Sygn avait bien appris sa leçon. Durant des semaines, elle s’était appliquée à reconnaître et à noter les vertus, les parfums et les couleurs que prenaient les plantes infusées dans l’eau fumante. Certaines guérissaient les maux inhérents à la saison froide et à ses vents impitoyables, d’autres apaisaient les inquiétudes et enveloppaient d’une lourde et douce couverture les pensées insomniaques. Torunn lui avait montré comment préparer un onguent capable de ressouder des os - pour soigner ton frère, mais elle avait aussi laissé échapper ses propres préférences en matière de tisanes. Parmi les pots en terre qu’elle empilait sur les étagères, il lui arrivait de piocher une poignée de feuilles et de les humer pour le simple plaisir de sentir leur parfum – ou pour celui de se remémorer quelque endroit lointain. Il y avait des essences, des perles de la rosée noire de Svartalfheim, des extraits des plantes les plus fugaces de la forêt. D’autres pots contenaient des mixtures plus obscures. Des mues de libellules parfaitement conservées, de la poudre de sabots de cerfs, des écailles de serpents ramollies dans du venin et de la sève d’Yggdrasil. Torunn prétendait que sur les étagères les plus hautes, reposaient des bocaux emplis de tornades de Jotunheim, de bruits de pas de chat, de miel de guêpe et ds larmes de poissons. Pour ces derniers, Sygn émettait quelques réserves mais elle préférait ne pas contredire Torunn, qui semblait chaque jour un peu plus d’humeur à la confidence ; en témoignaient les boissons, fermentant dans des outres poussiéreuses et qu’elle servait avec de moins en moins de parcimonie.
Si son apprentissage piétinait, Sygn ne perdait pas espoir d’en voir le bout. Les potions, bien qu’elles pussent s’avérer utiles, lui paraissaient bien dérisoires comparées au Grand Fleuve qui courait autrefois dans ses veines et qui lui permettait de projeter les illusions les plus extravagantes dans les esprits. L’échange n’avait pas été très honnête, mais à dire vrai, elle ne comptait pas tant sur les savoirs de sa mère que sur les informations qu’elle laissait échapper chaque soir, bercée dans son siège à bascule, les yeux dans le vide.
Nombre de ses récits concernaient la Lointaine Asgard et les diverses discordes des Dieux. Les trésors qu’ils empilaient dans des salles souterraines, les innombrables méfaits du Vieux Borgne, les susceptibilités des uns et des autres qui avaient conduit à des crises excessives. Leur quotidien fastueux, la trahison de certains de ses pairs devant tant de décadence. Torunn haïssait davantage les Vanes convertis que les Ases, semblait-il. Elle se plaisait à rabâcher que Freya était devenue une catin si vénale qu’elle aurait folâtré avec le plus hideux des Géants en échange d’une piécette, que Skadi avait abandonné leur cause au profit du vaste terrain de chasse des forêts mitoyennes, que Freyr n’était bon qu’à organiser des orgies et que Njörd pouvait bien aller geler avec ses amis les glaçons.
Elle se languissait. La Mort d’Odin ne va donc jamais arriver, geignait-elle souvent. Ensuite, elle se vantait de lui avoir dérober une chose dont l’absence l’assignait à demeure ; elle se moquait d’avance de ses fils qui seraient incapables de reprendre les rênes, de cette sotte de Sif qui pensait qu’il suffisait de se laisser besogner par ce crétin de Thor pour devenir héritière du trône d’Asgard et bien sûr, Torunn fantasmait la chute de ceux qui avaient tué sa sœur. En dépit du brouillard qui persistait, Sygn ne l’interrogeait pas ; c’était juste bon à voir Torunn se refermer aussitôt.
Un soir particulièrement rigoureux, Torunn servit deux larges rasades d’une boisson dorée dans des gobelets en bois. Un goût brûlant mit le feu à la langue de Sygn avant de descendre dans sa gorge. La chaleur s’était lovée contre sa poitrine avant de s’assoupir sur ses genoux, pareille à un chat fatigué. Les mots de Torunn, les sons de la forêt, le bruissement de l’Arbre, tout se confondit peu à peu en une bouillie moelleuse, douce comme une couche rembourrée à en éclater de plumes. La voix de Torunn devint la sienne, et dès lors, Sygn crut plonger dans un rêve. Elle parla, convaincue de se libérer d’un fardeau. Convaincue que ses propres secrets faisaient barrage aux rêves qu’elles ne faisaient plus et que, par conséquent, en les libérant, elle se libérerait elle-même.
Les portes qu’elle conservait closes n’eurent plus besoin de serrures. Torunn l’obligea à les pousser, l’une après l’autre, et à révéler tout ce qu’elles pouvaient receler. Car Torunn n’était pas dupe et savait que Sygn guettait la plus mince issue pour s’y faufiler et déguerpir. Là n’était pas son problème. Torunn cherchait à lui faire avouer quelque chose que, vraisemblablement, Sygn ne lui dit pas.
Le lendemain, la bouche pâteuse et l’équilibre incertain, Sygn se sentait vide. Comme si tous les secrets jusque-là enfouis dans son cœur lui avaient été arrachés. Comme si elle n’était plus qu’une coquille vide, maintenant que Torunn les avait vu.
Les jours qui suivirent, elle s’impatienta à son tour du retour du corbeau. Il obligerait Torunn à livrer ses derniers récits, ainsi que promis. Ces commérages, soir après soir, étaient distrayants mais ne disaient pas l’essentiel. Toutes les questions n’avaient pas encore obtenu de réponses. Sygn ignorait toujours ce que les Nornes avaient tissé sur leur trame pour elle. Ce que signifiait le nom Sigyn prononcé par ce qui ressemblait à de la mégarde. Ce qui était arrivé à Idunn. Ce qui avait conduit Torunn si loin de chez elle.
Ces ignorances laissaient place au ressentiment à l’égard de sa sorcière de mère. Torunn qui n’avait eu aucun scrupule à l’arracher au Grand Fleuve ; à la négliger parce que Siegfried brillait, irradiait et brûlait tous ceux qui posaient les yeux sur lui. Torunn qui l’avait spoliée du peu qu’elle gardait à l’abri. Torunn, qui passait de longues heures à l’extérieur, à flâner dans ses Jardins. Au fil des mois, Sygn avait aussi appris des choses qu’on ne lui avait pas enseigné. La fréquence et la durée des sorties de Torunn en fonction du cycle de la lune et de l’odeur du vent, de l’humidité du sol et de la couleur du soleil, par exemple.
Dans l’ombre de la maison, à l’écart du feu qui faisait fuir les vapeurs les plus concentrées des élixirs, Sygn réalisait son premier arcane hors de tout regard inquisiteur. Une potion de vérité. Efficace, elle l’espérait. La tisane favorite de Torunn, parsemée de quelques gouttes dérobées à une bouteille conservée tout en hauteur, derrière une rangée d’outres d’hydromel que Torunn prétendait meilleur à celui dégusté par les dieux. Sygn s’assura un millier de fois que seul le parfum des plantes fumait à la surface. Torunn ne devait pas se méfier. Elle devait livrer ses premiers récits de son plein gré, sans parvenir à nommer l’instant où ses secrets dévaleraient à leur suite. Elle devait prendre une gorgée et continuer à boire. Ne pas arrêter. Ne pas réaliser. Les serrures ne devaient pas sauter. Sygn ne comptait forcer aucune porte. Elle comptait bien voir Torunn les lui ouvrir et la guider dans ses propres pièces mentales.
La porte de la maison laissa s’engouffrer une nuée de flocons blancs quand Torunn revint. Sygn lui tournait le dos, penchée sur le feu en guettant les premiers signes d’ébullition de l’eau. Sa recette prête, elle guettait le signal : le grognement frigorifié de sa mère au quel elle répondrait avec une tisane fumante. Mais ce moment ne vint pas. Torunn se frottait les mains pour les réchauffer, ce qui fut bien plus efficace lorsqu’elle les frictionna près du feu. Les flammes léchaient gaiement son visage - étrangement souriant.
« Je les ai sentis », murmura-t-elle.
Sygn se figea, et dans un instant de panique, elle renversa sa tisane sur les braises. Qu’avait senti sa mère ? Elle ne sut si l’éclat fou qui dansait dans l’écran noir de ses yeux était celui du feu ou celui de son esprit. Ses visions l’absorbaient. Torunn flottait dans une dimension qui l’écartait de la maison. Sygn en profita pour s’éloigner et rincer rapidement son gobelet.
« Ton frère et ton père, dit-enfin la voix blanche de Torunn. Ils viennent de franchir la barrière. Ils seront bientôt là. »
Siegfried. Siegfried allait revenir. Il serait là pour le dîner. Pour Sygn, il n’y eut plus ni arcane à faire boire ni mystère à élucider. Tout cela pouvait attendre.
« Tu es sûre ?
—Certaine. »
Siegfried revenait. Sygn acquiesçait mollement, doucement, entraînée par un mouvement de balancier que son pouls projetait en avant. Elle enfila un manteau trop grand et s’élança vers l’extérieur. Le froid rugissant lui cingla les joues, le soleil - reflété sur mille facettes de givre l’aveugla. Elle s’enfonça dans la neige qui lui arrivait jusqu’à hauteur des genoux. L’effort lui brûlait les cuisses et les poumons. Le gel lui fissurait les mains et craquelait ses lèvres, mais le brouillard ne vint pas la trouver. Il s’était évanoui sous les congères, commandé par la main de sa déesse. Seule une mince et saine pellicule de brume recouvrait les bois et s’écartait sur le passage de ceux qui ne somnolaient pas dans une grotte ou un terrier. Dans la forêt, sur ce chemin qui l’avait tant de fois avalée pour la recracher plus loin, le soleil se changea en un guide bienveillant, dont l’œil dénonçait les crevasses, et dont le lointain halo réconfortait la peau.
Et c’est baignés de sa lumière qu’ils apparurent. Siegfried, Lazare et Spiegel. Sygn accourut vers eux, bondissant par-dessus les congères, appelant Siegfried par de grandes exclamations qui retentirent dans le calme hivernal. Elle se jeta dans ses bras - qu’il avait de plus forts. La fourrure sur ses épaules lui donnait le port de tête d’un jeune lion. Son frère avait-il un jour était si grand ? Elle ne se souvenait pas d’avoir eu tant à lever la tête pour croiser ses yeux d’azur. Et d’avoir jamais été si écrasée par ses étreintes ? Des tatouages bordaient désormais sa tresse serrée sur le haut de son crâne. D’autres, courraient le long de ses avant-bras. Heureusement, sous un duvet seulement visible à contrejour, persistait la rondeur de ses joues et son expression, placée aux portes de l’insolence par le trait mince de ses lèvres.
« Tu es parti si longtemps, dit-elle, enfouie dans ses fourrures.
— Tu m’as tellement manqué. »
Derrière lui, Spiegel s’ébrouait avec jalousie. La chaleur de son corps lui dessinait une auréole trouble, luisante sur son pelage. Sygn lui ébouriffa le toupet en riant de son soupir agacé.
« J’ai tant de choses à te raconter. Rentrons vite. »
Torunn accueillit le retour de son fils avec une émotion qui fit déborder son regard vairon. Elle le considéra avec une prudence inédite, et ne sembla pas noter le baiser que Lazare glissa sur ses lèvres, ni les denrées - le beurre, le fromage, le sel et la viande qu’il déposa sur la table. Torunn paraissait soudainement petite, vulnérable dans l’ombre de son garçon qui – cette fois la chose était indubitable, avait bel et bien grandi. Attablé, il ressemblait à un ours dans une maison de fées. Et à la manière dont le guettait sa mère, du coin de l’oeil, elle paraissait craindre qu’il ne se comporte comme tel. Siegfried engloutissait la nourriture tandis qu’il narrait ses premières rencontres avec les autres recrues d’Alldhreim. Tenir la hache et le bouclier était devenu une seconde nature, une vocation révélée presque instantanément. Déjà, seulement armé de sa cuillère, il décrivait les mouvements, les parades et attaques qui lui avaient été enseignées. Naturellement, sa cadette buvait ses paroles et se pressait de lui resservir à boire afin que ses phrases ne soient pas ralenties par une bouche asséchée. Elle l’incitait à lui montrer ce que sa besace contenait ou l’étendue de ses tatouages. Elle le questionnait sur leurs significations, sur la douleur ressentie pendant qu’on les lui gravait dans la chair - maux que Siegfried démentit fermement mais que la moue de Lazare trahissait quelque peu.
« Siegfried a fait une très forte impression lors de son arrivée à la Cité, félicita Lazare. Heimdall a d’ailleurs dit, dès ses premiers entraînements, qu’il décelait chez lui l’étoffe d’un Héros. Lui qui, par le passé, en a vu tant ne peut se tromper. »
Et Siegfried se fit une joie de renchérir. D’esquisser quelques mouvements qui, en retombant, firent trembler les pieds de son tabouret. Il ne tarit pas d’éloges en décrivant les allées de la Cité d’Alldrheim, l’élégance du Palais de Heimdall dont les tours d’argent perçaient les nuages. La vie qu’il avait menée n’avait rien à voir avec celle qu’il avait vécue dans la forêt. L’animation de la Ville débordait de ses tavernes, ses échoppes, ses marchés. On y vendait des boissons aux parfums et aux arômes extraordinaires, des étoffes de toutes sortes de couleurs, brodées, tannées, laineuses. Il avait vu des hommes et des femmes capables de dompter le métal à coups de maillets et flammes ardentes, ou de cintrer le bois avec la plus grande adresse, des joailliers avec leurs étals de bijoux et de pierres précieuses venues de Nidavellir, il avait entendu des conteurs narrer des histoires sur les dieux que nul autre de connaissait, des musiciens aux instruments à vent ou à cordes émettant des sons qui l’avaient émerveillé. Il avait senti le parfum de fruits, de légumes et de céréales qui ne poussaient pas dans la forêt, touché les fourrures et les cuirs d’animaux qui n’y vivaient pas non plus.
Lazare s’empara à son tour de la parole pour vanter les mérites de son fils, qui s’était montré acharné et travailleur aux entraînements, ce qui avait suscité l’admiration de nombreux soldats plus âgés ; son fils que les cloques aux mains, les engelures aux joues, les hématomes, les entorses et les crampes n’avaient pas ralenti. Il gageait déjà que Siegfried saurait mieux manier l’épée qu’aucun autre à Alldrheim, bien qu’il montrât déjà un attrait pour le lancer de haches - ce que Sygn réclama de constater de ses yeux. Trop heureuse d’avoir enfin une fenêtre ouverte sur la Splendide Alldrheim, elle continua à interroger son frère et son père sur l’endroit où ils vivaient lorsqu’ils n’étaient pas là. Siegfried parla d’une petite maison à l’écart, dans laquelle reposait un bouclier en bois dont il avait choisi les teintes et les motifs. Sygn lui fit promettre de le ramener, la prochaine fois.
« Tu as rencontré des dieux finalement ?
— Non, pas encore. Heimdall dit qu’ils sont très occupés en ce moment. »
Un silence s’abattit. Trois têtes se tournèrent vers Torunn qui n’avait pas prononcé un mot. Et qui ne fronça même pas les sourcils en entendant ce nom qui la révulsait tant.
« Je me demande bien à quoi, lança-t-elle avec légèreté.
— Sans doute cela a à voir avec la prophétie de Siegfried, supposa Lazare en avalant une nouvelle cuillère de bouillon.
— C’est sûrement pour ça, oui, gloussa Torunn. Et comment va ce brave Heimdall ?
— Il est assez bizarre, ces temps-ci et… Toi. Tu sais quelque chose. »
Du pied, Torunn repoussa le sol et écouta quelques secondes le sol grincer sous la bascule. La tête dodelinant, elle échappa un rire d’enfant.
« Sygn et moi avons reçu une bien heureuse visite pendant votre absence. Un petit oiseau est venu et nous a chanté sa chanson. »
Lazare s’impatienta - chose qui lui arrivait peu, en dépit de la folie latente de son épouse. L’état de Heimdall devait le préoccuper et ce, depuis un long moment.
« Odin va mourir.
—Sygn ! Tu as gâché la surprise !
— Odin va mourir ? répéta Lazare, incrédule.
— L’un de ses corbeaux est venu nous apporter un message et… et c’est ce qu’il disait. »
Le monde semblait s’abattre sur le pauvre Lazare. Répétant les mots, il peinait à en prendre la pleine mesure. Les Dieux pouvaient mourir, c’était un fait que tous connaissaient. Mais que cela concernât le Roi des Dieux en donnait une tout autre tournure.
« Ce cher Heimdall craindrait-il d’être le prochain ? se moquait Torunn.
— C’est un dieu bienveillant, s’opposa soudainement Siegfried en haussant la voix, blessé par les moqueries. Il protège la cité. Il n’a rien à voir avec ce que tu nous as toujours raconté. Il n’y a pas de cris, pas de coups, pas de malheurs sous son règne. Tu te trompes. Il connaît tout d’Yggdrasil et pour autant, il ne se croit pas supérieur à nous, c’est faux. Il se rend chaque jour dans les rues, il exauce les prières. C’est un dieu juste, un dieu bon. C’est cruel de te moquer de lui ainsi que tu le fais ! »
Torunn retroussa le nez dans une expression dégoûtée.
« Il t’a attrapé bien vite, mon fils.
— Cela suffit, Torunn. S’il te plaît. Vous deux, finissez votre assiette et montez vous coucher, exigea Lazare. Siegfried a eu une longue journée de voyage, Sygn. Cesse de le harceler et laisse-le se reposer. »
Lazare tenta par la suite d’adoucir les mœurs par quelques banalités, mais il était trop tard. Le feu crépitait mais c’est le vent glacial, dehors, que l’on entendait le plus. Le repas fini, Torunn se retira dans leur chambre sans un regard à son époux ou à son fils. Lazare lui emboita le pas.
Siegfried le suivit des yeux et fixa la porte jusqu’à l’entendre claquer et que surviennent les prémices d’une dispute. Quelques secondes passèrent avant qu’il ne se retourne vers sa sœur. Sur le ton de la confidence, il enjoignit Sygn à le suivre.
Et naturellement, elle ne se fit pas prier. Tous les trésors, toutes les excentricités d’Alldrheim décrites par Siegfried n’en avaient effleuré que la surface. Il devait avoir vu bien d’autres choses, entendu bien des secrets qu’il ne pouvait pas mentionner sous le joug parental.
Une fois dans leur chambre, Siegfried se saisit d’une craie et - enfin - compléta la carte dessinée sur le plafond. Pour placer Alldrheim, et reconstituer la route à emprunter, il dût étendre les contours jusqu’au coin du mur. D’un trait irrégulier, il esquissa les remparts, marqua le palais de Heimdall d’une croix, et repéra les principaux obstacles sur le sentier qui y conduisait. Ce n’était guère précis, mais Sygn supposait que cela devait suffire pour s’y retrouver. Sans le sortilège de Torunn, la route avait tous les airs d’un jeu d’enfant.
« Est-ce que… est-ce c’est vrai, ce que tu as dit tout à l’heure ? Sur Heimdall ? demanda doucement Sygn.
— Maman se trompe, je te l’assure. Heimdall n’est pas mauvais. Les Dieux n’ont jamais voulu de mal à personne. Ils ont été piégés par les Sorcières. Ce ne sont pas eux, qui ont attaqué les premiers. Ils se sont seulement défendus. »
Sygn l’écoutait mais quelque chose sonnait faux. Était-ce Siegfried qui avait été corrompu par Heimdall ou bien elle qui avait été empoisonnée par les paroles venimeuses de Torunn ? Deux camps, deux versions accusant l’autre et aucun arbitre. Comment ce dieu si bon pouvait-il avoir un lien avec la mort d’une de ses semblables ? Ou d’une quasi-semblable, puisque lui était Ase, et Idunn, une Vane. Sa bonté ne se limitait-elle qu’à sa race et à celles qui ne le menaçaient pas ? Jusqu’où allait sa tolérance aux offenses ? Sygn n’eut pas le courage de nuancer les propos de son frère. Elle était trop heureuse de le revoir et pourtant, trop peureuse à l’idée de constater l’écart qui s’était creusé entre eux durant l’année.
« Je voulais te parler de quelque chose qui s’est produit là-bas, confessa Siegfried. C’est de ça que je voulais te parler sans qu’ils nous entendent. En fait, le jour où nous sommes partis, il y a eu plusieurs choses bizarres. Déjà, avant que nous n’arrivions, on ne voyait pas encore les remparts, Papa m’a demandé de ne pas parler de toi, là-bas. À personne.
— Pourquoi ?
— Il a dit que c’est parce que Heimdall n’aime pas les Sorcières.
— Donc ça, ce n’est pas seulement dans la tête de Torunn, nota Sygn en espérant faire tiquer son frère.
— Je pense que c’était pour te protéger mais… je ne sais pas. Ca avait l’air très important. Vital, presque. Je veux dire, même aux autres, je n’ai pas eu le droit de dire que j’avais une sœur. Alors que tu pourrais juste être une fille normale. Sans pouvoirs. Comme j’aurais voulu leur raconter comment tu fais apparaître des dragons et…
—Je ne peux plus le faire, le coupa Sygn avec un sourire affaissé.
Suite à quoi, elle résuma le déroulé des derniers mois. Torunn qui l’avait arrachée au Grand Fleuve, les sommeils froids et dénués de rêves qu’elle endurait depuis, sa rencontre avec la reine des abeilles (qui laissa Siegfried plus que perplexe), les potions, les onguents, les arcanes qu’elle lui avait appris dans le seul but de le protéger, lui. En revanche, elle occulta l’Historie sombre des Ases et celle des peuples d’Yggdrasil qu’ils avaient annexé sous les ordres d’Odin. Siegfried ne l’aurait pas cru. Il n’aurait pas envisagé d’accepter l’idée. Enfin, elle détailla l’épisode du corbeau.
« De quoi Odin peut-il être en train de mourir ? Penses-tu que ça peut-être le méfait du dieu fourbe Loki ? »
Sygn fronça les sourcils. Siegfried avait adopté les réflexes des dieux, si on en croyait les récits de Torunn. Le dieu fourbe devait posséder deux cornes. Non pas celles d’un diablotin mais plutôt celles d’un bouc. Un bouc émissaire.
« Non, je ne pense pas qu’il ait quoique ce soit à voir avec ça. En fait… Tu vois, la sœur de maman qui est morte. C’était la Déesse Idunn. La déesse aux pommes de jouvence.
—Comment… Elle te l’a dit ?
— Oui. Elle est morte il y a longtemps. Je ne sais pas quand, mais ça remonte à avant qu’on naisse. Alors, s’il n’y a plus de pommes, les dieux vieillissent et un jour, ils meurent.
—Oui… ça fait sens », reconnut Siegfried.
Il ruminait un peu. Il ne devait pas lui être plaisant d’accepter ses nouvelles idoles comme des êtres de chair et de sang, soumis aux caprices de la puissante divinité qu’était celle du Temps.
« Il y a eu autre chose quand nous sommes arrivés à la Cité, reprit-il. Quand on était petits, tous les deux, il y avait un cauchemar que je faisais régulièrement. Enfin, ce n’était pas vraiment un cauchemar, mais il y avait cette horrible créature que je voyais souvent.
— Tu ne m’en as jamais parlé.
— Cela fait des années que je ne l’ai pas vue en rêve. Mais à la Cité, lorsque nous sommes arrivés, elle était là. Elle était là. Réellement. Et c’est là que je me suis souvenu des cauchemars. Elle était là et Heimdall se tenait à ses côtés.
— Qui était-ce ? Tu penses que c’était une déesse ?
— C’est là que ça devient encore plus étrange. J’ai demandé à Papa. Et il a cherché longtemps à m’éviter après ça. Mais il a fini par répondre. Il a dit que ça ne servait à rien de me le cacher, que je finirais de toutes manières par l’apprendre parce qu’elle revient chaque année et qu’il préférait que je sache plutôt que de participer aux ragots qui circulent à son sujet. Il a dit qu’elle s’appelait Lopten. Que c’est une sorcière et que chaque année, elle se présente à Heimdall. Elle passe une journée à la Cité, d’ailleurs Papa l’a escortée tout du long, et elle s’en va, jusqu’à l’année suivante.
—Une sorcière… Mais je croyais que les dieux et les…
— Je sais. Et ce qui rend la chose incompréhensible, c’est que Heimdall n’avait vraiment pas l’air serein de la recevoir.
— Je me demande vraiment ce qu’elle vient faire là-bas. Elle n’a que faire de cette Cité ! »
Sygn assimilait toutes les confidences de Siegfried en tentant de résoudre avec lui l’énigme Lopten. Pour le moment, elle ignorait quoi, mais il y avait quelque chose de capital là-dedans. Lopten, cette sorcière capable de franchir les remparts d’une Cité qui semblait avoir été construite pour l’en empêcher. Que faisait-elle avec Heimdall ? Elle n’était pas une amante, à moins que la nervosité du dieu ne fût qu’un masque dédié à la duperie. Cette sorcière… était-elle une traîtresse, comme l’étaient les Vanes décrits par Torunn ? Si tel était le cas, pourquoi nécessitait-elle une escorte si rapprochée ? Heimdall devait douter de sa nouvelle loyauté. Mais si elle avait rejoint le camp d’Asgard, elle inspirerait autant de révulsion à Torunn que ne pouvaient s’en targuer les dieux. C’était la seule déduction que Sygn pouvait se permettre. Tout le reste n’était qu’Hypothèse, une sirène bien trop séduisante dont il fallait se méfier. Et si c’était Heimdall qui avait rejoint le bord adverse et qu’il refoulait les sorcières pour duper Odin ? Elle en doutait. Quel intérêt pour lui ? Mais cette Cité… Sygn mit le doigt dessus. Lopten devait convoiter quelque chose qui se trouvait à Alldhreim. Un trésor, un renseignement. Quelque chose la ramenait chaque année à cette cité dont elle n’avait cure. Elle convoitait… ou alors on la tenait par quelque chose. Avec si peu de renseignements, Lopten pouvait aussi bien être une chienne loyale qu’une louve que l’on tenait en laisse.
« Tu es parti l’hiver dernier.
— Elle ne va pas tarder à revenir, compléta Siegfried, qui connaissait assez sa sœur pour deviner ses intentions. Mais tu ne peux pas venir à la Cité. Tu dois en rester éloignée à tout prix.
— Torunn doit le penser aussi, puisqu’elle a ensorcelé la forêt pour que je ne puisse pas en sortir. A moins… »
A moins de monter sur le dos de Spiegel et de quitter cet endroit au galop. C’étaient les mots de Torunn.
« Laisse-moi y réfléchir jusqu’à demain, dit Sygn en s’étirant sur sa couche.
— Il faut aussi que je te dise… Nous repartons dans quelques jours. Peut-être dans deux ou trois.
—Déjà ?
— Heimdall veut que Papa veille sur la Cité durant son absence prochaine. Il a prévu de voyager, je crois.
— Pour les funérailles d’Odin.
—Sans doute. »
Le casse-tête était tel qu’il parvint à détourner Sygn de la tristesse. Siegfried allait repartir, déjà. Mais le jeune homme qui se tenait assis sur l’autre lit n’était plus exactement son frère. Il était différent. Ses mots et son apparence avaient changés. Cet homme-là, elle le regrettait moins que son grand frère, dont elle avait anticipé la perte, l’année précédente.
Ainsi préféra-t-elle se détourner de cette fissure pour se consacrer à l’énigme. Le doute ne la quitta pas de la nuit. Qui était cette créature que Siegfried décrivait avec tant de dégoût ? La prochaine occurrence n’allait pas tarder. Il y avait quelque chose, avec cette sorcière. Une autre sorcière qui, certainement, devait en connaître autant que Torunn et qui, peut-être, serait plus encline à parler. Alors, dès que les ronflements de Siegfried couvrirent le souffle délicat de la brise, Sygn quitta les couvertures et décida de mettre en application la résolution qu’un présage avait retardé. Dans les ténèbres et sur la pointe des pieds, elle réalisa la potion de vérité qu’elle comptait plus que jamais faire boire à Torunn. Le lendemain, dès son retour des Jardins. Pas un jour plus loin. Oui, elle y était déterminée.
Cependant, Torunn, fidèle à ses habitudes bafoua ses plans. Le sommeil l’avait également rejetée de sa couche. Les cheveux grisonnants en pagaille, son bec de lièvre relevé sur une bouche pâteuse, elle rejoignit sa fille, penchée au-dessus du feu, avec la précaution flagrante de ceux qui complotent.
« Que fais-tu à cette heure ?
— Rien, sursauta Sygn. Enfin, comme toi, je suppose. Je n’arrive pas à dormir. Le retour de Siegfried… je ne pense qu’à ça et ça m’empêche de fermer les yeux.
— Que prépares-tu là ?
— Une tisane. Rien de plus. Tu en veux ?
— Sers-m’en. »
Sans mot dire, Torunn se laissa tomber sur son siège à bascule, suivant les gestes vacillants de Sygn. L’odeur du thym masquait assez bien le parfum pourtant entêtant de l’élixir dissimulé. Pour une première, ce n’est pas si mal. Dès qu’elle eut le gobelet dans les mains, Torunn le but d’une traite. Cette potion de vérité, c’était peut-être bien ce qui lui avait manqué. Faute de courage, elle céderait ses secrets les plus terribles sous cette douce force qui adoucissait sa langue et réconfortait son cœur.
« Tu t’en es bien sortie. Avec cette tisane. Je crois que tu as eu raison de la faire. Cela nous fera du bien, à toutes les deux.
Torunn se resservit une autre rasade sous la mine interdite de Sygn, prise en flagrant délit.
« J’avais promis de te parler d’Idunn quand sonnerait la mort d’Odin. C’est une promesse que je n’aurais probablement pas tenue. Avant que tu ne te défendes d’avoir mis quoi que ce soit d’autre que du thym dans cette eau, saches que je suis fière de toi Sygn. De la femme pugnace que tu deviens un peu plus chaque jour. »
La Déesse des bois se dandina dans son fauteuil, appréciant pour une fois le monticule de peaux que Lazare avait un jour disposé sur l’assise. Le feu réconfortait ses pieds glacés mais consumait le peu d’entrain qui lui restait. Sygn consentit à s’asseoir sur le banc, silencieuse et attentive. Torunn semblait s’en réjouir. L’histoire qui avait réduit son cœur à un bloc de cendres méritait un auditoire concentré. Ainsi, elle débuta :
« Dès lors qu’Odin nous a enlevées, Idunn a tout fait pour me protéger. Elle a cédé ses dons aux caprices des asgardiens. Ils se goinfraient comme des porcs de ces pommes qu’elle cultivait dans ses Jardins. Ils étaient rustres, ingrats. Ils se comportaient comme si tout leur était dû. Comme si ces pommes leur revenaient de droit et comme si les leur offrir constituait un privilège. Tous les fils du Borgne peuvent être maudits. Tous. J’espère qu’ils agoniseront, impuissants, moqués, humiliés avant d’être oubliés.
Idunn m’a montré comment entretenir les pousses les plus fragiles, elle m’a appris tout ce que je sais et tout ce que j’ai tenté de te transmettre. Elle avait une patience et un amour pour ces plantes qu’une mère ne saurait avoir pour ses enfants. Chaque fois qu’elle se rendait dans ses grandes allées de pommiers, elle retrouvait l’insouciance qui était la sienne à Vanaheim.
Torunn détourna ses yeux du feu. Son cœur s’emballait mais sa fierté l’empêchait d’exploser.
« Nous ne vivions pas si mal à la périphérie d’Asgard. Après quelques années à nous considérer comme ses animaux de foire, je crois qu’Odin s’est lassé de nous. J’avais été le monstre suffisamment longtemps pour que ma difformité cesse de les impressionner. Nous tourmenter ne lui apportait plus la satisfaction des débuts. Il se mit même à détester Idunn et tous deux conclurent qu’il valait mieux pour chacun de s’éviter. Idunn n’était plus la gamine qu’il avait arraché à son foyer. C’était une Vane consciente de la valeur de ses dons et le Vieux n’appréciait pas se le voir rappeler. Alors, durant plusieurs dizaines d’années, Idunn allait cueillir ses pommes, les déposait par paniers devant chaque halle d’Asgard afin que personne n’ait plus de raison de s’approcher d’elle. De nous. Nous recevions encore la visite de certains Vanes mais je crois… je crois qu’Asgard a brisé notre communauté. Ca n’était plus pareil et Idunn n’aimait pas les faux-semblants. Elle s’est prise d’affection de l’un ou de l’autre mais il ne me semble pas l’avoir vu aimer qui que ce soit à la manière dont on l’attend d’une femme.
Je crois… je crois que c’est ce qui a déplu aux Asgardiens. Plusieurs Vanes ont été domptés par le mariage, mais Idunn ne savait que trop bien se rendre détestable lorsque le sujet l’approchait. Et tant qu’elle fournissait ses pommes sans causer de problèmes, à quoi bon l’y forcer ? devait se dire Odin. »
Torunn sentait sa langue se délier. Un nœud à la fois. La tisane embaumait son esprit, si bien qu’elle se fichait que ses mots furent seulement pensés ou prononcés. Tant qu’ils ne pesaient plus sur elle.
« Un jour, je me suis absentée de notre maison. Je ne saurais plus te dire pourquoi. Ca n’a pas d’importance. Plus maintenant. Quand je suis revenue, Idunn était assise devant le feu, au milieu d’une pagaille sans
nom. Les pichets qu’elle adorait décorer de fleurs séchées, ses petites boites de friandises, ses plats à tartes, tout était renversé brisé comme si un ouragan avait été libéré à l’intérieur. La nappe qu’elle avait brodé de perles était chiffonnée et avait été déchirée par des griffes. Elle avait dû être tirée et des empreintes de terre s’y étaient imprimées. Idunn ne m’a pas regardée, elle ne m’a pas parlé. Elle ne m’a plus jamais regardée ni parlé, après ce jour-là, en fait. Ses joues dégoulinaient de khôl. Ses lèvres et ses mains tremblaient et… Et c’est là que j’ai vu. Le jupon de sa robe, relevé sur ses cuisses. Et entre ses jambes, du sang. Pas… Pas beaucoup, juste un peu. Mais du sang qui n’aurait pas dû être là. J’ai voulu prendre ses mains dans les miennes mais elle s’est aussitôt mise à pleurer et à crier. Entendre son nom ou ma voix ne servait à rien, elle ne m’entendait pas. C’est comme si c’était son fantôme qui se tenait dans la maison.
Les jours suivants, j’ai essayé de lui parler, de la réconforter. Mais même ses jardins n’y parvenaient pas. Elle ne voulait plus y aller. Elle fixait le vide sans les voir. Elle ne mangeait plus, ne buvait plus. J’ignore si elle dormait encore. Bien sûr, j’avais compris ce qui lui était arrivé. Et jamais je n’ai éprouvé une telle colère. J’aurais pu mourir pour la ramener parmi les vivants. J’aurais scellé des pactes, j’aurais épousé n’importe lequel de ces monstres, j’aurais remonté le temps pour me trouver à sa place, si j’avais pu. Je me suis haïe de ne pas avoir été là. J’aurais dû être là. Ce qui était arrivé était ma faute. Et jamais elle n’a pu dire ou me désigner qui lui avait fait ça. Qui. Seulement un nom. C’est tout ce que je lui demandais, tu comprends ? Un nom, puis le silence pour une éternité si tel était son prix.
Idunn ne parlait plus. Elle pleurait, criait et convulsait de temps à autre mais rien de plus. Alors, j’ai cherché à le découvrir seule. Je me suis rendue chez les Ases, j’ai interrogé les Vanes mais personne n’avait rien vu. Tous ces chiens se serraient les coudes. En dernier lieu, je me suis présentée à Heimdall, dont tous vantaient l’incroyable Vue. Celui qui voit-au-delà, cracha Torunn, mâchoire serrée. Celui qui voit au-delà mais dont la queue reste entre les pattes. Il a vu, Sygn. A l’heure où je te parle, ce monstre sait qui a violé ma sœur. Qui lui arraché toute sa lumière. Mais ce sale lâche… Ce sale lâche n’a pas parlé. Il l’a juré à Odin. Odin le lui avait fait promettre, qu’importe ! Je gage que son silence lui a valu cette maudite cité qu’il dirige aujourd’hui ! »
Le poing serré sur sa coupe, Torunn retenait une tornade dans sa gorge.
« Et… Qu’est-il arrivé, ensuite ? s’aventura doucement Sygn.
— Un jour, j’ai cru voir Idunn retrouver un semblant d'aplomb. Je l’ai vue se lever et marcher droit vers ses Jardins. Je n’ai pas voulu l’accompagner car je ne voulais pas risquer de l’entendre hurler à nouveau. De tout mon coeur, j’ai cru qu’elle reviendrait apaisée de sa balade. Je préparai le thé qu’elle préférait et je m’essayai même à faire un gâteau que je me voyais déjà partager avec elle, à son retour. Il aurait trop cuit, aurait été dur comme la pierre, et elle, elle aurait ri de ma tentative ratée. Je croyais que j’entendrais de nouveau son rire. J’avais fait tant de mal que je l’ai laissée seule. Je croyais… je croyais que cela lui ferait du bien de sentir l’air frais sur son visage et le parfum des fruits. »
Torunn tira ce qui lui restait de tisane.
« Quand je l’ai retrouvée, elle était pendue au bout d’une corde qu’elle avait enroulée à la branche de son arbre favori. »
Sygn retint jusqu’à sa respiration. Elle regretta sa potion. Elle se détestait d’avoir forcé Torunn à prononcer ces mots qui la blessaient tant. De lui avoir arraché ses secrets, à elle. Il était bien trop tard pour ce genre de remords puérils.
« C’est une vision que je n’ai pas supportée, finit Torunn, les yeux embués. J’ai mis le feu à ses maudits Jardins et j’ai quitté Asgard quand il n’en restât plus que des cendres. »
Son fauteuil grinça sur le plancher.
« Mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir mis le feu à toute cette Cité. Qu’importe qui avait commis quoi. Leur silence entendu, à tous, a autant tué ma sœur que celui qui l’a agressée. »
Sygn sentit la honte qui lui flamba les joues. Elle n’osait plus regarder Torunn. Elle l’avait trahie d’une manière démesurée en lui arrachant pareils aveux.
« Je te demande pardon.
— Pourquoi, pour ça ? Cette tisane n’était pas si mauvaise.
— Je n’aurais pas dû te forcer à parler de ça.
— Je t’avais promis de le faire. J’ai bu cette potion en sachant ce qu’il y avait dedans.
— J’étais en colère. Je le suis toujours et j’ai cru trouver un moyen de l’apaiser.
— La vengeance apaise bien plus que les dieux ne tenteront de le faire croire. Ils prétendent que la vengeance n’est pas salvatrice car ils craignent tous ceux à qui ils donnent des motifs de vendetta.
—Je suis vraiment désolée pour ce qui est arrivé à … à Idunn.
— Mais ce n’est pas pour cette histoire que tu as voulu me faire boire cette potion, n’est-ce pas Sygn ? »
A ce timbre doucereux qui était celui de Torunn, Sygn comprit qu’il était inutile de compatir avec elle. La plaie de Torunn saignait et elle saignerait éternellement. Des excuses larmoyantes ne changeraient rien.
« J’ai… j’ai besoin de savoir des choses.
— J’avais promis répondre à tes questions jusqu’au retour du Corbeau de Tanagra. Je t’écoute.
— Tu m’as séparée du Fleuve. Tu m’as pris tout ce dont j’étais capable. Tout ce que j’avais, tout ce que je gardais. Pourquoi ?
— Le Fleuve t’aurait emportée, tu n’es pas assez forte pour le maîtriser. Je veux seulement te protéger.
— Mais de quoi ? De qui ? Je ne suis personne, je ne suis plus rien !
—Tu n’es pas rien, Sygn.
— M’as-tu pris tout cela pour être certaine que je ne risquerais pas de devenir sa rivale ni même la tienne ?
—C’est ce que tu crois Sigyn ? Que tu es si puissante que tu en menacerais le destin de ton frère ou le mien ? Ne sois pas stupide. »
Torunn agitait doucement son gobelet pour en remuer le contenu. Soudain, Sygn se sentit profondément jalouse de son apparente sérénité. Autant qu’elle avait éprouvé de la culpabilité à s’être vengée. Les maux de Torunn s’épanouissaient dans son cœur, désormais.
« Dis-moi, implorait-elle. Dis-moi quel est ce nom. Dis-moi ce que les Nornes ont vu. Dis-moi ce qu’elles ont tissé sur leur trame. Je veux le savoir. C’est tout ce que je veux savoir.
— Sigyn est le nom que ton père a choisi, répondit froidement Torunn. Quant à ce que les Nornes t’ont tissé, tu ne me croirais pas. Je ne suis pas certaine de le croire moi-même.
— Mais tu l’as vu de tes yeux, n’est-ce pas ?
— Non. Les Nornes n’ouvrent pas leur Observatoire à tout le monde. Rares sont ceux qui jouissent d’un tel privilège. Je ne connais qu’une seule personne qui le possède, en fait.
— Quel est son nom ?
— Lopten. »
Lopten.
Evidemment. Lopten. Les dieux retenaient les Sorcières, Vanes, Jötnar, Elfes blanches ou noires, Géantes ou Naines, peu importait leur origine pourvu qu’elles disposent d’un don auquel ils ne pouvaient prétendre. Idunn avait vendu ses pommes contre la vie sauve de Torunn. Et Lopten ? Qu’avait-elle échangé ?
Enfin, Torunn quitta le feu des yeux. Enfin, elle baissa les armes et céda au charme de la potion de vérité, dont elle buvait son troisième gobelet.
« Lopten m’a dit que tu n’apparaissais pas sur le tissage des Nornes. »
Sygn aurait aussi bien pu recevoir une gifle ou avoir heurté de plein fouet un mur invisible.
« Qu’est-ce que… qu’est-ce que cela signifie ?
— Que les Nornes n’ont rien en réserve pour toi. Qu’elles t’ont oubliée. Que tu n’es pas censée exister. Qu’est-ce que j’en sais ?
— Lopten… C’est elle qui t’a dit pour Siegfried.
— Oui.
— Mais pour moi, elle t’a menti… Comment …
— Oui, elle m’a peut-être menti. Nous nous sommes querellées autrefois, et peut-être a-t-elle menti pour me tourmenter.
— A quel sujet vous êtes-vous disputées ?
— N’as-tu pas suffisamment pillé mes secrets pour ce soir ?
— Et Lopten ? Que fait-elle à la Cité ? Qu’échange-t-elle contre ses connaissances de la Trame ? »
Sygn avait encore une infinité de questions urgentes. Elles se pressaient toutes dans sa tête, mais l’attention de Torunn ne lui appartenait plus. Pour cause, dehors, sur le rebord de la fenêtre, une ombre venait de se poser. Son bec claquant contre la vitre. Sa couronne d’orbes noires, brillant sur son crâne.
Le corbeau de Tanagra était revenu.
Le Vieux Borgne était mort.
L’heure des questions venait de passer.
Pour Sygn, celle du départ venait de sonner.
Siegfried est devenu tel qu'on l'attendait, pris en main par une mâle éducation guerrière, mais n'a rien perdu de sa tendresse pour sa sœur. Qu'a-t-il perdu, qu'a-t-il gagné, nous le saurons davantage dans les autres chapitres, j'imagine.
Ce que j'apprécie c'est que des informations arrivent à point nommé, les révélations sur la Cité, celles sur la sœur de Torunn, et ce nouveau personnage qui s'annonce comme une clé de l'intrigue...
PS : Il y a quelques petites coquilles, dis-moi si tu veux que je te les signale.😉
Oui, Siegfried ne se distingue pas vraiment par son aspect surprenant ahaha. Ce n'est qu'un (jeune) homme, après tout 🙈
J'espère que la suite de l'histoire te plaira
PS : si cela ne te prend pas trop de temps et ne te dérange ps, je suis preneuse de toutes corrections. Mais je veux dire, c'est selon ton bon vouloir, si tu n'en as pas l'envie de manière systématique, bref ça ne doit pas devenir une obligation pour toi ! Merci beaucoup dans tous les cas !
- Torunn avait fini par (l’avait) [la] spoliée[er] du peu qu’elle gardait
- Les informations qu’elle glissait chaque soir, bercée dans son siège à bascule : « glissait » suppose un acte prémédité et mesuré, mais dans le cas présent, elle parle presque malgré elle, non ?
- Il (lui) décelait [chez lui] l’étoffe d’un héros : (déceler quelque chose chez quelqu’un)
- La vie qu’il avait mené[e] (…) celle qu’il avait vécu[e]
- Un petit oiseau est venu et nous a [chanté] sa chansons
- Plusieurs Vanes ont été dompté(es] par le mariage
- Elle ne m’a [jamais] regardée