« On mange ensemble ce midi ? Je peux être vers ton bureau quand tu prends ta pause si tu veux. »
Sofia ne voit le message d’Ana qu’une heure après son envoi, une fois la réunion finie, après que le chef de projet ait présenté à l’équipe les coûts et le rétroplanning du plan de renouveau des produits de Natama.
« On se retrouve à midi au Kotako ? »
Elles n’ont pas pour habitude de déjeuner ensemble un jour de semaine. Ana travaille à Bègles, elle ne vient jamais à Bordeaux sauf lorsqu’elles y sortent le samedi, et Sofia ne se souvient pas que son amie ait pris des congés avant le mois prochain. Elle en a déjà si peu.
« Tout va bien ? »
Après avoir envoyé le second message, Sofia demeure immobile à fixer son écran. Les trois petits points qui s’y affichent mais la réponse n’arrive pas avant une minute.
« Parfait ! À tout à l’heure, au Kotako donc. »
Elle n’en saura pas davantage pendant sa matinée, qu’elle consacre à réaliser une nouvelle étude marketing pour le pot de crème phare de la marque, Lumière intense, la future Crème de Dune.
À midi moins cinq, elle éteint son ordinateur et se faufile hors du bureau pour retrouver son amie dans la rue d’à côté. Elle entre dans le restaurant dont elle connaît le menu par cœur à force de travailler depuis six ans dans le quartier et prend une table en coin, proche de la baie vitrée qui donne sur la rue passante.
— Je vous sers quelque chose, Madame ? demande la serveuse.
— Je vais attendre mon amie avant de commander, je vous remercie.
À peine la serveuse tourne-t-elle les talons qu’Ana apparaît à sa suite.
— Je viens juste d’arriver ! commence Sofia.
Ana a le teint blafard. Le contact de ses joues rosies par le froid glace Sofia un bref instant. Elle observe son amie qui enlève son écharpe, ses gants, son bonnet puis son manteau. Ses gestes sont lents, ses yeux, livides.
Quelque chose ne tourne pas rond.
Sofia pense que Paul l’a quittée. Alors, Sofia pense à Samuel, aussi, et à la Ana qu’elle a récupérée à la petite cuillère l’année passée. Même si elle ne connaît pas tant Paul, même si elle a quelques réserves sur leur compatibilité, elle ne se réjouit pas de la perspective de cette rupture.
Pas Ana. Pas encore.
— Tu viens souvent ici ? demande celle-ci.
— Pas tous les jours non plus, je mange au bureau le plus souvent. Mais si je dois manger dehors, c’est un bon plan.
— Et qu’est-ce que tu me recommandes ? Ils ne font pas de bibimbap ni de deopbap.
— Ce n’est pas un coréen, c’est un japonais, raille Sofia.
En coin, la commissure des lèvres d’Ana esquisse un maigre sourire.
— Leur ramen au poulet, c’est une tuerie, reprend-elle. J’aime bien leurs katsudon aussi, c’est du porc pané avec du riz, tu devrais aimer aussi.
— Va pour le katsudon alors, conclut Ana en refermant le menu auquel elle n’a pas jeté le moindre coup d’œil, entraînant à son signal le retour de la serveuse qui, armée de son calepin, prend leur commande.
— Un katsudon, un ramen au poulet, et deux thés au jasmin, récapitule la serveuse. Merci !
— Alors ? commence Sofia une fois la serveuse repartie.
Ana expire. Le regard en coin, elle se mord les lèvres.
— J’ai été arrêtée pour quelques jours.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Rien, c’est juste que…
Sa voix se tord et, l’instant d’après, Ana éclate en sanglots.
— Ce n’est… pas… rien… bafoue-t-elle finalement. J’ai… J’ai…
Et elle pleure de plus belles.
Sofia lui sert un verre d’eau, dégaine un mouchoir de son sac qu’elle tend sous les yeux d’Ana, enfouis derrière ses mains. Elle n’en voit rien.
— Respire, chuchote Sofia. Tout va bien se passer.
— Non, justement.
Ana saisit le mouchoir d’un geste brusque avant de se moucher si fort que la serveuse leur adresse un bref regard depuis le comptoir.
— J’ai… reprend Ana. La semaine dernière, j’ai…
Elle se mord les lèvres pour mieux se retenir d’éclater encore en sanglots.
— Prends un peu d’eau, lui conseille Sofia en tendant le verre qu’elle lui a servi. On a tout le temps. Je ne reprends pas avant quatorze heures.
Ana boit le verre d’une traite, et Sofia la ressert aussitôt. Le second verre est englouti à une vitesse similaire.
Sur le comptoir, Sofia aperçoit leur plat qui attend d’être servi. L’employée, qui guette leur table, doit juger qu’il n’est pas encore temps d’interrompre la crise de larmes de la table du coin. Sofia lui adresse un sourire désolé.
Ana lève les yeux au plafond. Elle ne croise pas le regard de Sofia. Ses paupières se closent, elle cherche le courage. Elle cherche et elle a du mal à trouver. Elle trouve, mais elle peine à le mobiliser. D’une voix si rapide que Sofia a du mal à en saisir tous les sons, Ana explique :
— J’ai fait une fausse couche la semaine dernière. Alors le boulot, en ce moment, c’était devenu un peu compliqué.
Ana est sage-femme. Ana passe ses journées, et parfois ses nuits, à aider d’autres femmes à accoucher. À les voir accoucher de la vie quand elle a dû accoucher de la mort. À devenir transparente dès que le nouveau-né est remis entre les bras de sa mère, et qu’elle observe, distraite, leur mine soulagée, souvent réjouie. Parfois, moins.
— Je ne savais pas que… commence Sofia.
— On attendait les trois mois pour vous le dire… Je comptais t’appeler dès l’échographie de la semaine prochaine, mais…
Sofia se tait. Dans sa tête, elle mesure tout ce qu’elle ne peut pas dire. Je suis enceinte. Je ne te l’ai pas dit, mais le petit pois est bien accroché. Parfois je suis enthousiaste, parfois j’ai peur, mais je suis enceinte. Voilà, tu le sais.
Non, Ana ne le saura pas. Elle ne le saura pas tout de suite, et Sofia n’a aucune idée de quand il sera correct de le lui dire. Pas trop tôt, pour ne pas raviver la douleur, pas trop tard, pour ne pas maintenir sa meilleure amie dans l’ignorance de ce qui sera bientôt un immense changement dans son quotidien bien huilé.
— Je ne savais pas que vous essayiez d’avoir un enfant.
— On n’a plus vingt ans, Sofia. On n’a plus le temps de jouer les romantiques pendant des années !
Si, on l’a. Mais oui, on n’a plus vingt ans. Voici ce que Sofia aimerait répondre. Voilà le silence auquel elle se tiendra.