PRESENT : SOÖ
Le maître de la guilde jeta la missive sur son bureau, faisant les cent-pas dans la pièce comme une bête en cage. Deux mots : J’arrive. Pas d’envoyeur. Mais l’auteur de la lettre était, bien évidemment, Erlein Nowise. Soö reconnaissait son écriture penchée, un peu en pattes de mouches. Il arrivait. Trop tôt. Soö n’attendait pas son départ avant une semaine au moins. Son géniteur voulait Jio. Et il l’aurait, s’il le désirait vraiment. Mais avant, le garçon devait remplir sa part du marché. Ça ne devrait pas poser problème, d’après maître Ebremo. Le garçon s’était grandement amélioré pendant sa fugue. Il lui faudrait moins d’un mois pour être capable de défaire le sceau. Mais la véritable épine, c’était Jio en lui-même. Avec son retour et la menace qui pesait sur ses épaules, il était devenu un jeune homme belliqueux. Trois jours étaient passés depuis qu’on l’avait ramené. Et Jio s’était vite imposé à la guilde comme le membre le plus terrifiant. Trois jours. En trois jours, il avait envoyé neuf personnes à l’infirmerie, il avait failli en tuer deux parmi les neuf. Mais Soö ne pouvait rien lui dire. Il avait fait cela dans les salles d’entraînement, « à la loyale », si on pouvait dire. Oui, le gosse était en train de décimer ses mercenaires, et Soö ne pouvait pas l’arrêter. L’adolescent se moquait de lui. Il avait déjà été mis au cachot, par contre, après avoir causé deux bagarres au sein du réfectoire. Il faisait exprès de perdre du temps. Ce n’était plus un simple caprice, à ce stade, mais une véritable rébellion !
Soö devait réfléchir, l’arrêter. Et s’il avait joué la mauvaise carte en lui faisant du chantage ? Aurait-il dû le tromper ? L’appâter avec une plus grande récompense que ce qui était prévu dans le marché ? Non, non. Ce qu’il aurait dû faire n’était pas important. Ce qui l’était, c’était ce qu’il allait faire à l’avenir. Il avait encore des cartes dans son jeu. Des atouts. D’abord, il y avait Nethan. Jio ne l’avait pas vue depuis son retour. Et pour cause, la fillette avait été enfermée dans une des suites qu’on attribuait aux mercenaires d’élite. Elle était bien traitée, mais ça, le garçon ne le savait pas. Si Soö lui faisait miroiter une rencontre avec la jeune fille en échange de son entière coopération… Non, ça ne suffisait pas. Il fallait autre chose. Il fallait qu’il étudie ce qui dérangeait le garçon en ce moment.
Il y avait trois choses. La première : Le chantage qui s’appliquait à lui. Mais avec ce chantage, Soö s’assurait que Jio ne ferait pas la même bêtise que la dernière fois, quand il s’était enfui. La deuxième : Soö. Oui, il lui en voulait. Énormément. Le garçon le tenait pour responsable de tout ce qui avait pu perturber son enfance. Et ce n’était pas totalement faux. Mais ça, Soö n’y pouvait rien non plus. La dernière, c’était Allisen. Soö avait ordonné à Ebremo de continuer d’inclure Allisen Soll dans ses cours, mais avait-il pris la bonne décision ? Jio détestait Allisen. De tout son cœur. Il le haïssait. Alisen était un rustre. Il avait pris un malin plaisir à détruire Jio petit à petit, à l’humilier à chaque occasion. Allisen formait les meilleurs mercenaires, mais aussi les plus instables psychologiquement. Soö se souvenait de son ancienne élève. Une mageresse de foudre remarquablement douée. Allisen avait procédé de la même manière avec elle qu’avec Jio : il l’avait tabassée, humiliée, il lui avait fait vivre un enfer pour la seule raison qu’elle « devait devenir plus forte ». Elle était devenue forte. Et un jour, elle avait électrocuté une vingtaine de mercenaires dans un accès de folie. Quatre morts. Les autres, gravement blessés. Et elle, elle riait aux éclats. Ils avaient dû l’abattre. Trop dangereuse. Était-ce là le destin de tous les apprentis d’Allisen Soll ? Étaient-ils condamnés à devenir fous, à tout détruire ? Si Jio ne s’était pas enfui de la guilde, il y a deux ans… Aurait-il provoqué un autre massacre après avoir tué deux hommes quand il avait 13 ans ? Aurait-il tué encore plus de personnes ? Aurait-on dû l’abattre, lui aussi ? Oui, sûrement. Et c’était pour cette raison que Soö avait temporairement suspendu Allisen de ses fonctions de mentor. Allisen était le problème. Jio avait soif de vengeance. Allisen était la carte à jouer. Allisen et Nethan. Après ça, il parlerait à Jio. Et tout rentrerait dans l’ordre.
Il jeta un nouveau coup d’œil à la lettre. J’arrive. Proclamait-elle fièrement. Il fronça les sourcils. Vas-y, se dit-il, arrive, Erlein Nowise. Je n’attends que ça. Je serai prêt.
PRESENT : JIO
Jio entra dans le bureau de la tour et, avant que Soö n’ait pu ouvrir la bouche, il dit :
- Je sais très bien ce que vous me reprochez.
Il lui sembla qu’une lueur amusée s’allumât dans les yeux de l’homme.
- Bien, répondit celui-ci, je ne vais donc pas avoir besoin de faire un bilan de tous les problèmes que tu causes ici. Assieds-toi.
L’adolescent s’exécuta, reculant sa chaise pour se maintenir à distance du maître de la guilde qui prit parole.
- Je me fiche que ce soit une révolte personnelle ou un caprice. Je te demande juste d’arrêter. Sinon je vais devoir m’en charger moi-même et, crois-moi, ça ne va pas te plaire.
Jio croisa les bras levant les yeux au ciel.
- Vous me faites peur.
Soö poussa un soupir et Jio en tira une étrange satisfaction. Le maître de guilde ne devait pas croire que l’adolescent était prêt à courber l’échine si facilement.
- Tu crois que ça m’amuse de nettoyer toutes les merdes que tu laisses derrière toi ? Tu t’es mis toute la guilde à dos.
Jio haussa les épaules. La guilde ? Peu importait qu’il soit mal vu des mercenaires. Il voulait seulement qu’on le laisse tranquille. Il leva des yeux insolents vers son interlocuteur qui commençait à s’impatienter.
- Ce n’est pas le rôle d’un chef de réparer les erreurs de ses « sous-fifres » ? C’est ce que je suis pour vous, non ? Un sous-fifre.
- Tu sais que ce n’est pas vrai. J’ai besoin de toi.
Menteur. Il avait détourné les yeux quand il avait dit « ce n’est pas vrai ». Soö reprit, d’une voix plus calme et plus basse, on aurait même pu dire conspiratrice.
- Jio, écoute : Tu n’es pas heureux d’être ici, ça, je l’ai bien compris. Mais j’ai passé un marché avec toi. Il y a une récompense à la clef. Nous avons tous les deux des avantages à tirer de cette situation. Alors tiens-toi tranquille et je ferai de même.
- Pourquoi je me tiendrais tranquille ? L’essentiel, c’est que je sois en mesure de remplir ma part du contrat. Je suis en train d’y travailler. Mêlez-vous de ce qui vous regarde.
- Tu veux revoir Nethan, non ?
Jio ne put s’empêcher de pousser un hoquet de surprise. Nethan. Il avait honte de l’avouer, mais avec tout ce qu’il s’était passé ces trois derniers jours, il avait oublié qu’elle était ici. Et qu’Elijah, lui, n’y était pas. Il entendit un rire narquois. Celui de Soö, et une expression furieuse se peignit sur son visage.
- Pas besoin de me regarder avec cet air-là. fit l’homme en dardant ses yeux violets sur lui : Tu étais tellement obnubilé par ta petite rébellion que tu en avais oublié que la fillette était ici ! Quel mauvais ami tu fais.
- L’ami que je suis ne vous regarde en aucun cas.
L’adolescent contenait sa colère et sa frustration. Il voulait savoir où était Nethan, maintenant. Il n’était plus temps de se montrer violent. Il l’était déjà bien assez avec les mercenaires, en salle d’entraînement. Il se cala un peu mieux sur sa chaise, fixant Soö d’un regard significatif, et le maître de guilde sourit comme s’il venait de remporter une victoire.
- Je peux te laisser voir Nethan, si tu le désires.
- Vous croyez que ça suffira à me calmer ? Je sais qu’elle est en vie, c’est l’essentiel.
Il se détesta d’avoir prononcé ces paroles. Et Soö dut remarquer sa crispation car il s’exclama d’un ton faussement dramatique :
- Si peu de cœur ! Malheureux ! Je me demande pourquoi la gamine tient tant à toi ! Je pourrais l’avoir torturée et tu me dis que tant qu’elle est en vie tout va bien !
- L’avez-vous torturée ?
Soö reprit son calme, un air mystérieux accroché au visage. Jio le trouvait insupportable, avec ses sourires faux, ses mensonges, son attitude de comédien. Le jeune homme lui jeta un regard de dédain.
- Je sais qu’il y a une autre chose que tu veux, Jio. dit le maître de la guilde.
Le garçon ne savait pas comment réagir. Il se sentait acculé, il avait l’impression que Soö savait exactement comment se déroulerait cette conversation. Il sentait l’aura écrasante de cet homme, alors même que sa magie était prisonnière d’un sort. Jadis, il avait dû être un mage puissant. Il lui restait de cette puissance dans l’attitude qu’il adoptait.
- Je t’accorderai un duel officiel contre Allisen Soll. Devant tous les membres de la guilde, si tu le souhaites. Pour que tu puisses régler tes comptes une fois pour toutes. Qu’est-ce que tu en dis ?
Mais à quoi jouait Soö ? Il lui proposait sciemment de passer Allisen à tabac devant toute la guilde ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cela pouvait lui apporter ? Soö avait dû prévoir ces questions car il y répondit avant même qu’elles ne fussent posées.
- Oui, tu pourras te battre contra Allisen sans risquer d’aller au trou. Tu auras ta vengeance, en échange, tu arrêteras de causer des problèmes. Et ça me permettra d’évaluer personnellement ton niveau.
Jio hésita. Il avait mortellement envie d’adhérer à cette proposition. Mais comment faire confiance à un être comme Soö ? Comment être certain qu’il n’avait pas d’intentions cachées ? Non. Il avait des intentions cachées, mais ce dont Jio devait avoir peur, c’était que ces intentions puissent lui porter atteinte. Et puis… Il manquait quelque chose dans ce contrat qui impliquait Allisen. La vengeance était son but le plus important. Oui, il voulait réduire la guilde à néant. Mais ce n’était pas là son unique objectif.
- Je veux le duel contre Allisen Soll et l’entrevue avec Nethan.
- Ne sois pas trop gourmand, Jio.
- Dans ce cas, vos critiques sur mon comportement, vous pouvez vous les foutre là où je pense, je ne changerai rien à mon comportement.
S’il fut surpris par ces paroles, Soö n’en montra rien. Son visage garda une impassibilité totale et Jio se dit qu’après tout, il aurait bien été capable de prévoir cette situation.
- D’accord. Tu auras l’entrevue et le duel. Tu as intérêt à faire profil bas ou tu le regretteras amèrement.
Le jeune homme voulut répliquer, avoir le dernier mot, mais face au maître de la guilde, il ne savait pas quoi dire. Il se contenta donc de soutenir le regard lourd de menaces de Soö jusqu’à ce que l’homme lui dise de disposer.
Dans le couloir, il se dit que le gagnant dans l’histoire, c’était lui. Après tout, quel intérêt pouvait trouver Soö à ce duel ?