Chapitre 15 - Amants

Vendredi passa rapidement. Les cours de la semaine achevés à 13 heures, je rentrai dans mon studio pour travailler. Je fus contactée pour une séance de baby-sitting prévue le lendemain soir. Je déclinai. D’une part je serais avec Éric, et d’autre part je pouvais désormais refuser une soirée entière payée trente euros quand je venais d’en gagner cent-quatre-vingts en à peine plus d’une heure.

J’entendis Mélanie rentrer vers 19 heures et allai toquer à sa porte. J’étais contente de la voir et nous décidâmes de sortir manger une pizza toutes les deux. Je lui racontai mes deux séances de la veille ainsi que les rendez-vous pris.

 

-Des Jean, j’en ai vu pas mal. Des mecs qui viennent en faisant mine d’être plein de considération mais qui te méprisent consciencieusement. C’est pas évident à détecter au téléphone.

-Heureusement après lui, Claude était vraiment très chouette.

-Oui, mes habitués le sont tous, t’as rien à craindre avec eux. D’ailleurs tous ceux que j’ai vus ce matin m’ont parlé de toi puisqu’ils ont vu la nouvelle annonce.

-Ah oui ? Ils te demandent qui je suis ?

-Oui, du coup je leur dis que s’ils ont envie de nouveauté, qu’ils ne se gênent pas, je ne suis ni jalouse ni possessive.

-J’allume pas mon téléphone « pro » en permanence, je dois être difficile à joindre.

-Oui mais t’as pas le choix sinon tu passes ta vie à répondre. Ils réessayent et puis voilà. Sur les trois que j’ai massés ce matin, un avait tenté de te joindre. Il finira par y arriver.

-Comment il s’appelle ?

-Thierry.

-Ok je verrai bien.

-Bon sinon ma poulette, faut que tu m’expliques quelque chose.

-J’ai fait une connerie au local ?

-Ah non, aucune. Mais tu comptes faire jouir une nana ?

-Ah oui je m’attendais à ce que tu m’en parles. Elle m’a dit qu’elle t’avait déjà appelée.

-J’ai été contactée deux fois par une meuf. Cette Agnès je m’en souviens, elle m’avait raconté qu’elle voulait réaliser un fantasme.

-Oui c’est ça, mais sans « sexe ».

-Léa, sérieusement… si elle réagit positivement au fantasme… tu crois que tu pourras la laisser comme ça ? Imagine que tu dises à un mec qui bande comme un âne « désolée aujourd’hui je ne fais pas de finition, mais je t’en prie, je te laisse trois minutes, paluche toi ».

-Bon, je ne dis pas que j’ai bien fait. Elle était sympa, elle m’avait l’air correcte…

-Une heure c’est ça ?

-Oui enfin c’est un « hors barème ».

-Explique.

-Elle m’a proposé deux-cent-cinquante euros pour une heure où je serai entièrement nue.

-Je vois… Je suis curieuse que tu me racontes comment ça se sera passé.

-Au fait, il faudra que tu me dises pour le partage des frais, la location du local, tout ça…

-Oui ma poulette on verra ça à chaque fin de mois.

-Ça marche.

-Tu tiens le coup, sinon ?

-Plutôt bien.

-Protège toi, hein. Dans ta tête.

-Je vais essayer, oui.

-On a un quatre mains lundi soir, donc.

-Oui, alors c’est qui ?

-Un mec très cool qui se fait appeler « Diego ». Je ne suis pas certaine que ce soit son vrai prénom, mais on s’en tape.

-Tu le connais depuis longtemps ?

-Il vient une semaine sur deux quasiment, depuis environ trois mois. Il doit avoir quarante ans, enfin à peu près...

-On gère comment ?

-Le mieux c’est d’improviser. On va pas non plus se répartir les rôles à l’avance. On essaye d’alterner un peu les zones massées, que chacune fasse des moments soft et d’autres moins soft.

-La finition … ?

-Soit tu la fais, comme c’est quand même toi la vraie nouveauté, soit on essaye vraiment à deux…

-Ça peut être marrant.

-On verra sur le moment, d’accord ?

-Bien sûr. Je n’ai pas placé de rendez-vous avant celui Camel, qui vient juste avant Diego, et j’ai vu que toi tu en as deux dans l’après-midi, lundi. Comment tu fais quand j’arrive pour Camel ?

-J’irai faire des courses, y’a un Super U pas loin.

-D'accord.

-Et sinon, comment ça va avec Éric ?

-Juste génial. Je le vois demain on passe l’après-midi et la soirée tous les deux.

-Je suis contente pour toi.

 

Nous parlâmes d’Éric, d’Amine, et d’autres aventures que Mélanie vivait parallèlement à son histoire avec lui. Mon bonheur d’être à nouveau amoureuse était palpable, et Mélanie s’en réjouissait pour moi. De son côté elle avait un rendez-vous le lendemain, qui pouvait s’avérer coquin. Nous finîmes la soirée avec un tiramisu dont les saveurs d’amaretto complétèrent à merveille les deux bouteilles de lumbrusco qui avaient accompagné nos pizze. A peine rentrée chez moi, je tombai sur mon lit et ne me réveillai que douze heures plus tard, impatiente de passer la journée avec Éric.

 

Assumant tous les clichés sur les filles superficielles, je passai une heure à trouver une tenue. J’avais envie de nouveauté, de faire les boutiques, d’acheter chaque coup de cœur, de faire rêver mon amoureux en essayant de la lingerie torride…  J’enfilai une jupe patineuse noire, un pull bleu près du corps, mes collants opaques et des bottines plates grises. Je retrouvai Éric dans le cœur du centre-ville. Après un très long baiser sous le regard amusé des passants, nous nous promenâmes main dans la main dans les ruelles, bravant le froid qu’un beau soleil de fin février peinait encore à adoucir. Nous entrâmes dans plusieurs boutiques de fringues, de gadgets, d’épicerie fine, de disques d’occasion, juste pour le plaisir de comparer nos goûts. Ils se rejoignaient assez souvent, bien que j’eusse plus de mal à accepter son affection pour David Guetta. De son côté il se moqua gentiment de mon côté rétro et de mon amour pour le rock sixties. Que celui qui trouve un meilleur album que « Pet sounds », « Highway 61 revisited », « Are-you experienced » ou encore « The velvet underground and Nico » me jette la première pierre…  Nous dégustâmes une gaufre noyée sous de la chantilly avant de continuer notre déambulation insouciante. Je guettai ses attitudes dans les boutiques de vêtements et de lingerie. Je me souvenais de sa réaction mercredi soir, quand il avait compris que je portais des bas. J’avais aimé comprendre que je tenais là une petite vénération érotique. Cela m’avait donné envie de connaître ses autres fétichismes ordinaires sur lesquels jouer dans les moments où il me plairait de me muer en allumeuse… Je le sentis davantage porté sur le bas que sur le haut du corps, très attentif aux jupes, aux robes, aux shorts et à tout ce qui était susceptible de mettre en valeur mes gambettes. Je me demandai si c’était mon physique qui induisait cet attrait ou si c’était une question de goût qui ne tenait qu’à lui. Je lui soumis la question un peu plus tard, l’air de rien, en face de la vitrine d’un caviste qui annonçait des crus dignes d'un Pétrus au prix d’une bouteille de Beaujolais nouveau.

 

-En tout cas quand je t’ai rencontrée j’ignorais à quel point je serais comblé avec toi, me répondit-il en effleurant ma cuisse gauche de l’index tout en fixant des Pommards avec un air de convoitise dont je me demandai s’il concernait mes jambes ou les merveilleux flacons bourguignons.

 

Quelques instants plus tard, nous pénétrâmes dans une boutique sans enseigne particulière. Je jetai un coup d’œil circulaire et relevai une très jolie robe que j’emmenai dans une cabine d’essayage, tirant Éric par la main et le laissant le nez devant le rideau. La robe de soirée était incroyable. Le mélange parfait entre charme et simplicité. Elle était en viscose noire. Une bande verticale de tissus en crêpe bicolore gris et blanc recouvrait un tiers de la robe sur son côté droit, créant une dissymétrie des matières et des couleurs. Le col était rond et sage et l’absence de manches dégageait la rondeur de l’épaule. Mais elle était courte. Terriblement courte. Je me demandai ce que ça allait bien pouvoir donner sur une fille d’une mètre quatre-vingt-un, chez qui ce qui est censé arriver au genou finit à mi cuisses et ce qui est censé être mini fini en trouble à l’ordre public. Deux ceintures agrémentaient cette merveille. La première, noire et brillante, se situait au niveau des hanches. Assez lâche et légèrement de biais, elle était en fait intégrée à la robe et jouait une fonction essentiellement décorative. La seconde était une vraie ceinture, d’un noir mat qui se voyait nettement sur la partie grise et blanche de la robe mais se fondait dans les deux autres tiers. Elle marquait la taille, cintrant la robe, et s’accrochait dans un anneau argenté situé sur la gauche. J’étais littéralement sous le charme de cet écrin de féminité à la fois moderne, rock, sexy, élégant et original.

Je passai la robe. Elle tomba sur moi parfaitement, la coupe étant d’excellente qualité. Le tissu se mit en place là où il le fallait, sans que ça ne baille ni ne boursoufle. Malgré mes collants opaques qui assagissaient considérablement la vue, c’était extrêmement court. Le pan gris et blanc s’arrêtait au moins quinze centimètres au-dessus de mon genou droit. Il était un peu plus long que le fond de la robe en viscose noire qui, lui, dégageait vingt bons centimètres de la naissance de ma cuisse gauche. Je remis mes bottines grises et sortis. Je crus qu’Éric allait devoir me faire l’amour immédiatement. Incarnation parfaite du coyote de Tex-Avery, ses yeux brillants me regardèrent, s’arrêtant longuement sur la lisière entre les pans de la robe et les cinquante deniers qui couvraient mes jambes. Il n’eut pas besoin de prononcer un mot, ce dont il semblait momentanément incapable, pour que je comprenne à quel point il appréciait la robe. Son prix hélas était rédhibitoire. Quelle étudiante peut se payer une robe à deux-cent-quarante euros ? Heureuse de mon effet, je sortis de la boutique sous le charme, aussi émoustillée qu’Éric, lui par l’image rémanente laissée dans son cerveau, moi par le ricochet que son état induisait sur mon propre égo. Dans une petite zone secrète de mon hippocampe, Lola fit le calcul, comparant le prix de la tentation aux revenus cumulés des massages déjà réalisés et de ceux prévus lundi…

 

Alternant boutiques diverses et balades sur les quais, nous finîmes par constater que le soir tombait. Nous décidâmes de poursuivre la soirée dans un restaurant japonais, bavardant de tout et de rien, heureux d’être ensemble. Il me parla du stage qu’il avait trouvé pour la préparation de son master. Il se situerait à Londres, ce qui était une opportunité magnifique de parfaire son anglais tout en créant un réseau outre-manche. Mais il serait donc éloigné pendant six mois, dès juin prochain. Dans trois mois. Ne nous connaissant que depuis dix jours, nous évitâmes de formuler des promesses disproportionnées. C’était prématuré au regard du temps qu’il nous restait avant son départ. Mais cet écueil existait à brève échéance et, s’il ne remettait pas en cause l’affection naissante et la sincérité de notre histoire, il posait déjà des questions que nous n’avions pas envie de nous soumettre.

 

Nous rentrâmes chez moi en marchant. Autant l’explosion sexuelle de mercredi dernier dans l’entrée de sa chambre avait été abrupte et impétueuse, autant cette nuit-là nous fîmes l’amour, dans mon lit, avec tendresse et volupté, alternant les caresses, les baisers qui n’en finissaient plus, faisant s’étirer les préliminaires, poursuivant la découverte de nos corps, de leurs réactions, de leurs possibilités et de leurs limites, testant nos endurances, goutant la chimie de nos désirs mêlés jusqu’aux jouissances. Je me sentais bien dans ses bras. Je me rendais compte à quel point le sexe était spontané, naturel, évident. Je ressentais une complicité érotique extrêmement forte. Nous ne nous sentions obligés de rien, mais rien ne nous paraissait interdit. Le dialogue existait, chacun exprimant ses désirs, témoignant son plaisir, et je sentais que viendrait le moment où les fantasmes les plus secrets pourraient se dévoiler, voire se réaliser. J’avais eu quelques bons amants par le passé, quoique cette notion me paraisse sibylline : l’amour se fait à deux, et c’est le plus souvent la capacité des deux partenaires à s’écouter, se compléter, assumer mutuellement les désirs réciproques, qui font que des amants se trouvent avec bonheur. Mais avec Éric, dans l’indolence de cette nuit qui étirait sa volupté au-delà du raisonnable, tous mes souvenirs furent dépassés.

Pourtant nous ne revisitâmes pas chaque position acrobatique dûment mandatée par des experts ès orgasmes multiples. Mais nous réussîmes à atteindre ce lâcher-prise fabuleux, où plus rien ne compte que le plaisir que l’on donne et que l’on reçoit, sans la moindre arrière-pensée, sans aucune pudeur, sans aucun complexe. Trois fois il vint en moi pendant la nuit. Mon corps harassé de caresses ne demanda jamais grâce. Le sien retrouva chaque fois la vigueur nécessaire. Notre dernière étreinte fut une interminable succession de caresses et de positions instinctives. Il ne m’en resta ensuite que des images furtives.

Moi, assise sur lui, empalée sur sa verge, mes bras enroulés autour de son cou, sa langue goutant le sel de ma transpiration entre mes seins.

Lui, confortablement installé entre mes cuisses ouvertes, dans le missionnaire tendre des amants alanguis, ou, par moments, mes jambes relevées et posées sur ses épaules, des baisers courant sur mes pieds pendant que sa pénétration, profonde, embrume tous mes sens.

Lui, derrière moi, à genoux, ses mains tendres mais fermes agrippées à mes hanches, donnant le rythme pendant que mes tétons insatiables sont rattrapés pas quelque doigt explorateur venant par dessous les flatter, les agacer, les provoquer.

Moi sur lui, enfin, à nouveau, mais assise à la verticale sur son corps allongé, telle une Andromaque hautaine distillant sur le pénis apprivoisé le plaisir au rythme de mon bassin, de mon ventre, ses mains parcourant toute mon anatomie de femme, ses yeux regardant, implorant, admirant, et son pénis en moi, que je sens, que je couve, que je garde, sur lequel je vais et viens, que je cisaille, que je presse, que mon vagin serre puis relâche, serre puis relâche, serre encore puis relâche encore, alors que ses mains perdent leur contrôle, pétrissent mes seins, les excitent plus encore, que ses yeux sont dans les miens, noyés d’un plaisir qu’il tente de retenir, chaque seconde supplémentaire étant une victoire, que des filets de sueur rafraichissent mon dos en rigoles nacrées, que la pénombre vacille autour de nous, les projections des objets de mon studio dessinant sur ma peau des ombres chinoises, et ce pieu en moi qui me transperce, sur lequel je ne suis plus désormais qu’une suite d’ondulations, comme pour l’engloutir pas vagues successives d’un tsunami que je déclenche et qui me submerge, mes mains cherchent les siennes pour jouir dans un moment de communion païenne, je suis liquide, je n’existe plus, je me sens fantôme, persévérance d’un esprit qui a goulument exploité toute la substance du corps où il était emprisonné, s’en libérant dans un éclat de plaisir ou de douleur, je ne sais plus vraiment, qui me maintient paradoxalement prisonnière de mes propres sens de mortelle alors que je retombe sur lui, que mes seins s’écrasent sur son torse, que je sens son sexe me quitter dans un regret et que ses mains m’enlacent pour que vienne la tendresse, comme une essence du cœur quand le corps a enfin abdiqué.   

 

Dans le tournoiement ralenti d’une horloge qui ne signifie plus rien, je m’endors contre lui.

 

Approche un peu cheval puissant

Prend le chemin le plus glissant

Ton gouvernail est le dessert

Dont rêvent toutes les femmes corsaires

Entends-tu la clameur qui gronde

Entends-tu le désir du monde

Qui te supplie d’entrer vainqueur

Et de monter jusqu’à mon coeur

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