— La mort du Roi —
Trois mois plus tôt.
Point de vue de Sanhaf — Noldongúl — Capitale
Nul soleil ne pare la Place du Fort en ce triste jour ; nul chant lyrique n’entame sa rengaine dans les allées mitoyennes. Les célèbres fontaines perlées où nombre de gens se bousculent, pour y espérer retrouver jeunesse d’autant, apparaissent esseulées, nues de têtes colorées. Le ciel lui-même perd l’éclat luminescent qui le caractérise en cette saison, pour se tapisser d’un gris perle face au deuil qui couvre le royaume.
La capitale se noie sous les pleurs insonores de ses sujets. La nuit précédente a vu le dernier souffle de l’Agellid Haldir. La population se meut en silence, derrière la procession qui mène le coffin régalien à son ultime demeure. Il voyagera jusqu’à la ville portuaire d’Ilheri et la Baie d’Ëssamili l’accueillera pour l’éternité où il rejoindra les Athawari, ces Bâtisseurs qui régissent le monde.
« Puisse-t-il naviguer jusqu’aux Mers Souterraines et voguer au côté d’Islaë, Celle-Qui-Veille. »
Le hérault porte l’étendard avec peine, le dos voûté. Un colibri bleuté, penché sur son épaule droite, partage le deuil de son anilalié. Un mince filet de vent virevolte autour du drapeau, s’entortille dans le tissu, l’ébranle, imitant le fantôme d’un nouvel ancien temps non révolu.
Le cortège longe lentement l’artère royale. Les femmes jettent des rameaux sur son passage pour l’honorer, les pleurs étouffés par leur robe. Les hommes frappent leur poitrine dans un respect définitif et claquent leurs talons au sol. Le cor se lamente d’une triste mélodie, emportée par un aquilon tempétueux, pour enquérir la Thoria que leur souverain n’existe plus.
— Le Roi est mort ! Le Roi est mort !
Je serre les poings ; mes ongles écorchent la peau tendre de ma paume en pensant à ce caltare[1] de pacotille dont la magie aérienne afflue vers moi. Les échos de la complainte me tirent un frisson.
Une tare de plus qui me cheville le corps. Aucun Tengwë, aucun Inwa ne s’enlace avec la quintessence. Ce que je ressens dans mes veines ; cette mélopée réfute mon appartenance à ces races. Seuls les caltares fredonnent le chant d’Islaë. Táron frise mon flan de sa tête. Je caresse distraitement le sommet de son crâne. Le pelage duveteux me réconforte. C’est l’une des formes que je préfère, avec celle du félin.
— Tout va bien, tout va bien.
Si je me répète cette rengaine assez longtemps, peut-être arriverai-je à me débarrasser de ce sentiment d’amertume, peut-être saignerai-je moins en pensant à ce père absent, veillant sur moi de loin. La tête dans le pelage de mon anilal, je ferme les paupières, plongeant avec délice dans le néant de l’oubli. Mon souffle, à peine plus fort qu’un murmure, disparaît dans la brise solennelle.
Mes pupilles à nouveau ouvertes sur le monde esseulé observent le discret signe de tête de mon partenaire. Je bondis du promontoire du temple à l’effigie de Sanhke, Athawari protectrice, Táron sur mes talons. Je ne soulève pas une poussière et, quand j’atterris sur un toit en chanvre, mes semelles ne laissent aucune empreinte. Ma cape noire fouette l’air derrière moi, mes jambes me guident avec dextérité vers notre destination finale : le palais. Ce nid inébranlable, construit à même la roche, a vu naître le bien le plus précieux du royaume, il y a près d’un quart de siècle. Une fillette aussi belle et gracieuse qu’intelligente.
Ma petite demi-sœur.
À mi-chemin, je m’immobilise au-dessus d’un clocher, l’esprit en l’alerte. Des personnages inconnus franchissent l’entrée principale de Noldongúl. Par réflexe, je pivote vers le Sud, face au péribole qui enclot la capitale. Un murmure insidieux s’immisce sous ma peau, fredonne à mes oreilles une mélodie maudite aux mots envoûtants. La magie d’Islaë s’éveille, m’entoure, me ceint comme une amante déchue.
Des êtres cabalistiques s’approchent. Le chant des pierres, malgré mon immoralité, ne se trompe jamais. Au vu de la situation, aucun risque ne se dévoile. Sans nul doute, viennent-ils présenter leurs condoléances. Tolkan, Tengwë pur-souche, me dépasse sans un regard en arrière et enchaîne les maisons. Il ne les sent pas, ne les devine pas. Il s’arrête quelques toits plus loin, pivote vers moi et, d’un geste sec de la tête, m’édicte d’avancer.
Je me pince les lèvres. Cette race arrogante et vaniteuse pense appartenir à la lignée royale, descendante de la première souche d’Islaë et a réduit les Inwa en esclavage.
Táron me bouscule pour obéir à l’ordre donné. Perdant mon appui, je dégringole de la toiture. Couverte de boue, je me redresse, la respiration lente pour calmer la colère qui serpente dans mes veines. Mon anilal me rejoint et baisse la tête pour se faire pardonner pendant que je plisse les paupières, mécontente de son attitude. Ce n’est pas digne d’un malcca[2]. Elle me tapote le ventre de son museau, sautille pour attirer mon attention. Son envie de s’amuser palpite entre nous. Un claquement de talon la remet à sa place. Elle, qui devine toutes mes pensées, me lèche les doigts. Sa façon de demander pardon. Je secoue la tête en levant les yeux au ciel et grimpe sur son dos d’un bond leste et fluide. Alors que je m’installe, son corps crépite, se mue. De cervidé, elle passe à un animal plus immense, capable de voler sur plusieurs kilomètres sans jamais se fatiguer : un albatros.
Bien souvent, elle change d’apparence au gré de ses humeurs. Un nouveau travers qui enclave mon appartenance à l’une des races bien définies sur Vildanëa. Personne, ici-bas, ne présente ce défaut : chaque anilal perçoit sa forme à sa naissance. Sauf Táron. Sauf moi. Nous symbolisons les vices cachés de Vildanëa ; les cicatrices des Tengwë, les réprouvés des Athawari. Nous incarnons les hors-caste, l’anathème de l’ordre.
Et aujourd’hui, elle décide de se réjouir, à mon plus grand regret. Je viens de perdre un membre de ma famille. Mon père n’en porte, certes, que le nom, mais mon cœur se serre sous la douleur. Il m’a proposé une vie, une demeure et un objectif à poursuivre.
Elle s’élance sur plusieurs mètres avant de s’envoler. Vues du ciel, les ruelles de Noldongúl ressemblent à des branches d’étoiles distordues à qui l'on aurait coupé le centre. Ces géantes ramures à la terne lumière, regorgent d’apocrites qui s’élèvent comme des colonnes d’hyménoptères fourmillant au même endroit. Un tumulte animal retentit ; une aubade de tristesse accompagne l’errance marine du coffin royal.
L’Agellid[3] encommence son voyage aquatique.
L’oreille posée contre ses plumes, je fixe un point à l’horizon. Au loin, des oies sauvages, serviteurs des Athawaris, disparaissent à travers le désir inconsumé éthérique de Solek pour Salmä[4]. Si le corps fusionne avec Isläe, l’âme s’essore vers Astár et Einwa, nos divins primordiaux.
Père les rejoint.
Solek s’ingénie à éclaircir le paysage de ses rayons chimériques, s’efforce de rendre cette circonstance moins endeuillée. Les reflets pastel sur l’Ongon Lugmë [5]la teinte d’une couleur psychédélique, à l’instar d’une gueule bestiale déformée par la rage d’être abandonnée, comme des torrents de larmes qui ne tarissent plus.
L’immensité de l’empyrée m’impose la petitesse de mon existence, l’étroitesse de mes émotions. Táron secoue son plumage, m’invite à éloigner le cauchemar de la solitude. Elle piaule, pic vers le sol et ouvre ses ailes peu avant d’atteindre le sommet des habitations et remonte à la verticale. Je m’agrippe à son manteau, la tête cachée dans ses pennes. Elle grimpe haut, plus haut et si haut que Solek éblouit Salmä de sa nitescence. Je me redresse pour inspirer. La froideur de l’air décolle mes poumons, réinitialise mes pensées.
Des éclaboussures blanches souillent la splendeur de l’azur brume du ciel. Des viletés qui grossissent au fur et à mesure qu’elles s’approchent. Et soudain, des bruissements d’aile viennent chatouiller mon audition. Des ansériformes voltigent autour de nous. L’un d’entre eux s’avance et m’observe dans les yeux. Ce huis clos me prodigue un apaisement bienvenu.
Père m’accorde un dernier adieu. Il plonge, sûrement en quête de Nydel pour lui allouer le même droit.
Je sèche mes larmes, parviens à sourire malgré ma peine. Trois petits coups sur son épaule, nous nous immergeons sous le voile opaque des nimbus.
Nous rejoignons Tolkan, loin devant nous, en quelques battants d’ailes. Il s’élève de toit en toit, au-dessus de la morosité qui ne l’atteint pas. Son visage, taillé à la serpe, reste insensible à la souffrance qui émane des venelles.
Táron dépasse notre partenaire et se pose sur la terrasse du Palais, sous les yeux bouffis de Nydel, Lafie[6] de Thoria, l’anatidé blotti dans ses bras. Ses cheveux noirs, hérités de l’Agellid au même titre que moi, sont collés à son visage à cause de ses pleurs et masquent les signes distinctifs de la royauté : des arabesques blanches ornent la peau obsidienne de son front et de ses joues. Les deux seules particularités qui nous différencient ; la couleur de sa chair et les sinuosités des traits peintes sur le corps que je ne possède pas. Copie conforme de la mienne, jusqu’aux tares qui me caractérisent, d’après le peu de révélations entendues, Nydel ressemblerait davantage à sa mère.
Elle porte avec peine ses attributs royaux : son diadème chute sur le côté, de travers, son collier et ses bracelets tiennent par miracle. Seule sa robe rouge montre l’effort fourni pour paraître présentable.
Ma demi-sœur, toujours tirée à quatre épingles, semble, aujourd’hui, soutenir toute la misère du monde sur ses épaules. À peine un pied-à-terre, elle se repose contre moi, en larmes, la tête enfouie dans les plumes de l’oiseau. Je passe ma main dans son dos pour le caresser verticalement. Je comprends sa peine, la même me scie la poitrine. Táron déploie son encolure, cherche à la réconforter. Sa tentative reste vaine face à son désespoir.
Le jars cacarde, le cou tendu vers Solek. Il étend ses ailes et Nydel la propulse en l’air. Bientôt, Père devient une simple empreinte ivoirienne qui se volatile dans les nuages.
— Sanhaf ! Vardand nalica maenis haec ? [7] Je ne peux pas vivre sans lui.
Elle renifle et je contiens une grimace dégoûtée. Quelle élégance.
Tolkan arrive, m’ignore et salue la Lafie. Il claque ses bottes devant la Ragnilde[8] qui entre sur l'encorbellement au même instant. La mère de Nydel est d’une banalité affligeante : des cheveux bruns aussi raides que des brins de paille et des petits yeux marron de fouine, marque de sa partie animale. Tout le contraire de ma demi-sœur malgré la gémellité frappante de leur peau, dont la beauté naturelle fait le tour de Vildanëa.
— Ragnilde, commence-t-il en s’inclinant, nous sommes les malheureux messagers chargés de vous porter la lettre des Anciens. Toutes nos condoléances pour l’Agellid.
Il tend l’enveloppe précieusement cachetée du sceau des premiers malcca qu’un homme de la Ragnilde s’en empare. Il se retire d’une révérence, emportant les doléances. Nydel se redresse, essuie son nez d’un revers de la main et lisse son étoffe.
Táron échange son corps ailé contre celle d’un cervidé et brame sous l’affront. Je pose mes doigts sur son museau pour la calmer. L’indifférence est la meilleure réponse à un mépris.
— Tolkan, tu manques à tes devoirs envers ma sœur en la négligeant ainsi. Prosterne-toi devant elle pour implorer son pardon.
Le cou raide, les lèvres pincées, il se tourne vers nous et plonge dans mon regard. Une bataille fait rage dans le sien : obéir ou non ? Mais un ordre de la Lafie fait loi. Tolkan se retrouve bientôt à genoux, à répéter le geste solennel que seuls les mercenaires sont en droit de faire : les doigts sur la poitrine remontent jusqu’à sa bouche pour finir par frapper son front avant de me les tendre, paume ouverte vers le ciel.
« Mon courage, ma vérité et ma sagesse sont à toi. »
Le message est passé ; il ne s’abaissera jamais à s’excuser de vive voix. Je dépasse Nydel pour le relever et taper son avant-bras avec force pour lui signifier que l’insulte est oubliée.
— Sanhaf, ne sois pas aussi gentille avec lui. Il t’a manqué de respect.
— Ma fille ! Ta demi-sœur, crache la Ragnilde en prenant la parole pour la première fois, peut de se débrouiller seule.
Nydel redresse le menton et défit sa mère de continuer ses dires. Depuis que je l’ai sauvée de la noyade, à cinq ans, elle déclame à qui veut l’entendre que je suis son égale. Elle devrait pourtant savoir qu’une impure telle que moi, n’aura jamais le droit à la considération des siens.
— Sanhaf est et sera à jamais membre à part entière de la famille royale, mère. Père l’a reconnue, certes pour qu’elle puisse me protéger, mais cela fait surtout d’elle, une prétendante au trône et, au même titre que moi, Lafie. Tout le monde semble l’oublier. J’exige qu’elle se fasse traiter comme il se doit !
Un nouvel esclave pénètre sur la terrasse, tuant l’œuf de la colère :
— La délégation Valeínne demande le droit de junte, Lafie.
La Ragnilde se détourne après un pincement de lèvres et disparaît dans l’obscurité du tunnel menant à la salle annexe du trône. Nydel m’adresse un regard et se mord l’intérieur des joues. Derrière elle, comme toujours, je la rassure d’une rapide caresse verticale. Elle répond d’un signe de tête reconnaissant et marche sur les talons de sa mère, l’ombre l’engloutissant un peu plus à chaque pas. Pendant quelques secondes, immobilisé sur place, mon regard se perd dans la brume opaque à la recherche de sa silhouette menue.
Je demeurerai à jamais à ses côtés.
Tolkan coupe mes divagations ; son profil se dessine dans mon champ de vision. Il m’ordonne d’un mouvement du menton de me diligenter.
Táron, sur mes traces, muée en lionne pour signaler à tous notre lignage, j’entre dans le gouffre obscur du couloir troglodyte, à la suite de la famille royale. Les torches, accrochées aux murs, offrent suffisamment d’éclat pour éloigner ma claustrophobie. Elle serpente néanmoins entre mes entrailles à la recherche de la première faille pour engager les hostilités, pour répandre son venin acéré. Les paupières closes, je tais ma terreur pour me concentrer sur ma mission.
La protection de Nydel reste mon unique priorité.
Bien qu’il soit peu probable qu’une attaque survienne en ce lieu, je me dois de sonder les esclaves qui nous accompagnent. Les baudruches qui nous entourent viennent toutes du palais. Si je ne reconnais aucun visage, leur odeur ne laisse place à aucune imagination : leur senteur évoque celle de la Lafie et la Ragnilde, un mélange entêtant de pierre, d’humidité et de feu de bois.
Les murs ne mentent pas non plus. Ils chantent leur appartenance à la race des Inwa, les esclaves des Tengwës. Leur turlurette ne cesse de m’envoûter les oreilles, de me marivauder leur suave mélodie. Il emplit ma cage thoracique de dégoût. Seul un Caltare minéral peut comprendre les sédiments.
La mélopée s’accentue ; mon corps se couvre de frisson, mon cœur s’affole.
Gwyndaf.
Mon regard tombe sur des pupilles persanes. Ce cousin, ce caltare indésirable, voile mon champ de vision de son existence interdite. Il s’insère au côté de Nydel dans le cortège, se penche pour lui susurrer quelques mots auxquels elle hoche la tête, les phalanges sur son omoplate pour le remercier.
Je grince des dents. Il devrait pourrir dans les eaux tumultueuses Losgath.
Mon épaule, bousculée par une Táron coléreuse, heurte le minerai. Le choc enclenche un écho entre les pierres, brouillant mon ouïe. Je grimace, les mains sur les tympans, mais les répercussions résonnent dans mes veines. Fermer mon audition ne m’aidera pas. Je relève les yeux vers mon anilal, n’y perçois aucune once de résipiscences dans ses pupilles étriquées.
Le mascaret de son courroux me noie. En apnée sous la mer de sa mordacité et des sérénades murales, mes paupières se ferment. Elle a raison. Tenir ce propos à l’encontre d’un membre de ma famille équivaut à penser comme un Tengwë. Une horreur pour une rejetée telle que moi. Telles que nous.
Táron baisse sa tête pour se frotter à son cou. Les échos pierreux se taisent sous l’effet immédiat. Nous nous enfonçons dans le couloir à notre droite afin d’accéder à la salle annexe du trône par l’arrière. Être la malcca attitrée de Nydel a ses avantages : connaître le château sur le bout des doigts en fait partie. Je longe la galerie, une main dans le pelage de Táron. Les murs vides de conscience m’apaisent. Qu’il est plaisant d’écouter le silence !
Une porte se manifeste, entre deux torches éclairant par intermittence la poignée noire en fer forgé. La magie de Táron opère d’elle-même pour emprunter l’apparence d’un lézard. Personne, en dehors des malcca et de la famille impériale, n’a le droit de connaître mon anomalie : une rouillure encrassée dans l’engrenage si bien huilé du royaume.
Je tire la planche de bois vers moi et me faufile derrière le lourd velours d’un rideau vert foncé pour m’installer à la droite de Nydel. Mon arrivée ne jette aucune confusion, aucune ombre sur la harangue de la délégation. Le représentant des Valeíns entame un nouveau chapitre de son discours ; mon conduit auditif manipule les mots, les étire, les mélange pour en sortir un son abstrus à notre élocution. Un phonème compréhensible pour les oreilles d’un caltare. Pour mes tympans.
La langue Valeínne ne représente plus une barrière cryptique, je désambiguïse les paroles inconnues.
Dans l’ombre, à l’abri derrière la grandeur de ma demi-sœur, sans crainte de représailles, je grince des dents devant ce don ignoble. Cette aptitude seulement octroyée aux caltares par Islaë. En aucun cas, elle n’aurait dû me revenir.
Gwyndaf, dont la différence actée, favorise la version.
Par habitude, ma main gauche trouve le chemin jusqu’à mon poignet droit, dont la lanière de cuir cache la marque de mon abomination et de ma consécration. Un mixte ignoble dont j’ignore à quelle case appartenir.
Suis-je une Tengwë ou une Inwa ? La deuxième ethnie n’a de liberté que le choix de leur prénom et l’anilal qui les caractérise, à leur côté. Il n’en demeure pas moins les esclaves du premier peuple, dont les anilal se terrent dans leur psyché, plus puissants que les anilal terrestres. Emprunter la force physique de son double bestial semble bien plus simple que de compter dessus lors d’affrontement.
Je secoue la tête, agacée par cette rengaine qui ne cesse de me revenir et lassée d’y penser.
Un mouvement à ma gauche m’avertit que Tolkan contourne l’ambassade ; comme une ballerine sur les pointes, il ne laisse aucune empreinte au sol, aucun son pour prévenir son déplacement. Il surveille la porte principale, je l’appuie en renfort.
J’empêche mon esprit de vagabonder par mont et par vaux. Je me dois d’être attentive ; plus d’un homme pourrait tenter de s’en prendre à la Lafie pour s’emparer de la couronne.
Mes yeux voyagent d’un étranger à l’autre, se gorgent de détails pour ne rater aucun élément singulier, aucune particularité dérangeante. L’alcôve de la salle annexe au trône brûle par sa simplicité. De lourds rideaux de velours tapissent les murs de pierre, vierges de fenêtres ouvertes sur le monde extérieur, dont la mélodie ne cesse de chanter à mes oreilles. La délégation semble minuscule, au bas de la vingtaine de marches, sur un sol rocailleux. Leur odeur, mélange rassurant de terre sauvage, d’humus boisé, de civette et d’air iodé sature l’atmosphère.
Les caractéristiques physiques de leur moitié animale se retrouvent dans leur psyché, de leurs oreilles amovibles, au pelage doré qu’ils abordent. Loin des représentations triviales de l’apprentissage qu’on nous transmet, ils resplendissent d’intelligence, de bienveillance et de courtoisie. Ils n’incarnent pas les sauvages décrits dans les cours.
Les pierres chantent à brûle-pourpoint. Ma mâchoire grince sous la douleur lancinante qui me taillade les tympans et remplace jusque-là l’infâme mélodie ténue sillonnant mes artères, sous mon ignorance futile.
On ne peut malheureusement pas échapper à soi-même.
« Un danger court l’alcôve, murmurent-elles. Il galope vers la couronnée d’étoile, serpente sur le fil délié de la réalité et de l’onirisme. Il s’introduit et s’installe au noyau de toute chose. »
Un étrange bouquet se mêle à l’effluve des Valeíns. Un arôme gangréné et putride sous une puissante fragrance d’orange. Mon cerveau, en alerte, réagit d’emblée. Il reconnaît cette odeur : celle de la Sargenb[9].
Táron s’élance vers ma demi-sœur, qui n’esquisse aucun geste pouvant troubler la cérémonie, avant de connaître le tenant et les aboutissants du danger. Elle grimpe le long de ses cheveux et se loge dans son cou. Sa maîtrise d’elle-même m’envoûte. Savoir la signification l’avertissement donné par Táron et rester de glace requiert une grande dextérité que peu d’élus possèdent. Le signal convenu ensemble pour la prévenir qu’un péril la guette ne l’émeut pas ; son air impassible me permet de me concentrer sur l’éclosion de relent amer. Mes pupilles adamantines scannent la pièce, mais qu’importe où mes yeux vagabondent, ils sont indéniablement attirés vers Nydel.
— Ó miranp temariatai haec[10], s’exclame-t-elle, les mains jointent à l’horizontale devant elle, signe de sa sincérité.
Je remarque à cet instant qu’un tremblement imperceptible secoue ses membres supérieurs. Mue par un doute, je m’approche à pas futés pour subodorer son parfum. L’horreur me coupe la respiration. Les doigts sur la poitrine, je recule, manque de trébucher sur le rideau et me retiens au sommet de la chaise haute, parfaite réplique du trône.
Comment a-t-elle ingurgité la Sargenb ? Aucun poison ne peut atterrir sur ses lèvres ; sa nourriture et son eau sont goûtées, mastiquées et avalées avant que cela lui soit servi. Rien ne lui est proposé sans approbation.
Le museau de Táron se fraie un chemin entre les mèches noirâtres de Nydel pour observer ma réaction. Les vagues d’inquiétudes quant à ma peau blême me heurtent de plein fouet, manquant de me faire chavirer au sol. Le souffle court, je la rassure, lui demande de rester avec la Lafie le temps de trouver un moyen de prévenir Tolkan. L’envie de cacher Nydel pour la soustraire au danger me titille le bout des doigts, mais je ne peux. La Thoria vient de perdre l’Agellid, si elle disparaît sous les yeux du peuple, cela provoquerait un chaos démesuré.
Un déplacement me sort de mes pensées, la délégation s’en va après une dernière révérence. Nydel chasse les esclaves d’un geste de la main avec un soupir. Nous nous retrouvons à quatre : Tolkan, la Ragnilde, Nydel et moi. Je déserte ma cachette pour me pencher vers ma demi-sœur.
— Depuis quand le sais-tu ? demandé-je lorsque je devine la résignation dans ses iris.
Le sourire qu’elle m’adresse bouillonne de sous-entendu. Connaîtrait-elle l’identité de son occiseur ? Nydel s’écroule à ses mots, le corps convulsé et Táron saute de sa cachette, transmute en lionne pour la rattraper in extremis sur son dos. Tolkan se précipite à ses côtés, m’évince sans préambule.
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[1] Peuple magicien
[2] Protecteur/Protectrice
[3] Fils d’Athawari : ce qui correspond un Roi
[4] Solek, Ludnal et Salmä représentent respectivement le soleil, la lune et le ciel. La légende raconte que les nuages sont les traces du désir de Solek pour Salmä tandis les étoiles sont les enfants de Ludnal et de Salmä.
[5] Montagne dans laquelle est construit Noldongúl
[6] Enfant d’Athawari : ce qui correspond pour nous à une impératrice
[7] Qu’est-ce que je vais devenir sans lui ?
[8] La Régente
[9] Fruit de mort, composé de « Sarg » : mort et de « Menb » : fruit.
[10] Je vous remercie de votre venue