpabilité à l’idée de retrouver un proche alors que son ami était en deuil, mais avec un peu de chance, cela pourrait aussi lui servir de distraction en cette sombre période.

Le jeune homme retira ses bottes et donna quelques tranches de viande séchée à Voltige qui se jeta dessus avec avidité. La wolpertinger avait pour habitude de chasser ses propres proies de son côté, mais elle ne rechignait jamais devant un petit supplément. Croquant à belles dents dans son cadeau, celle-ci se mit à pousser de petits cris de plaisir en roulant des yeux. Melchior savait pourtant qu’elle avait déjà avalé le triple de son poids dans la journée. Décidément, il ne comprendrait jamais comment un être si minuscule pouvait engloutir autant de viande.

— Allez, bonne nuit petite vorace !

Alors qu’il s’apprêtait à abandonner la lapine ailée dans le salon pour rejoindre sa chambre, la porte d’entrée claqua dans son dos et Melchior se retourna brusquement. Un jeune homme à la peau brune et d’une beauté troublante, visiblement essoufflé, venait de faire irruption chez lui. Zéphyr.

— Qu’est-ce que…

Melchior n’eut pas le temps de finir sa phrase que son ami se jeta dans ses bras et enfouit sa tête dans le creux de son cou. Zéphyr sentait la sueur et la forêt, ainsi qu’une autre odeur non identifiée. De la lavande, peut-être ? Oui, à bien y réfléchir, cela ressemblait beaucoup au parfum dont Jolène s’aspergeait à longueur de temps. Pourtant c’était Zéphyr et non Jolène qui l’étreignait comme si sa vie en dépendait…

Ne sachant quoi faire d’autre, Melchior le berça contre lui jusqu’à sentir sa respiration s’apaiser. Cela faisait des semaines qu’ils n’avaient pas été aussi proches physiquement et il en était quelque peu perturbé.

— Est-ce que tout va bien ? Tu as, euh… refais tes adieux à Cassius ?

— Je n’ai pas envie de parler de lui.

Melchior non plus ne désirait guère converser au sujet du rouquin. Vivant ou mort, Cassius passait toujours avant lui aux yeux de Zéphyr, ce qui avait le don de l’irriter. Pourtant, cette réponse le surpris. Il décrocha son ami de son torse et le regarda droit dans les yeux. Dans ces iris sombres qui lui coupaient le souffle chaque fois qu’il plongeait à l’intérieur. Sauf que là, quelque chose clochait. Le visage de Zéphyr était impassible, aucune larme ne perlait au bord de ses longs cils, et il semblait bien trop en forme pour quelqu’un censé avoir passé la nuit à pleurer son amour perdu au lieu de dormir… D’ailleurs, aux dernières nouvelles, sa sœur était censée lui tenir compagnie. Pourquoi n’était-il plus avec elle ? Ce n’était pas le genre de Shanaé de laisser tomber son jumeau, surtout en de telles circonstances.

— Zéphyr, qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je… voulais te voir. C’est tout.

Le regard de Zéphyr se fit plus intense alors qu’il se posait sur les lèvres de Melchior, dont le cœur s’affola dans sa poitrine. Il venait de comprendre ce que son ami avait en tête et c’était à n’en pas douter une très mauvaise idée. Alors que Zéphyr avançait à nouveau vers lui, réduisant la distance qui les séparait à presque rien, Melchior tenta douloureusement de contenir le désir qui l’embrasait. Il songea un instant à reculer de quelques pas, lui tourner le dos, ordonner la fin de cette folie. Pourtant, il n’en fit rien, restant parfaitement immobile alors qu’un faible murmure s’échappait de sa gorge.

— Zéphyr…

Celui-ci posa un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.

— Je sais. Mais avoue que toi aussi tu en crèves d’envie, pas vrai ?

La main de Zéphyr retomba et ils se dévisagèrent de longues secondes. La question n’était plus vraiment de savoir si, mais quand, ils céderaient à l’inévitable. Sans qu’ils sachent qui amorça le mouvement en premier, leurs lèvres finirent par se rejoindre et Melchior oublia tout. Ne comptait plus que la douceur de cette bouche contre la sienne, leurs souffles mêlés, la main de Zéphyr qui se perdait dans ses cheveux, la caresse de sa langue, le goût de ces lèvres qu’il retrouvait avec délice après des semaines de manque et ne voulait plus jamais quitter, car il n’avait besoin de rien d’autre, c’était évident, le monde entier aurait pu brûler autour d’eux que ça n’aurait pas eu d’importance, parce que Zéphyr était là, entre ses bras, à l’embrasser à en perdre haleine, comme il l’avait déjà fait par le passé à de trop rares occasions, et ce bonheur était trop beau pour prendre fin. Melchior serra Zéphyr plus fort contre lui, se perdant dans les merveilleuses sensations que lui procurait leur baiser… jusqu’à ce qu’un rot sonore lui percute les tympans.

Un peu hébétés, les deux jeunes gens se décollèrent l’un de l’autre pour faire face à une petite lapine cornue qui les observait en se léchant les babines, son repas terminé.

Outré par cette interruption, le visage de Zéphyr se déforma en une adorable grimace, qui provoqua l’hilarité de Melchior.

— Tu penses toujours que c’était une bonne idée de choisir cette énergumène comme Âme-Liée ? Voltige est vraiment dégoûtante quand elle mange.

Melchior rit de plus belle.

— C’est vrai qu’elle a l’art de se faire remarquer au pire moment.

Avec le plus grand sérieux, Zéphyr et la wolpertinger s’affrontèrent du regard, sans que l’animal ne manifeste l’ombre d’un remord. Elle se permit même de renifler avec dédain, avant d’aller se percher sur l’épaule de Melchior en trois battements d’ailes.

— Et possessive en plus, se lamenta Zéphyr. Elle ne peut pas nous laisser tranquille cinq minutes ?

Melchior sentit une douce chaleur l’envahir en repensant à ce qui venait de se produire entre eux. Encore quelques minutes comme ça et il aurait sans doute entraîné Zéphyr dans son lit… Sauf que l’ombre de Cassius planait encore entre eux. Une fois de plus, ils auraient laissé libre cours à leurs désirs au mauvais moment, pour les mauvaises raisons. Il perdit alors son sourire et s’efforça de dire ce qui devait être dit.

— Zéphyr, je crois qu’elle a raison. Il va vraiment falloir que tu arrêtes de me sauter dessus dès que tu as besoin de te changer les idées. On ne peut pas continuer comme ça, c’est…

En face, le regard de Zéphyr s’assombrit.

— Ce n’est pas du tout… Je…

Il tendit un bras dans sa direction avant de se rétracter, mais le geste attira l’attention de Melchior sur les taches rouges sur sa manche. Celui-ci se jeta aussitôt sur lui.

— Attends, tu es blessé !? Où ça ? C’est grave ? Fais-moi voir !

Melchior avait déjà remonté la manche de Zéphyr pour examiner son bras dans tous les sens, sans rien déceler de particulier en dehors de la chaleur que dégageait sa pierre de lune, quand ce dernier le repoussa avec fermeté.

— Ce n’est pas mon sang.

L’inquiétude de Melchior redescendit d’un coup.

— Shanaé ?

— Elle va bien aussi.

— Alors dis-moi ce qui se passe ! ordonna-t-il, juste avant qu’une idée terrible ne lui traverse l’esprit. Non mais attends… Ne me dit pas que tu es parti chasser ?

Tout concordait. L’absence apparente de tristesse chez Zéphyr, alors que s’il y avait bien un jour où il aurait dû laisser éclater son désespoir, c’était celui-là, sans parler de son trop plein d’énergie suspect et de l’état de la gemme à son poignet. Le contexte improbable et son attirance pour lui l’avait distrait un temps, mais Melchior y voyait clair, désormais. Son ami était exactement dans le même état qu’à chaque fois qu’il venait de capturer une âme. Moins empathique que d’ordinaire, mais aussi plus irrité, plus audacieux. De subtiles changements impossible à rater pour qui le connaissait par cœur.

Devant l’accusation, l’air coupable du jeune homme sonna comme un aveu.

— Melchior, je pense que tu devrais t’asseoir pour écouter ce que j’ai à te dire…

Zéphyr tira une des chaises en bois de la cuisine et attendit, l’air sérieux. Cette requête ridicule exaspéra Melchior. Partir chasser seul en pleine nuit était complètement irresponsable et il n’allait de toute évidence pas aimer son récit, mais il ne risquait pas pour autant de défaillir comme une demoiselle en détresse ! Il croisa les bras en obéissant malgré tout.

— Vas-y, qu’on en finisse.

Plus vite cette histoire serait réglée, plus vite il pourrait aller dormir.

— Cette nuit, j’ai volé l’âme d’un homme, lâcha Zéphyr.

Melchior écarquilla les yeux.

— Attends, quoi ?!

Prendre l’âme d’un… Depuis quand cela était possible ? Lui-même n’aurait jamais tenté un truc pareil ! Trop subversif. Même pour lui.

— Tu as bien entendu. J’ai capturé une âme humaine et cela n’avait rien d’un accident.

— Comment, tu… ?

Zéphyr se lança dans un résumé décousu de la nuit : Jolène en pleurs au Jardin des Brumes ; Shanaé rentrant seule après leur cérémonie d’adieu ; Jolène et lui discutant de ce que Narcisse leur avait infligé à l’adolescence, avant d’aller le confronter ensemble ; Mahault qui le traitait de lâche dans les bois ; Jolène fracassant le crâne de Narcisse ; lui qui lui volait son âme.

— Quelle histoire ! commenta Melchior, abasourdi.

C’était la première fois que Zéphyr mentionnait le nom de son agresseur devant lui. Jusque-là, il lui avait toujours dit de ne pas s’inquiéter, qu’il s’agissait d’un homme qui ne faisait plus vraiment partie de sa vie de toute façon. Melchior n’avait pas insisté. Il comprenait le besoin de garder privées certaines informations. Mais maintenant qu’il savait qu’il s’agissait de Narcisse…

Bien sûr, comme tout le monde, Melchior avait entendu parler du scandale entre l’acteur et sa cousine Mahault. A l’époque des révélations, contrairement à Cassius, Zéphyr avait refusé de soutenir l’adolescente et il semblait bien placé pour savoir ce qui ce passait ou pas dans ce théâtre. Le couple avait même été en froid pendant toute une semaine à cause de cette histoire ! De son côté, Melchior avait lui aussi laissé tomber sa cousine, qu’il voyait rarement et paraissait à moitié folle. Se ranger du côté de Narcisse comme le faisait Zéphyr lui avait alors paru tout naturel.

Pourtant, avec le recul, il était évident que Zéphyr avait agit ainsi par peur. Le jeune homme paraissait toujours mal à l’aise en présence de son ancien professeur, et cela faisait des années qu’il l’évitait. Melchior se sentit mal de ne pas l’avoir compris plus tôt. Il aurait vengé Zéphyr et Jolène lui-même, s’ils ne l’avaient pas déjà fait.

— Tu es fâché ? demanda Zéphyr.

— Non.

— Alors pourquoi tu fais cette tête ?

— Quelle tête ?

— Tu sais bien, ta tête des mauvais jours. Quand t’es grognon quoi.

Melchior haussa un sourcil.

— Enfin, c’est pas une critique, hein ! J’ai conscience que c’est beaucoup à encaisser, que j’ai enfreins les lois à un niveau encore jamais envisagé et que…

— Zéphyr.

Celui-ci s’arrêta net, l’air incertain.

— Oui ?

— Tout va bien. Je suis juste… contrarié d’avoir été mis à l’écart. Et inquiet. Et peiné de ne pas avoir compris avant, pour Jolène. Enfin, j’avais conscience qu’elle n’allait pas très bien, mais de là à imaginer que…

Il ne savait même pas qu’elle avait fait du théâtre. Après trois ans de relation, il pensait la connaître, mais il était finalement loin du compte…

— Bien sûr que c’est à elle que tu penses… marmonna Zéphyr, l’air déçu.

— Je m’inquiète encore plus pour toi, idiot.

— Ah bon ?

— Évidemment. Tu cohabites désormais avec l’âme de l’homme qui t’a fait du mal pendant des années et on ne sait pas du tout quelles conséquences ça pourrait avoir sur toi. C’est peut-être dangereux, on n’en sait rien. Il pourrait te murmurer des paroles horribles à longueur de temps jusqu’à te rendre fou, ou un autre truc horrible dans le genre. Tu y as pensé ?

Zéphyr sourit, les yeux brillants.

— C’est mignon quand tu te fais du soucis pour moi. J’aime bien.

Melchior secoua la tête, atterré.

— Et moi je préférerai que tu me consultes avant de te mettre dans le pétrin. Sérieusement, l’un de vous deux a-t-il vérifié que personne ne vous avait vu entrer ou sortir de chez Narcisse ? Réfléchi à un alibi ? Réfléchi à quoi que ce soit en fait ?

Hésitant, Zéphyr ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises avant de répondre.

— Euh, on a pensé à cacher les armes du crime.

— Merveilleux ! ironisa Melchior. Où ça ?

— Dans notre planque secrète. D’ailleurs, j’ai laissé Jolène passer la nuit là-bas, comme elle ne se sentait pas encore prête à rentrer chez elle…

Le cœur de Melchior manqua un battement.

— Toute seule ?

— Oui. J’ai pensé que…

— En laissant tous nos documents à sa disposition dans la pièce ? Et les bouteilles de vin ? Après ce qu’elle vient de vivre ?

— C’est-à-dire que…

Melchior ne prit pas le temps d’écouter ses justifications foireuses. Il remit ses bottes à la hâte, attrapa Zéphyr par le bras, et l’entraîna vers la sortie.

— On fonce là-bas. Pas de discussion !

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Edouard PArle
Posté le 01/03/2025
Coucou Saskia !
Me revoilà, très chouette chapitre !
J'ai beaucoup aimé la réflexion de Melchior sur les arrivées d'immigrés en début de chapitre, c'était intéressant son mini débat intérieur en repensant aux échanges avec Zéphyr. Tu sais que ce thème ne me laisse pas insensible^^ J'espère que tu continueras de l'exploiter par la suite.
Le couple de Zéphyr / Melchior est mignon, les deux sont attachants. J'ai beaucoup aimé l'irruption de Voltige xD Pour le moins inattendue... Je trouve qu'il y a une vraie alchimie entre ces deux personnages, tu écris bien leurs échanges, j'y crois. Toutes les réactions de Melchior aux révélations de son ami sont crédibles, justes.
Cette fin de chapitre remet en lumière les enjeux du moment, à savoir ne pas se faire rattraper après ce meurtre loin d'être facile à dissimuler. Ca promet pour le prochain chapitre !
Mes remarques :
"Melchior avait faillit l’accuser de tricherie et de chantage affectif," -> failli
"et je vous garanti qu’il n’y a jamais de panne !" -> garantis
"les véritables adultes ayant tout simplement démissionné de leur fonction les uns après les autres." couper le tout simplement ? je trouve qu'il alourdit une phrase qui est très percutante
"De jolies lettres enrubannées, remplies de description exotiques" -> descriptions
"dans une parodie du couple parfait que Melchior trouva ridicule" si tu écris -> dans une ridicule parodie du couple parfait, on se doute que c'est Melchior qui les trouve ridicules ?
"la bouffe de colère qui lui montait à la tête." -> bouffée
"— Allez, bonne nuit petite vorace !" virgule après nuit ?
"Pourtant, cette réponse le surpris." -> surprit
"que Zéphyr avait agit ainsi par peur." -> agi
Un plaisir de te lire,
A bientôt !
Saskia
Posté le 01/03/2025
Coucou Edouard !

Oui j'ai cru comprendre que le thème de l'immigration t'intéresse XD Je vais bien sûr continuer d'en parler par la suite !

C'est clair qu'ils ont pas mal de choses auxquelles réfléchir pour brouiller les pistes autour du meurtre XD

Ok, je vais corriger tous ces détails ^^

Merci beaucoup pour ton commentaire !
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