Chapitre 16 : Des vacances mortelles

Par Elly

  —  Gamin, tu ne nous écoutes pas ! se fâcha Fantômette.
  —  Mais si, mais si. Je fais juste semblant de lire le livre pour pas qu’on pense que je parle seul.


Sans détourner les yeux de son ouvrage, Thalion l’entendit soupirer. Les vacances de Samhain étaient finalement arrivées. Comme convenu, le maudit avait promis aux fantômes de passer autant de temps avec eux qu’ils le souhaitaient à la condition qu’ils ne causent d’ennui à personne. Trop heureux de pouvoir discuter avec un vivant, ils acceptèrent. Hormis le fait qu’ils soient morts et que personnes d’autres que lui ne pouvait les voir, les fantômes n’étaient pas très différents des humains. Ils avaient juste besoin de parler de leur vécu, de leurs souffrances, et de se sentir exister. Faire ami-ami avec eux avait cependant quelques désavantages. Déjà, Thalion n’avait jamais la paix. Jamais. Le matin, il se faisait réveiller par un fantôme qui imitait le coq jusqu’à ce qu’il se lève. Lors des repas, on pouvait croire qu’il mangeait seul alors qu’en réalité, les défunts à sa table se plaignaient de ne plus pouvoir apprécier le goût de la nourriture. En soirée, ils s’invitaient dans sa chambre en traversant les murs et ne partaient pas tant que le maudit ne se couchait pas. Outre l’absence d’intimité, leurs sujets de discussions étaient plutôt déprimants.


  —  Bon, reprit Fantômette, à qui de raconter comment il est mort ?


Toute la journée, un groupe de fantômes suivait le jeune homme dont les membres alternaient pour que chacun puisse discuter avec lui. Leur moment préféré était l’après-midi, quand Thalion se posait dans la Plaine endormie comme en cet instant. Il s’asseyait sur l’herbe sèche avec un manuel de runes dans les mains tandis que les morts s’installaient en ronde pour bavarder. L’Arbre-monde s’était stabilisé et les températures automnales avaient fait leur retour. Le ciel était gris, le vent frais et la nature, habillées de rouge, d’orange et de brun.


  —  À moi, je crois… murmura le garçon qui ne quittait pas le vieillard en tenu de chevalier.


Thalion lui jeta un coup d’œil. Il avait les genoux ramenés contre lui et détournait le regard dès que leurs yeux se rencontraient. Avec sa coupe au bol et son petit nez, il paraissait très jeune. 


  —  Alors, moi, c’est Timo… et je suis mort à dix ans parce que j’ai glissé sur un caillou.


Thalion pinça les lèvres en s’interdisant de rire. Ça n’avait rien de drôle, d’autant plus vu son âge, mais à force d’entendre les malheurs des morts, il avait obtenu une certaine insensibilité, préférant en rire plutôt que d’en pleurer. 
Son amusement n’échappa pas à Fantômette. Debout au centre de la ronde, elle agissait comme maîtresse de la conversation pour éviter que les fantômes parlent tous en même temps. Frustrée de le voir si peu sérieux, elle provoqua un coup de vent qui fit valser son livre quelques mètres plus loin.


  —  Eh ! J’étais attentif ! se plaignit-il.
  —  Sois plus investi dans la discussion, lui ordonna-t-elle.


Il allait répondre quand une exclamation l’interrompit dans son élan. Sur le chemin terreux qui lézardait la plaine, deux magériens le fixaient. Ils partirent en courant à l’instant où Thalion tourna la tête vers eux. Il soupira, las. Il parlait à une voix dans sa tête que personne n’entendait et à des fantômes que personne ne pouvait voir. Pas étonnant qu’on se pose des questions sur sa santé mental et que les élèves prenaient peur.


  —  Sauf que ça, ça ne date pas d’hier, il me semble, rétorqua Apocryphos. Et puis, ça fait longtemps que t’as lâché l’affaire avec ta réputation.


Thalion était d’accord, mais jusque-là, les rumeurs ne se basaient sur rien de concret. Or, maintenant, il avait l’impression de leur prouver qu’il allait bel et bien devenir un dangereux mage noir, comme ses prédécesseurs. 
Il reporta son attention sur Timo, à deux doigts de partir en courant. Ou en flottant.


  —  Et donc… Qu’as-tu fait pour te retrouver coincé dans le monde des vivants ?


Timo secoua négativement la tête avec énergie, se refermant comme une huître. Le vieillard assit à sa gauche prit la parole. 


  —  Je peux te dire ce qu’il en est dans mon cas, si tu veux.
  —  Avec plaisir, répondit Thalion.
  —  Pour commencer, je m’appelle Angus. À mon époque, c’était la guerre. Je faisais partie des soldats proches des généraux qui combattaient ardemment sur le front pour défendre sa patrie.
  —  Je vois. Ta loyauté était appréciée. 
  —  Ma cruauté, aussi. J’étais jeune et assez violent. Sans moralité. Je n’avais aucune pitié. Pour être tout à fait honnête, je prenais plaisir à tuer et à faire souffrir mes ennemis.


Thalion sentit un frisson remonter le long de son échine, tout en gardant un visage impassible. Ne pas juger les fantômes était primordial, ils se vexaient vite. Mais Thalion peinait à imaginer ce vieil homme à la longue barbe blanche qui semblait né avec cet air bienveillant comme un guerrier sanguinaire. 


  —  La guerre s’est terminée. Le temps a passé. J’ai grandi et je me suis assagi. J’ai finalement compris l’anormalité de cette violence et regretté mes actes. Quand Nécros est venu récupérer mon âme, j’ai dû répondre de mes actes. 
  —  Au moins, tu as eu une mort paisible, supposa Thalion.


Angus s’esclaffa en faisant glisser sa main le long de sa barbe.


  —  Quel humour ! Je suis mort de rire.
  —  Je ne m’attendais pas à t’entendre utiliser une expression moderne.
  —  Pardon ? Non, je voulais dire que je suis mort en riant à une blague d’un de mes amis.


Thalion sentit ses lèvres trembler tant il se retenait d’éclater de rire. Il ne sut par quel miracle il parvint à garder son sérieux. Ce n’était pas la mort la plus douce s’il en croyait ses crampes et le souffle manquant lors de ses fous rires, mais au moins, Angus était mort le sourire aux lèvres. 
Le fantôme continua son histoire :


  —  Avoir conscience de ma culpabilité et de mes torts m’a évité la pénitence en Enfer, mais je dois expier mes péchés en errant sur Terre. 
  —  Pendant combien de temps ? s’enquit le jeune homme.
  —  Jusqu’à ce qu’Apocryphos estime que ce soit suffisant. Généralement, ce n’est pas avant plusieurs siècles, alors j’ai attendu. Un peu trop, peut-être. En tant que fantôme, on perd un peu la notion du temps. Techniquement, je devrais pouvoir accéder au repos éternel, mais ce petiot a besoin de moi alors je vais rester encore un peu ici.


Il gratifia Timo d’un regard doux. Thalion fut ému par la bonté d’Angus et son évolution.


  —  De toute façon, les portes des Enfers sont fermées, ça ne sert à rien de s’y presser, remarqua un fantôme moustachu.
  —  J’espère quand même qu’elles finiront par ouvrir, je n’ai pas envie d’être bloqué ici pour toujours… bougonna un autre.


Les fantômes s’agitèrent, partageant leurs inquiétudes et se plaignant contre Apocryphos. Thalion aurait aimé leur dire que se plaindre de la déité devant celle-ci n’était pas conseillé pour leur second jugement, et qu’elle n’était pas tellement responsable de la situation, mais il s’abstint. Il ne savait pas quel serait leur réaction et préférait éviter toute complication.
Fantômette se racla la gorge en pivotant vers lui.


  —  Gamin, je suis sûr que tu veux tout connaître de ma mystérieuse personne ! affirma-t-elle avec une pointe d’arrogance.
  —  Carrément. Je meurs d’envie de savoir comment tu es morte. J’en frémis d’impatience.


Ignorant son sarcasme, elle entreprit de raconter son histoire en virevoltant au centre du cercle.


  —  Moi, c’est Mélia, et je suis morte à quatorze ans. Si je suis condamnée à errer sur Terre, c’est parce que je suis une voleuse. Attention, pas n’importe quelle voleuse ! Que ce soit les riches, les dépouilles, les femmes ou les enfants, je vole sans distinction. Tout ce qui m’importe, c’est mon butin. 


Thalion plissa les yeux. Cette absence de scrupule pour obtenir ce qu’elle désirait et se caractère effronté lui rappelait étrangement quelqu’un…


  —  Sans vouloir me vanter, je suis assez douée dans le domaine, poursuit-elle. J’étais une habile pilleuse au point de me faire une réputation. Sauf que, à mesure que mes victimes se multipliaient, le nombre de mes ennemis augmentait. Ma mort pourrait s’apparenter à un juste retour de flammes. Lors d’un passage en ville à l’occasion d’un festival, un homme se targuait de posséder une pomme du pommier de Naphalia, réputé pour produire les meilleurs fruits au monde. Lorsqu’il l’exhiba, sa couleur rouge pareille à celui d’un rubis aux reflets dorés ne laissait place à aucun doute. Mon regard avide étincelait autant que le fruit, et je n’ai pas hésité à le lui chaparder. Mon erreur fut de ne pas me méfier de la facilité avec laquelle je l’avais volée, et de croquer dedans sans hésiter. En réalité, la pomme avait baigné dans du poison pendant trois jours et transformer par l’alchimie pour obtenir cette apparence. L’homme savait que la célèbre voleuse viendrait pour dépouiller les visiteurs du festival et m’avait piégé. Une bouchée de la pomme suffit à me tuer. Je suis morte comme un rat dans la rue. 


Fantômette instaura un court silence, l’air amère, avant de reprendre.


  —  Il me semble que la façon dont je suis morte, certaines circonstances et ma jeunesse m’ont évité la pénitence, mais l’absence de regret m’a valu cette vie de fantôme. 
  —  Et après ces dernières années à errer, tu regrettes ? l’interrogea Thalion.
  —  Non, répondit-elle sans hésitation.


Devant l’expression hermétique du maudit, son visage se durcit. 


  —  Tu me juges ? 
  —  Non, tu me rappelles seulement quelqu’un, confia-t-il, les yeux fixés sur l’herbe roussie.


Fantômette cessa de flotter pour s’assoir face à lui.


  —  Une personne méchante ? 


Thalion ne répondit pas, tout simplement parce qu’il n’avait pas la réponse. Eris était-elle foncièrement mauvaise ? Elle avait du sang sur les mains et n’hésitait pas à blesser les autres si cela lui permettait d’atteindre ses objectifs, mais les souvenirs qu’il avait d’elle s’accrochaient à lui, refusant de le laisser se la représenter comme un monstre dénué d’humanité. 
Fantômette sembla saisir la complexité de la situation dans son silence.


  —  Je ne sais pas ce qui a poussé cette personne à faire ses choix, mais dans mon cas, voler était ma seule option. Mes parents sont morts, me laissant orpheline à neuf ans. À cette époque, les femmes n’avaient pas le droit de travailler, et en tant qu’enfant, ma condition me conduisait irrémédiablement à être exploitée, la loi n’étant pas aussi protectrice qu’aujourd’hui. C’était une vie d’esclavage qui m’attendait. J’ai choisi cette voie de mon plein gré, préférant mourir comme une voleuse mais libre, plutôt qu’en tant qu’esclave pleine de rancune. 


Thalion se demanda si ce même désir de liberté était la motivation d’Eris. Se sentait-elle emprisonnée dans ce monde ? Dans cette vie ? Était-ce la raison pour laquelle elle avait décidé de suivre l’Enfant Sanglant ? Et lui, quelles étaient ses raisons d’agir ? Que cherchait-il en voulant s’approprier la magie divine ? La destruction pure ? Au final, Thalion en arrivait toujours à cette conclusion : il ne savait rien. Le visage, les motivations, le passé de ce mage noir lui étaient inconnus, et cette incertitude l’angoissait. Selon les dires d’Eris, l’Enfant Sanglant finirait par prendre contact avec lui. Thalion craignait ce qu’un potentiel corbeau, qui comprendrait probablement mieux que personne sa situation, pourrait dire pour le manipuler. Il devait se préparer, et pour cela, se renseigner était une première étape afin de pouvoir cerner l’adversaire.
Fantômette se remit debout.


  —  Enfin bon, cette vie de fantôme à tout de même de bons côtés. Personne ne nous voit et absolument tout nous traverse, même l’eau. Tu n’as pas idée du nombre de secrets qu’on apprend, ni les lieux aussi mythiques qu’inconnus du monde qu’on découvre !
  —  Je n’imagine pas ta frustration en tant que voleuse de ne pas pouvoir faire quelque chose du butin sur lequel tu tombes, releva Thalion.
  —  Si tu savais… Mais maintenant que je communique avec un vivant, c’est différent ! Je peux vendre mes découvertes.


Elle lui lança un regard entendu. Thalion avait l’impression d’avoir face à lui un marchand prêt à l’arnaquer.


  —  Qu’est ce qui me dit qu’une de tes informations pourrait m’être utiles ?
  —  De quoi as-tu besoin en ce moment ? Que veux-tu savoir ?


Thalion plissa les yeux, suspicieux. Fantômette errait sur Terre depuis un moment, avait-elle réellement découvert quoi que ce soit qui pourrait l’aider ? Une réponse lui vint en tête. Sans se soucier de l’effet que cela produirait, il demanda :


  —  Sais-tu quelque chose à propos de l’Enfant Sanglant ? 


Un silence de mort tomba sur la plaine. Les fantômes de la ronde le dévisageaient, mal à l’aise. Même Timo lui avait jeté un coup d’œil troublé. Ils savaient tous pour son signe et ne s’en souciait pas. Plus maintenant. Ils étaient morts, les corbeaux étaient l’affaire des vivants. Au moins, les périodes noires leur faisaient plus de compagnons. En revanche, que Thalion s’intéresse à ses prédécesseurs, un en particulier, était une autre histoire. Ils avaient été magériens et comprenaient cette peur de voir naître un mage noir prêt à réduire le monde en cendre.
Tout en flottant dans l’air, Fantômette demeura mutique un long moment avant de répondre.


  —  Je ne sais rien sur lui… Mais je sais où tu pourrais trouver des informations. Fiables, qui plus est.


Thalion se redressa, toute ouïe. 


  —  Vraiment ? Tu ne penses pas à l’Antre du savoir, on est d’accord ?
  —  Je suis étonnée que tu connaisses cette bibliothèque, mais non, je pense à un endroit situé dans les sous-sols de l’académie. 


Devant le soudain silence de la jeune fille, Thalion soupira.


  —  Tu veux quelque chose contre cette information, c’est ça ?
  —  Qu’as-tu à me proposer ?


Le magérien glissa une main dans ses boucles noires en se creusant les méninges. Qu’est ce qui intéresserait un mort ? Thalion pourrait allonger son accord quant au temps qu’il leur accordait, jusque-là délimité aux vacances de Samhain, mais une idée lui traversa l’esprit. Une idée qui ferait bien plus que de simplement satisfaire l’avidité de Fantômette.


  —  Si tu m’aides, je plaiderai en ta faveur auprès d’Apocryphos.


Les fantômes de la ronde le fixèrent avec des yeux ronds comme des soucoupes et la bouche grande ouverte. Fantômette se figea dans l’air, le scrutant avec méfiance.


  —  Tu prétends pouvoir échanger avec le dieu de la mort ?
  —  À ton avis, comment se fait-il que je puisse voir les fantômes ? Je suis… béni par Apocryphos. En tout cas, j’ai un lien particulier avec lui. 
  —  C’est le moins qu’on puisse dire, rétorqua ce dernier. Par contre, tu m’impliques contre mon gré, là


Apocryphos n’avait qu’à voir là le prix à payer pour ses agissements lors du premier cours de runes. 
Les fantômes s’agitèrent, chuchotant entre eux sur cette révélation déconcertante. Mais Thalion devinait dans leurs yeux ternes un éclat d’espoir, particulièrement chez Fantômette.


  —  Tu peux jurer pouvoir lui parler ?
  —  Je te le jure. Je ne dis pas que votre aide à mon égard mettra fin à votre errance, ni que j’ai véritablement une influence sur le choix final du juge des âmes, mais il tiendra compte de votre comportement.


La déité ronchonna, sans pour autant nier. Après un échange de regard avec ses congénères, Fantômette sourit.


  —  Entendu. Donc, l’endroit auquel je pense sont les Archives. Là-bas sont rassemblées toutes les informations concernant les élèves qui effectuent leur scolarité à l’académie Divithrum, mais également à propos de tous les magériens existants et ayant existés. Je t’avoue que son fonctionnement m’est un peu abstrait, mais c’est une fée qui gère le lieu. Ça fait un siècle que j’ai découvert cette salle donc il faudrait que je reprenne l’exploration pour retrouver exactement son emplacement, mais dès que ce sera fait, je t’y guiderai.


Thalion acquiesça avec la satisfaction d’enfin avancer vers un objectif. Quand Fantômette lui indiquerait la position des Archives, il irait avec Nohan et Cally. Ils seraient fâchés qu’il y aille seul et Thalion se voyait mal leur cachait des informations concernant l’Enfant Sanglant. Déjà qu’il ne leur avait rien dit concernant son rêve avec Eris, craignant de les inquiéter et d’exiger un rapport onirique chaque matin. 


  —  Tant qu’on y est, j’ai une autre demande à vous faire.


Les fantômes écoutèrent, et d’un commun accord, acceptèrent d’accéder à sa requête. Sans perdre de temps, ils quittèrent le cercle pour se mettre à chercher, laissant Thalion seul. Le silence qui retentit dans les oreilles de Thalion était du même acabit qu’une berceuse. Si paisible, si doux pour ses oreilles habituées aux bavardages des défunts. Savourant sa solitude devenue aussi rare que ses nuits sans cauchemar, il arracha l’herbe sèche pour occuper ses mains encore nues, pour l’instant. Les gants en poudre d’os commandées par M. Cowen devraient bientôt arriver.
Le froid qui accompagnait la présence des morts s’était dissipée avec leur départ, mais l’automne n’était pas réputé pour ses températures agréables, d’autant plus avec ce ciel gris qui annonçaient la pluie à venir. Avant de finir trempé, Thalion se leva, récupéra son livre, et décida d’aller voir Aglaé.

Le lendemain de sa perte de connaissance, Mme Delacroix s’était réveillée. Malgré sa nette fatigue, elle était déterminée à reprendre le travail, mais Mme Luciphella lui avait imposé un congé forcé. L’infirmière avait interdiction de quitter son lit. La potion de M. Cowen ralentissait la progression de la Gorgose, mais la maladie pouvait devenir plus agressive et difficile à endiguer à tout moment. Se ménager était un moyen de réduire le risque. Un corps reposé était plus fort pour lutter. Toutefois, devant la peine de sa mère à l’idée d’abandonner l’infirmerie, Aglaé avait proposé aux infirmières de l’engager. Elles avaient hésité face à son assistance, et la proviseure adjointe trancha en acceptant, à condition que ce soit en tant qu’assistante pendant les vacances, et uniquement le week-end en période scolaire. N’étant pas formée, Aglaé n’était pas habilitée à soigner mais pouvait faciliter le travail des soignantes.
Comme la plupart des élèves étaient rentrés chez eux pour fêter Samhain avec leur famille, l’infirmerie était calme. Thalion rejoignit Aglaé, occupée à border les lits vides.


  —  Je vois que ça bosse dure.


La magérienne se tourna vers lui. Elle soupira en se redressant.


  —  Tu parles. Je m’ennuie ferme. Aucun élève blessé à l’horizon.
  —  Quel dommage. C’est chiant quand tout se passe bien. Un doigt coupé ou un nez cassé à soigner serait le minimum.


Elle fit la moue face à son sarcasme qui lui arracha malgré tout un sourire.


  —  Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est une bonne chose, bien sûr. Mais je n’ai rien à faire. J’aurai aimé préparer des potions à l’avance dans le cabinet de ma mère, mais je n’en ai pas le droit. 
  —  Comment va-t-elle, d’ailleurs ?


Aglaé se laissa tomber sur le lit, l’air morne. 


  —  Toujours fatiguée, mais les tâches grises n’ont pas bougées donc on peut dire qu’elle se porte bien. Mais pour combien de temps encore…


Thalion s’assit en face d’elle, sans savoir comment la réconforter. Il ne pouvait qu’imaginer la douleur que c’était d’assister à la lente chute d’un proche vers la mort. Sa mère, qui plus est. D’ailleurs, si elle mourait, son fantôme viendrait-il lui parler ? Thalion chassa cette pensée qui lui hérissa les poils et se concentra sur le visage morose d’Aglaé. Ses yeux ambrés étaient assombris par l’inquiétude et ses épaules affaissées. Le jeune homme décida d’orienter la discussion vers un sujet plus positif.


  —  Pour en revenir à ton rôle d’assistante, au moins, ça te fait une expérience professionnelle. Tu vises une école de scientomages après la troisième année, non ? Ce stage te sera favorable pour ton admission.
  —  C’est vrai, reconnut-elle. Je ne pensais pas qu’une telle situation m’apporterait une opportunité pareille. 


Elle dévisagea longuement. Thalion ironisa pour détendre l’atmosphère : 


  —  Tu es en train de réaliser à quel point Corvus est en fait un mec incroyable ?
  —  Non, à quel point Thalion est humain. Pour tout te dire, je repensais à nos années à l’école Magéra. À toi et moi, enfants, notre dispute… Jamais je n’aurais cru que tu serais là à cette période de ma vie. Ou dans ma vie. 
  —  Tu m’en veux encore pour ce que je t’ai dit ? l’interrogea-t-il, curieux.
  —  Non, plus maintenant. C’est du passé, et je n’ai pas envie de garder rancune pour ça. Et puis, j’ai compris que, enfin, ta réaction…


Aglaé détourna le regard. Thalion reconnut l’éclat de la culpabilité. La magérienne culpabilisait-elle de ne pas avoir compris la souffrance derrière ce violent rejet ? Ou bien d’avoir entretenu cette amertume sans chercher à comprendre et à voir au-delà des rumeurs le dépeignant comme un être immoral et abjecte ? Dans tous les cas, Thalion ne lui reprochait rien. Concrètement, elle ne lui avait rien fait de mal. Même si dans son silence face aux rumeurs, elle avait adhéré à son harcèlement, le simple fait qu’elle ait changé d’avis à son sujet lui suffisait. 
Aglaé ouvrit la bouche, sans doute dans l’intention de s’excuser, mais une exclamation l’interrompit.


  —  Ah, Thalion ! Je n’étais pas certains que tu sois avec Mme Delacroix.


M. Cowen, habillé de ses vêtements brodés d’or, pénétra dans l’infirmerie. Les deux magériens se relevèrent. Ne reconnaissant pas l’individu à la chevelure blond vénitien, Aglaé chuchota :


  —  Qui est-ce ? Un professeur ?
  —  Non, le proviseur.
  —  Le Lapin Cornu ? s’étonna-t-elle, sidérée.


Thalion esquissa à sourire en entendant le surnom que donnaient les élèves au proviseur à causes de ses retards. Sous le coup de la surprise, elle avait haussé le ton, si bien qu’un sourire amusé illumina le visage de M. Cowen.


  —  Lui-même, dit-il en s’inclinant.
  —  Désolée, ça m’a échappé, je ne voulais pas vous offenser, paniqua-t-elle.
  —  Aucun problème. J’aime bien les lapins alors ce surnom ne me vexe pas le moins de monde.


Aglaé paraissait d’autant plus perturbé par l’arrivée du magérien, jetant des coups d’œil perplexes à Thalion. Lui se contenta de secouer la tête, déjà habitué au caractère désarçonnant du proviseur. Son regard s’attarda sur la boîte grise qu’il tenait dans sa main. 


  —  C’est…
  —  Oui, confirma-t-il en lui tendant le boitier. Ils sont arrivés ce matin.


Thalion retira le couvercle et découvrit exactement ce à quoi il s’attendait : une paire de gants blanchâtres et unis, les même que ceux d’Apocryphos lorsqu’il lui était apparu après sa conversation avec Eris. Thalion sentit la bile remonter le long de l’œsophage. 


  —  Tu n’es pas obligé de les porter maintenant… dit M. Cowen.
  —  Mais vous savez aussi bien que moi le risque que cela représenterait.


M. Cowen ne répondit rien. Thalion posa la boîte ouverte sur le lit et saisit les gants. Le tissu était doux, similaire au velours, sans en ressentir le duvet à la surface. La matière était élastique et légère. Les gants n’avaient pas l’air désagréables à porter, mais ils restaient une prison pour ses mains et le privaient d’un de ses sens. Thalion sentit une vague de tristesse mêlée de résignation le submerger lorsqu’il les enfila. Le cœur lourd, il contempla ses mains recouvertes par le tissu terne.


  —  C’est confortable ? l’interrogea M. Cowen, soucieux.


Thalion hocha la tête en pliant et dépliant ses mains. Concernant les sensations, ils étaient plus plaisants à porter que des gants ordinaires. Au fond, le maudit savait qu’il s’y habituerait sans mal après un temps d’adaptation. Pareille pour leur signification, lui rappelant une fois de plus qu’il était un danger sur patte, contraint d’agir pour ne pas blesser autrui. Ça n’enlevait rien au fait que la pilule était dure à avaler.


  —  Dites… pourquoi vous regardez ces gants avec un air si grave ? De quel risque parlez-vous ? s’enquit Aglaé après avoir observé la scène en silence.


Le jeune homme avait oublié sa présence. Il ne pouvait pas lui expliquer que dans un certain temps, son toucher pourrait devenir fatal. Elle qui commençait tout juste à lui faire confiance, elle partirait en courant. S’il prétextait risquer de tomber gravement malade sans gant, le croirait-elle ? Probablement pas. 
M. Cowen n’attendit pas de croiser le regard alerté de Thalion pour réagir.


  —  Notre cher Thalion supporte de moins en moins bien de toucher quelqu’un, pouvant lui provoquer des crises de colère. On a convenu qu’il porte ces gants pour éviter aux autres de supporter ses sauts d’humeur.


Aglaé fronça les sourcils, peu convaincue.


  —  Vraiment ? C’est vrai qu’il n’est pas tactile, mais il a tout de même pris la main de Nohan sans problème.


M. Cowen haussa les épaules.


  —  Certains peuvent faire exception. 


Thalion prit grand soin de ne pas réagir. Cette excuse ferait l’affaire, il n’avait aucune meilleure justification sous la main. 


  —  Au fait, comment va votre mère ? demanda M. Cowen.
  —  Bien, grâce à votre potion ! Je ne vous remercierai jamais assez.
  —  Ce n’est pas grand-chose, j’aimerais pouvoir faire plus. J’ai cru comprendre que vous travaillez comme assistante…


Pendant que le proviseur échangeait avec la magérienne, un fantômes apparut en traversant le mur.


  —  On a terminé le repérage.


Thalion esquissa un sourire en ajustant ses gants. Parfait, il était temps qu’il mène sa petite enquête. 

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Neila
Posté le 23/12/2024
Chic, Thalion va repartir à l'aventure dans les entrailles de l'école !

Les fantômes auront été utiles, en fin de compte, ce qui est chouette. C'était une bonne idée de les utiliser pour obtenir des info sur l'Enfant Sanglant. J'ai hâte de voir ou va mener cette piste.

Je compatis pour Aglaé. Ça doit être vraiment très dure comme situation. J'espère que l'infirmière va s'en sortir. é.è

Le personnage de Fantômette est intriguant. Je me demande si elle aura plus d'impact sur l'histoire. Ce serait pas une mauvaise idée.

Petits fautes sur l'accord des temps :
« Mme Luciphella lui imposa un congé forcé » → « Mme Luciphella lui avait imposé un congé forcé »

« Aglaé proposa aux infirmières de l’engager. » → « Aglaé avait proposé aux infirmières de l’engager »

« Elles hésitèrent face à son assistance, et la proviseure adjointe trancha en acceptant » → « Elles avaient hésité face à son assistance, et la proviseure adjointe avait tranché en acceptant »
Elly
Posté le 23/12/2024
Les explorations de l'académie, ça manquait un peu !

ça aurait été dommage de ne pas les exploiter un peu, il faut bien que Thalion trouve un avantage dans les inconvénients !

Je suis contente que Fantômette te plaise, je trouve aussi que c'est un personnage intéressant que j'aimerais bien développer !

Argh, les fautes d'accord de temps ! Je connais la règle en plus, pourquoi ça m'a échappé ? è.é

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