Chapitre 18 - Charlotte

Ma sœur arriva à la gare vendredi vers 17 heures. Elle était radieuse. J’avais l’impression, à chaque fois que je la voyais, de voir murir en continu la petite gamine d’il y a quelques années. Encore inconsciente de la beauté qu’elle dégageait, elle affichait cette insouciance caractéristique des dernières années de lycée. Elle mesurait un mètre soixante-dix, soit onze centimètres de moins que moi. Châtain clair, sa coupe en joli carré dans le cou illuminait un visage aux traits fins et réguliers, sur lequel trônaient deux billes bleues-grises qu'animait un regard franc et malicieux. Son petit nez légèrement retroussé rehaussait son charme d’une note polissonne, la maintenant pour quelques temps encore du côté de l’enfance. J’étais heureuse de l’avoir un week-end juste pour moi, et la pris dans mes bras. Elle était vêtue d’un simple jean et d’un chemisier à carreaux. Des low boots à petits talons carrés accentuaient sa silhouette qui, même dans une tenue aussi neutre, ne passait pas inaperçue. De mon côté je portais ma nouvelle jupe à losanges, les collants opaques, un pull beige et des derbies lacées noires et plates.

 

-Alors tu optes pour le rouge à lèvres quotidien ?

-C’est marrant tout le monde m’en fait la remarque.

-Bah c’est normal, mine de rien c’est un truc qui te change vachement.

-En bien ?

-Moi j’adore, oui. Ça fait très femme, tout à coup. C’est Éric qui t’a donné cette envie ?

-J’en sais rien, ça m’est venu comme ça.

-Alors, tu me racontes ? Tu l’as rencontré où ? Il est comment ?

-On a le temps d’en parler…

 

Mais Charlotte ne voulait pas attendre. A dix-sept ans, et alors que l’âge adulte se profilait puisqu’elle aurait ses dix-huit ans dans moins de quatre semaines, on a envie de tout savoir, tout de suite. Surtout quand ça concerne les histoires d’amour de sa sœur aînée. Je passai donc le trajet jusqu’à mon studio à lui dérouler l’histoire de ma rencontre avec Éric, dans un bar un soir de déprime, déprime dont j’éludai la raison. Je n’oubliai pas de raconter notre premier baiser, ni même notre premier calin, bien que par pudeur je n’entrai pas dans des détails indicibles. Charlotte avait suivi ma dégringolade, depuis l’été dernier. La rupture inattendue avec Gaël, que tout le monde dans ma famille commençait à considérer comme l’homme de ma vie, m’avait anéantie. Mes parents furent de plus en plus inquiets de me voir m’enfoncer moralement tout l’automne et tout l’hiver sans que je ne donne de signe de réaction. Charlotte en avait été très affectée pour moi. Au fur et à mesure de mon récit, et au-delà du bonheur de redécouvrir sa grande sœur amoureuse, son visage exprima aussi du soulagement. Je me fis la réflexion que Charlotte aurait compris les remarques un peu abruptes qu’Eva m’avait formulées avant-hier.

 

La nuit du cinéma d’épouvante démarrait à 21 heures. J’avais prévu de dîner avec Charlotte chez moi, puis de retrouver Éric dans un petit bar sur le campus vers 20 heures pour avoir le temps de faire connaissance, avant d’attaquer celui de se faire peur.

J’avais préparé un gratin de poulet et de patates douces rôties au miel et à la coriandre. Nous nous régalâmes en bavardant.

 

-Alors tes révisions et ton planning, tu gères ?

-Ça va, j’ai réorganisé pour libérer les deux journées avec toi. Je suis plus ou moins dans les temps.

-Et ton bac blanc de fin janvier, tu as eu tous les résultats ?

-Oui c’est bon il manquait juste l’histoire et la philo où j’ai eu 16 et 11. Le prof principal nous a donné à chacun le récapitulatif dans les conditions du bac.

-Et … ?

-J’aurais eu 15,95.

-Tu vises mal, ma puce.

-Ouais mais il m’a dit que si ça avait été le vrai bac, le jury m’aurait sûrement rajouté un point quelque part pour me donner la mention Très-Bien, parce que mon dossier scolaire est apparemment excellent.

-En tout cas je te félicite. Tu le mérites, tout ça. Et pour ta prépa bio, tu sauras en juin, pas avant, c’est ça ?

-Oui, juste avant le début des épreuves du bac.

-T’arrives quand même à te changer les idées, à voir Loïck ?

 

Loïck était le petit-ami de Charlotte. Elle n’avait pas accumulé beaucoup de flirts depuis le début de son adolescence, bien qu’elle fût beaucoup sollicitée. Ça n’était pas par idéologie ni par principe, simplement Charlotte n’avait eu que quelques histoires longues. Celle en cours avait démarré au troisième trimestre de son année de Première S, le Loïck en question étant un garçon de sa classe. Il avait son âge, et j’avais eu l’occasion de le croiser quelque fois. Je le trouvais adorable. Cela faisait neuf mois que Charlotte sortait avec lui, et, bien installée dans mon rôle de grande sœur, j’avais eu vent de la montée en puissance de leur histoire, des premiers baisers aux premiers gestes coquins de la fin de l’automne dernier. Je restai à bonne distance pour ne pas m’immiscer dans son intimité, mais restai disponible en cas de besoin d’une oreille attentive.

 

-Oui en plus certains trucs, on les révise ensemble.

-J’ai cru comprendre qu’il y a d’autres choses que vous vous apprêtez à faire ensemble ?

-Je pense, oui.

-Tu veux en parler ?

-Oui…

-Pas facile ?

-Voilà !

-C’est toi qui en a le désir, lui qui se fait pressant ...?

-Ah non, il est super cool lui, il est tout aussi puceau que moi donc c’est pas comme s’il s’impatientait. Je sens qu’il en a très envie, et moi aussi de plus en plus.

-Vous en avez explicitement parlé ?

-Juste une fois.

-…

-On faisait … des « trucs »… et il m’a dit qu’il avait envie de moi.

-Quel genre de « trucs » ?

-J’avais viré mon soutien-gorge et lui avait tout enlevé.

-C’était la première fois que ça allait aussi loin ?

-Pas pour le soutif non, mais pour lui, oui.

 

Je la laissai trouver ses mots.

 

-On s’est caressés, et je l’ai touché « là ». Et au bout d’un moment il m’a dit ça.

-Ce qui est normal.

-Qu’il me le dise ?

-Qu’il ait envie de toi.

-Oui et puis bon enfin ça se voyait, hein.

-Encore heureux !

 

Charlotte pouffa et se détendit.

 

-Ouais.

-T’as répondu quoi ?

-Que j’étais pas prête.

-D’accord.

-Il a dit qu’il comprenait, il n’a pas insisté.

-Mais ?

-Ben je m’en veux un peu. Si j’avais pas accepté d’aller aussi loin, il n’aurait pas été frustré.

-Tu peux arrêter d’être conne ?

-Euh…

-Il avait l’air malheureux, dans les bras de sa petite amie à moitié nue ?

-Non, mais…

-Mais rien du tout. Il en est au même point que toi : il découvre avec toi de nouvelles sensations. Il était excité ? Evidemment qu’il l’était ! Mais toi dis-moi, tu ne l’étais pas, excitée ?

 

Charlotte rougit. Ce qui valait toutes les réponses.

 

-Très bien, alors explique moi pourquoi son désir à lui devrait être considéré comme impérieux alors que le tien tu le négliges au point de ne pas en parler ? Juste parce que chez lui ça se voit plus que chez toi ?

-C’est moi qui ai dit non.

-Ce qui ne veut pas dire que tu ne ressentais rien. Tu as dit non à deux personnes : à lui et à toi. Il l’a su, que tu étais dans le même état que lui ?

-Je crois.

-En tout cas, dis-toi bien une chose. Le fait de passer à l’acte, que ce soit dans trois jours ou dans un an, ne doit répondre qu’à une seule exigence : ton désir de faire l’amour avec lui. Tant que tu ressens de la culpabilité et donc une certaine obligation, évite.

-Non, c’est pas à ce point-là, je t’assure. C’est juste que j’étais un peu prise par surprise, l’autre jour. C’était une réponse de panique, tu vois.

-C’est le cas de le dire.

-Hein ?

-Non rien, jeu de mots pourri. Continue.

-J’ai réfléchi, depuis, et je me suis dit que ce serait une jolie façon de le faire, d’attendre pile le jour de mon anniversaire…

-C’est un cadeau d’anniversaire que tu fais à lui ou à toi ?

-Tu trouves ça stupide ?

-Oui.

-Bon…

-Ce qui est stupide, Charlotte, c’est de fixer une date. Je comprends bien le côté symbolico-romantique de perdre ta virginité le jour de tes dix-huit ans, mais ça ne serait pas mieux de la perdre le jour où tu auras tellement envie de lui que ça se fera naturellement ? 

-T’es chiante.

-C’est un peu ce que t’attends de moi.

-T’es chiante parce que t’as toujours raison, même quand on te dit que t’es chiante.

-Après avoir dit non, tu as regretté ?

-Bah je t’ai dit…

-Non, pas ça. Je veux dire, dans les secondes qui ont suivi, tu l’as regretté POUR TOI, d’avoir dit non ?

 

Charlotte rougit une deuxième fois.

 

-C’est ÇA le bon moment, tu vois.

-Donc le bon moment c’est quand j’ai dit non.

-C’était UN bon moment parmi d’autres qui vont suivre.

-Bah donc c’est la prochaine fois, faut être logique.

-Te fais pas plus bête que tu n’es. Quand on a 15,95 au bac blanc on raisonne mieux que ça.

-Je te suis plus… Si finalement j’étais prête l’autre jour, je le serai à nouveau la prochaine fois.

-Mais arrête avec ce vocabulaire. Être prête, ça veut rien dire. Quand tu vas chez le gynéco t’es prête pour l’examen une fois que t’as les jambes écartées. Là, ça n’a rien à voir.

-Toi et ton sens de la formule…

-L’autre jour tu as eu envie de lui. C’est du désir, ça. La prochaine fois rien ne te dit que tu ressentiras la même chose. Ça ne se commande pas forcément, surtout avec le stress qui accompagne la première fois. Ce sera peut-être là, et puis peut-être dans deux semaines, et puis peut-être dans un mois, tu ne sais pas, il faut juste que tu sois à l’écoute de ce que tu ressens.

-J’ai peur…

 

Ses grandes billes bleues et grises se troublèrent sous l’afflux de larmes qui s’étaient mises à monter. Je la pris dans mes bras, par-dessus la table, mon pendentif trainant dans les restes de poulet caramélisé.

 

-Tu te rappelles de tes premières montagnes russes, dans le parc Asterix, il y a quelques années ?

-Euh oui…

-T’avais eu peur d’y aller, et après t’étais super fière de l’avoir fait et en plus t’avais ressenti des choses géniales qui t’avaient retourné l’estomac. Là ce sera la même chose, sauf que ce que tu ressentiras c’est juste mille fois plus fort encore.

-Même quand on a fait le Goudirx la tête en bas ?

-T’auras la tête en bas aussi, t’inquiète…

 

Je relâchai mes bras autour d’elle et embrassai sa joue mouillée.

 

-Je me mets dans ces états…

-C’est rien par rapport à ce qui t’attend.

-Tu me fais rire.

-T’as des capotes sur toi ? Pour le jour où…

 

Pour la troisième fois ses pommettes s’empourprèrent.

 

-J’en ai même au chocolat.

-Gourmande.

-Arrête !

-Je parlais du chocolat.

-Mais vas-y, arrête !

-Moi aussi j’adore le chocolat.

-Je veux plus rien entendre !

 

Éric était assis sur un tabouret devant une petite table en zinc quand Charlotte et moi arrivâmes devant le bar un peu après huit heures. Charlotte me retint par la manche de mon blouson.

 

-Attends, montre-le-moi.

-Là…

-Mais c’est vrai qu’il est barbu !

-Tu croyais que c’était une figure de style ?

-Il est tout fin.

 

« Pas de partout » pensai-je en mon for intérieur, sans verbaliser la remarque.

 

-Il a l’air mignon et sympa.

-Il a surtout l’air de nous avoir vues.

 

Nous pénétrâmes et rejoignîmes mon barbu que j’embrassai goulument avant de faire les présentations. Il fit la bise à Charlotte.

 

-Je me sentais un peu comme au zoo.

-Au zoo ? m’étonnai-je.

-Du mauvais côté de la grille.

-Ah genre on le regardait, comprit Charlotte.

-Vous avez des cacahuètes ? criai-je à l’attention du serveur affairé au bar.

-Ok donc là c’est le premier film d’horreur qui commence c’est ça ?

-Le barbu et les deux frangines. Ça sonne bien tu trouves pas ?

 

Je laissai la conversation prendre entre eux. Le courant passait. Ils plaisantaient ensemble spontanément, et la différence d’âge ne se voyait pas. Assistant à la scène, observant ce beau jeune homme à la fois à l’aise, décontracté, gentil… j’eus terriblement envie de lui. Un désir fulgurant et intense. J’aurais été capable de monter sur ses genoux et de m’empaler sur sa queue, la faisant traverser à la fois mon collant et ma culotte, et de me faire l’amour toute seule en l’utilisant comme sex-toy vivant. Je chassai ces idées de ma tête tant bien que mal afin de reprendre part à la conversation.

 

L’amphi n’était qu’à moitié rempli quand nous y choisîmes une place dans les rangées les plus hautes. Ce n’était pas le plus grand de l’institut, et l’écran sur lequel les films allaient être projetés était plutôt large, ce qui permettait un bon recul. Charlotte avait emmené son sac à dos sans que je ne l’interroge sur ce qu’il contenait. Elle en sortit des sachets de pop-corn, un assortiment de bonbons et une bouteille d’Orangina.

 

-T’avais peur d’une crise d’hypoglycémie, ou quoi ?

-Non mais bon, le petit-déj ça va être tard.

 

Je m’étais assise entre Éric et elle. Avant que le premier film ne soit lancé, Éric m’embrassa. Je passai mes bras autour de son cou pour accentuer la proximité de nos corps et transformai le chaste baiser qu’il me donnait en roulage de pelle éhonté. Mon désir de tout à l’heure me revint instantanément en même temps qu’une voix sur ma gauche.

 

-Hé y’a des hôtels pour ça.

-Mmmmmh.

-Oh le barbu, c’est ma sœur, là, hein ?

-Félicitations, tu l’as bien choisie, ta sœur.

-Ouais je sais mais laisse m’en un bout.

 

Je poussai Charlotte affectueusement du coude et lui piquai une fraise tagada.

 

Le président de l’amicale des étudiants prit la parole peu après 21 heures pour lancer la nuit effrayante. Il présenta les films, justifiant leur choix, expliquant qu’ils avaient souhaité qu’au-delà de quatre décennies, autant de sous-genres du cinéma fantastique fussent représentés. Je n’avais jamais réfléchi à cette théorie des sous-genres en question, et l’écoutai couper les cheveux en quatre d’une oreille mi-amusée et mi-intéressée. Selon lui le premier film, « 2000 maniacs », était totalement baroque et terriblement inventif. Le second, « Le Blob », appartenait à la grande catégorie des films avec bestiole peu ragoûtante venue de l’espace et franchement hostile. Le troisième, « L’antre de la folie » parlait de la folie humaine, et était de ces œuvres qui mettent brillamment en scène la frontière vaporeuse entre fiction et réalité, à l’instar de « Misery », « Shining » ou de quelques chefs d’œuvre dans le genre. Enfin il nous mit en garde contre le dernier, qui l’avait énormément remué malgré sa passion et sa grande habitude des films d’horreur. « Martyrs » évoquait la cruauté humaine et la douleur physique. Il était donc réaliste et c’est ce qui semblait le plus terrifiant. Ainsi averti, le public put enfin être plongé dans le noir. Quand la pénombre fut installée, je me questionnai intérieurement sur ma capacité à rester aussi longtemps à côté d’Éric sans l’orgasme que mon corps réclamait de plus en plus intensément. Fort heureusement pour ma libido en surrégime, le premier opus s’avéra absolument immonde et certaines scènes me calmèrent illico !

 

« 2000 maniacs » est une histoire un peu ridicule de vengeance des habitants d’un village sudiste de Floride. Comme souvent dans ce type de film, le scenario n’est qu’un prétexte à toutes sortes d’atrocités. Six touristes nordistes sont invités à participer au centenaire du village en question, ignorant qu’il s’agit en fait de celui du massacre perpétré pendant la guerre de Sécession par des troupes yankees. Les six victimes périssent dans de monstrueuses conditions orchestrées sous forme de jeux par les sécessionnistes déchaînés. Celle qui m’impressionna le plus fut d’une simplicité enfantine mais d’une efficacité épouvantable. Un pauvre type est installé dans un tonneau dans lequel des dizaines d’énormes clous ont été plantés, pointes vers l’intérieur, puis balancé sur une colline en pente. Le tonneau roule, et évidemment, arrive ce qui doit arriver … Les effets spéciaux étaient dérisoires, comparés à ce qui existe désormais, mais pour un film du milieu des années soixante, on concevait à la fois le travail réalisé et le côté provocateur. Nous fûmes tous trois captivés, comme attirés par les giclées sanguinolentes peu crédibles mais hypnotisantes. Par moments Charlotte sursauta, mais elle tint le coup, non sans un recours assez frénétique aux glucides.

Cette première séance s’acheva vers onze heures moins le quart. Une courte pause de dix minutes était prévue. Charlotte, gavée à l’orange secouée, courut aux toilettes. Je profitai de ce moment pour échanger quelques mots plus personnels avec Éric. Il commença à me dire tout le bien qu’il pensait de Charlotte, mais à cet instant, je m’en foutais totalement. J’avais besoin d’entendre que j’étais la plus belle femme de la terre, et que s’il n’y avait pas eu une centaine d’étudiants avides de tripes et de boyaux autour de nous, il m’aurait fait l’amour, là, tout de suite. Il comprit mon état et m’embrassa en m’enlaçant aussi bien que les sièges de l’amphithéâtre le permettaient. Charlotte finit par interrompre notre mélange de langues et de salive.

 

-Non mais vous êtes pas sortables.

-C’est pour me remettre de mes émotions.

-Comme si toi t’avais besoin d’une explication !

-Mais pour qui tu me prends ?

 

Amusé, Éric s’immisça dans la conversation.

 

-Ah mais elle te connait bien, Charlotte !

 

Je les laissai se moquer de moi le temps que la lumière s’éteigne une deuxième fois. Juste avant, je vidai la bouteille d’Orangina. Sous mes yeux ébahis, Charlotte en sortit une deuxième de son sac.     

-Et c’est moi qui suis pas sortable ?

-Ben quoi, t’aurais préféré que je me fasse livrer une pizza ?

 

« Le Blob » fut un nanar innommable au point qu’il en devint irrésistible. C’est l’histoire d’une météorite qui s’écrase sur la terre et dont s’échappe une matière organique invertébrée vivante, le fameux Blob, qui pour se nourrir becte tout ce qui est humain, et grandit à chaque repas, finissant ses aventures dans un cinéma où le festin ingurgité transforme la bébête en immense chewing-gum mâché, style malabar bien rose, de la taille d’un petit pavillon de banlieue. Loin de faire peur, ce navet faisait surtout rire. En ce sens, c’était plutôt plaisant à regarder. Sitôt vu, sitôt oublié, le film s’acheva à 0h20 et une pause d’une demi-heure fut proposée. Je suggérai à Charlotte et à Éric de se dégourdir les jambes. En pleine digestion, ma cadette préféra nous attendre dans la chaleur moite de l’amphi tout en rotant ses confiseries. Je pris Éric par la main et l’emmenai dans la cafétéria de l’institut. Nous prîmes un café. J’avais envie de lui. Rien qu’en le regardant. Mon désir de fin d’après-midi n’était pas assoupi, loin de là. En éveil permanent, il me relançait à chaque scène un tant soit peu suggestive, à chaque baiser échangé dans le scénario de la nullité que nous venions de voir, et avait déclenché des ondes dans mon bas-ventre, qui, à l’instar de l’amphi où certains spectateurs s’assoupissaient déjà, n’était lui-aussi que moiteur.

Une main me tira de mes rêves éveillés. C’était celle d’Éric qui s’était posée à cheval sur les derniers losanges de ma jupe et sur mon collant, provoquant une décharge dans mes entrailles. Mes yeux brillants le fixèrent comme pour comprendre le sens de ce geste qui pouvait n’être que de tendresse. Mais le regard d’Éric en était dépourvu. Je n’y vis qu’un désir ardent. Sa main glissa très discrètement le long de ma cuisse et entra sous la jupe. Nous n’étions pas seuls dans la cafèt, mais le temps et le bruit s’étaient arrêtés autour de moi. L’animal qui dort en chacun de nous s’éveilla dans ma carcasse à l’affut, et prit les commandes.

 

J’attrapai la main d’Éric et le tirai vers un couloir qui faisait la transition entre deux bâtiments, celui de l’institut et celui d’une annexe qui n’avait aucune raison de ne pas être vide à cette heure-ci. La porte du couloir se referma derrière nous et nous nous retrouvâmes dans une quasi-obscurité, les seuls rais lumineux étant ceux des briques blanches et vertes qui indiquaient les sorties de secours. Nous ne parlâmes pas. Nos corps le firent à notre place. Nous ne réfléchîmes pas non plus. Si on réfléchit, jamais on ne fait une chose pareille.

Éric attendait un signal, comme pour être certain qu’il interprétait correctement mes actes. Je me plaquai, dos contre le mur, et tirai mon amant vers moi. Ma main se posa directement sur la braguette, poussée vers l’avant par quelque chose qui voulait sortir, comme le Blob pris au piège dans sa carcasse météorique trop petite pour ses ambitions. Le reste se passa très vite. D’une part parce que nous n’avions que très peu de temps. D’autre part parce que nous étions rendus à l’état sauvage. Éric tira mon collant vers le bas, entrainant ma culotte avec lui. Je relevai ma jupe sur mes hanches, la hissant jusque sous mes seins pour dégager entièrement mon sexe nu. Il défit son jean, et le laissa tomber à ses pieds puis l’enleva pour être libre de ses mouvements. Je baissai son boxer, et pris entre mes mains cet objet que mon corps entier réclamait depuis plusieurs heures. Il était raide comme une lance de marbre. Saoulée d’un désir qui envoyait ses rafales d’hormones dans tout mon organisme, je me tournai afin que la lance vînt se prendre en cisaille entre mes deux fesses. Éric avait sorti une capote et je l’entendis la dérouler dans mon dos sur le phallus dont mes chairs se languissaient. Il passa un bras autour de ma taille, par-dessus le pull. La main libre vint écarter doucement les deux lèvres trempées qui gardaient l’entrée du temple. Je sentis la pénétration arriver de derrière, et combler à la fois mes entrailles de femme et mon impatience. J’eus l’impression que le couloir tournait sur lui-même, que les halos verts et blancs qui nous donnaient le teint de deux martiens anorexiques s’étaient mis à briller, comme si quelqu’un poussait le gradateur qui en commandait l’intensité. Incapable de trouver une respiration, je perdis peu à peu la perception de mon équilibre et m’accrochai à un tuyau de radiateur à ma droite. Puis mon esprit entier ne fut plus accaparé que par ce qui se passait derrière moi et en moi, comme si une lucarne s’était ouverte sur un écran, et que j’y voyais mon sexe pris d’assaut par un mâle en rut, par une queue érigée qui glissait sous mes fesses, entrait et sortait, arrachant les fluides de mon désir dont il se lubrifiait un peu plus à chaque passage. Ces quelques secondes de lucidité déclenchèrent un premier spasme et j’évitai de justesse de crier. L’homme bandé perçut mes réactions et s’abandonna à son tour à la violence de ses pulsions. Se sentir à ce point bousculée dans sa plus étroite intimité tout en s’enivrant de plaisir, est de ces paradoxes que seul le sexe peut délivrer.

Mon front se posa contre le carreau de la vitre en face de laquelle nous étions en train de faire l’amour. Je sentis mon amant redoubler de force alors que mes yeux fixaient quelque étoile dans le ciel de fin d’hiver. J’attrapai sa main qui me maintenait toujours par-dessus mon pull et la glissai dessous. Éric ne se le fit pas dire deux fois et attrapa un sein, puis bondit sur l’autre, tel un fauve hésitant entre deux proies un jour de festin. Je sentais son membre me remplir par à-coups, je sentais son souffle sur ma nuque, je sentais mon sexe s’ouvrir davantage, mouiller davantage, à tel point que des gouttes de volupté perlaient le long de mes cuisses, je sentais ses couilles frapper mes fesses comme les baguettes d’un tambour sur la fine peau tendue, puis ses doigts passèrent sous le soutien-gorge et pincèrent un téton avec délicatesse, alors que nos corps n’étaient plus que des soubresauts déchaînés livrés à leur bestialité.

Je fus soudain projetée en avant par la force de l'orgasme. Le couloir se remit à tourner, les sons se brouillèrent, devinrent sourds, et l’espace de quelques secondes de jouissance, je crus être comme piégée par HAL 9000, ce qui n’était pas sans logique compte-tenu du thème de la nuit. Sentant que j’avais joui, Éric se laissa aller et son monolithe libéra sa semence dans le préservatif au fond de mon sexe alors que Zarathoustra résonnait au fond de moi, comme une sono inconsciente branchée sur mes pulsions sexuelles les plus basses. Mon voyage vers Jupiter s’achevait, la jupe coincée entre le nombril et le menton, le front trempé de sueur laissant des trainées sur la vitre embuée, des mains masculines accrochées à ma poitrine dont les tétons pointaient vers une finalité fantasmagorique et colorée de l’univers. J’avais l’impression qu’une vie entière s’était écoulée, comme si en me retournant, ça ne serait pas Éric, face à moi, mais moi-même, en fœtus, comme une réinitialisation de mon être en « surfemme ». Pourtant sa montre indiquait 0h46 quand il eut enfin le réflexe de la regarder et de revenir sur la Terre. Nous remîmes en place nos vêtements comme nous le pouvions, et courûmes vers l’amphi pour arriver avant le début du troisième film. Juste avant de monter les dix marches vers la porte battante, Éric me prit par la main et stoppa ma course. Il avait envie de me dire quelque chose, mais les mots ne trouvaient pas leur chemin. Certains regards expriment bien mieux ce que l’on ressent.

 

-Moi aussi, répondis-je comme pour l’aider à formuler sa pensée.

-Je t’aime.

 

Je l’embrassai tendrement et pénétrai dans les gradins le cœur bien trop grand pour ma poitrine.

 

-Mais putain, vous étiez passés où ?

-Café, répondis-je à Charlotte en m’installant entre Éric et elle.

 

Le regard de ma sœur me scruta, tel un laser détectant chaque anomalie, comme au jeu des sept erreurs.

 

-J’y crois pas…

-Quoi ?

-Vous êtes allés vous envoyer en l’air !

-Mais ça va pas la tête ?

 

Elle parla par-dessus-moi.

 

-Sérieux Éric, je t’adore !

-Hein ?

-Jamais la Léa d’avant n’aurait osé faire l’amour avec son mec comme ça à l’arrache dans un amphi.

 

Mon réflexe pudibond me trahit.

 

-Mais t’es folle, on l’a pas fait dans l’amphi !

 

Ce n’était pas la peine d’en rajouter. Charlotte jubilait et, contente d’elle, enfonça le clou.

 

-Orangina ? Vous devez avoir soif.

-Bon ça va n’en rajoute pas…

-En général on dort après le sexe, non ? Je vous raconterai le film.

 

Je regardai avec une infinie affection ma sœur savourer sa victoire, pas mécontente d’être subitement tombée d’un piédestal pour grimper sur un autre.

 

Oh it’s such a perfect day

I’m glad I spent it with you

Oh such a perfect day

You just keep me hanging on

 

Just a perfect day

You make me forget myself

I thought I was someone else

Someone good

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Neptoposide
Posté le 18/02/2025
Je trouve que le personnage de Charlotte est très intéressant. Il apporte de la légèreté à l'histoire. Cependant, je pense qu'il y a une incohérence dans ce chapitre. Il y a un trop grand décalage entre la naïveté qu'elle a dans sa relation amoureuse et le fait qu'elle ait pu comprendre ce que sa sœur et Éric venaient de faire dans ce couloir. Pour moi, elle peut avoir la naïveté de ne pas comprendre ce qu'elle peut faire de ses envies et de celles de son compagnon si ce désir n'est pas lié à des actes.

Je ne suis sans doute pas très clair, et je suis probablement le seul à trouver que c'est une petite incohérence. Pour moi il aurait fallu qu'il se soit passé quelque chose avec Loïc, même quelques caresses maladroites, ou alors qu’elle n'a pas compris ce qui s'était passé dans le couloir, mais elle trouve cela très suspect. Quoi qu'il en soit, cela n'enlève rien à l'intérêt de ce chapitre.
Lealaparisienne
Posté le 18/02/2025
Je comprends ta remarque, mais d'une part on peut être "naïve" (je dirais plutôt stressée et inexpérimentée) dans sa propre vie et très observatrice sur celle des autres; l'un n'empêche pas l'autre, et d'autre part je crois qu'il faut aussi imaginer dans quel "état" les deux protagonistes, en particulier Léa, sont revenus de leur escapade dans le couloir, de sorte que la différence entre après et avant était flagrante...

En tout cas merci pour ton regard acéré et (positivement) critique. J'apprécie l'intérêt que tu portes à l'histoire et à mes personnages.
Neptoposide
Posté le 18/02/2025
Je comprends en effet mais quoi qu’il en soit ça n’a rien élevé à mon envie de continuer à lire. Et je pense que je suis sans doute le seul qui pourrait être interpellé par ce détail 🙂
Neptoposide
Posté le 19/02/2025
Élevé 😳 rien à voir désolé je laisse trop de liberté à mon correcteur. Je disais donc :

Je comprends, mais quoi qu'il en soit, cela n'a rien fait pour retirer mon envie de continuer à lire. Et je pense que je suis probablement le seul à être interpellé par ce détail.

Et je rajoute qu’avec ton explication je suis d’accord avec toi. ☺️👍
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