5 avril 1988
« Tu en as mis du temps pour revenir, tu as failli le rater » lui dit elle sans se retourner. Sa voie n’exprimait aucune colère et ces mots avait été prononcés sans aucun reproche.
Il l’entendait pour la seconde fois seulement mais il avait déjà l’impression que c’était le nième rendez-vous, que cette voix lui était familière. Il l’a trouva cristalline, comme une mélodie.
« Rater quoi ?» reprit-il machinalement
Sans répondre à sa question, elle lui désigna du bout de son index le soleil couchant et répliqua par une autre question, plus sèche celle là :
« Tu étais où, tout ce temps ?»
Et là, il se passa quelque chose de totalement inattendu, les mots sortirent de sa bouche sans qu’il maîtrise ses paroles :
« J’étais avec Damien, j’ai fait un sacré tour ce matin jusqu’à Sainte Victoire et j’ai eu un petit incident, disons technique, c’est pour cela que je suis en retard »
Elle ne releva pas. Sans comprendre pourquoi il avait répondu cela, Martial se rendit compte qu’il se fondait sans résister dans un autre âge, celui de ses dix huit ans. Cette seconde expérience était plus prenante que la première car il était en train de basculer d’un monde à l’autre, du présent au passé.
Son corps et son esprit étaient en train de prendre le dessus sur sa volonté. Il lâchait prise sans résister et c’était on ne peut plus agréable.
Il se demanda ou se situait la réalité. Etait ce en 2018 ou en 1988. Ce qu’il était en train de vivre était pourtant la réalité, sa réalité.
Pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, il fit un pas en avant et tendit sa main jusqu’à toucher sa chevelure. Au contact soyeux de ses cheveux se rajouta un sentiment qu’il ne repoussa pas ; il comprit qu’il était dans son monde.
Il fit rouler quelques cheveux entre le pouce et l’index de sa main droite et se dit qu’il était bien, là, avec elle.
Un fois de plus, sans décider de son geste, sa main glissa sur l’épaule de la jeune femme. Au contact se sa peau sous ses doigts, il éprouva une sensation encore plus forte. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce geste.
« On est bien ensemble » s’entendit-il dire à voix base.
« Bien sûr qu’on est bien ensemble, tu m’as dit qu’on ne se quitterait jamais »
A ces mots, Martial retira instinctivement sa main; son geste, toujours aussi mécanique, le surprit.
« Je t’ai déposé sur le banc de pierre derrière toi ce que tu m’as demandé » dit elle en lui désignant un document que Martial n’avait pas encore remarqué.
Il fit un pas dans cette direction, lentement, comme s’il s’agissait d’un objet piégé. Il saisit la feuille de papier de format A4 et la porta à hauteur de ses yeux.
Le texte était dactylographié sur une page blanche. Sans en tête, sans aucun sigle distinctif, il remarqua simplement que l’impression n’était pas d’aussi bonne qualité que celle qu’il avait l’habitude de voir dans son quotidien. ll lu rapidement les premières lignes, s’enquit de la date, mars 1988, puis passa assez rapidement sur les paragraphes qui suivaient.
De violents mots d’estomac commencèrent alors à se faire sentir. Martial n’arrivait plus à se concentrer suffisamment sur le texte pour en comprendre la teneur.
Il fit un effort intense, malgré l’envie de vomir qui le tenaillait pour tenir sur ses jambes et comprendre ce qu’il lisait. Il releva les yeux une dernière fois sur elle mais son regard croisa les rayons de soleil et, ébloui, il sentit ses jambes se dérober sous lui.