Je me réveillai une heure plus tard, hébétée, et me redressai sur mon canapé. Je ramassai mon téléphone et appelai ma mère. Comme à son habitude quand sa fille aînée se manifestait, elle décrocha dans la fraction de seconde qui suivit.
-Bonjour Léa.
-Salut maman, tu vas bien ?
-Très bien ma chérie, mais tu m'as l'air d'avoir une toute petite mine, non ?
-Tu ne vois pas ma mine, maman.
-Tu m'as comprise.
-Je me réveillai, c'est tout.
-A cette heure-ci ?
-J'ai juste fait une sieste en rentrant après un cours particulier, ne panique pas à chaque fois que j'ai une intonation quelques hertz trop haute ou trop basse.
-Ca signifie que tu ne te reposes pas assez. Tu ne sors pas trop, au moins ?
-Si maman, je passe mes soirées à écumer les bars et les clubs libertins.
-Léa ! Ne commence pas à provoquer ta mère !
-Maman, ne commence pas à parler de toi à la troisième personne.
-Léa, si je ne peux plus t'appeler pour une simple histoire de vin sans que le ton monte entre nous, que va-t-on faire ?
-Servir du Canada dry.
-Bon, sérieusement, tu es sûre que tu vas bien ?
-Ca va, je travaille beaucoup.
-C'est ton master ?
-Oui, c'est exigeant.
-Tu t'en sors ?
-Oui, ça va.
-Et moralement ?
-Je fais aussi bien que possible, maman.
-Ca fait six mois, Léa…
-Bon, donc c'était quoi ta question à propos de vin ?
-Je fais une daube, samedi soir. Tu prendras du vin avec ton père et moi ? C'est pour savoir si j'en achète une bouteille de plus.
-Y'a des chances pour que je me contente du pinard, d'ailleurs.
-Ah bah merci pour ma daube !
-Je te charriais. Oui, j'en prendrai. Comment va Charlotte ?
-Elle est comme toi, elle travaille énormément. Elle sort du bac blanc, elle est soulagée, mais stressée à l'idée de remettre ça en juin avec deux fois plus de choses à réviser.
-Je serai contente de la voir.
-Ah oui, ta sœur je m'en doute, alors que ton père et moi…
-Ramène pas tout à toi, maman.
-A mon tour de te charrier, ma fille.
-Bon, je vais retourner faire une sieste pour me remettre de cette conversation.
-Toujours pleine de tact, je vois.
-Je t'embrasse, maman.
-Moi aussi, ma chérie.
Ma mère avait raison. Nous ne pouvions plus nous voir ni nous parler sans nous asticoter. Son angoisse permanente de génitrice était d'autant plus insupportable que pour une fois, elle était légitime : non je n'allais pas bien, et j'avais moins que jamais envie de le lui dire. Mon orgueil le disputait à son inquiétude invasive dans un ballet contreproductif.
Je rangeai les affaires que j'avais laissées traîner en rentrant chez moi, et me passai de l'eau sur le visage, sans que cela ne ravive mon teint vitreux. De toute façon, je n'allais pas très loin alors à quoi bon ? Je pris cette remarque au pied de la lettre et restai en chaussettes pour parcourir les quelques mètres qui séparaient mon studio du palier de celui de Mélanie.
Elle me servit une bière et, tout en préparant une salade avec tout ce qui lui tombait sous la main, m'écouta narrer ma lassitude. Elle avait déjà dû entendre d'innombrables fois ces plaintes liées au temps assassin : celui qui nous isole des gens que l'on aime, et celui dont on ne dispose plus pour gérer son quotidien et faire face à toutes les exigences. Attentive, elle ne manqua pourtant aucune réplique sur le baby-sitting qui m'épuisait, les cours particuliers nécessaires mais si peu rentables, mes velléités de recourir à un autre emploi dans un fast-food, un supermarché, un organisme de soutien scolaire ou que sais-je encore, ni mes craintes que ces aides financières censées payer mon loyer et mes études, n'en soient au final les antichambres de l'échec qui m'attendait inéluctablement, après tant de dispersion.
Une fois à table nous papotâmes de tout et de rien, puis elle marqua un temps, en fin de repas. Je sentis qu’elle cherchait une façon d’aborder un sujet compliqué.
-Léa, je vais te proposer quelque chose, mais tu dois me faire deux promesses.
-Je t’écoute.
-Premièrement que tu ne me jugeras pas, et deuxièmement que tu ne parleras à personne de ce que je vais te dire.
Intriguée, je promis.
-Voilà… cela fait un an et demi environ que je fais des massages un peu différents de ceux que j’apprends dans le but de devenir kiné. Je sais que sur internet ces massages coquins sont très demandés. Il y a des instituts, mais ils te payent une misère. Alors j’ai loué un petit local où j’ai installé une ambiance tamisée, une vraie table de massage que j’ai pu me procurer pour pas un rond en récupérant une table mise de côté dans les salles de pratique à mon école, et que j’ai retapée. J’ai mis des annonces sur internet et je filtre énormément mes clients. Je fais ça quelques heures par semaine, en gros quatre ou cinq massages, et je gagne mille euros par mois une fois déduit le loyer du local.
Je restai circonspecte. Les informations se mélangeaient dans ma tête. Mille euros par mois… combien d’heures de baby-sitting ou de cours particuliers me fallait-il pour en arriver là ? Le calcul m’étourdissait. Massages coquins, avait-elle dit…. ?
Voyant que la lumière ne se faisait pas dans ma tête, elle reprit.
-Je propose de vrais massages, de types ou de durées différentes, mais avec… une finition…
Elle s’interrompit, guettant chez moi une réaction qui ne venait pas.
-Je fais éjaculer les hommes que je masse.
Le déclic se produisit. J’avais déjà entendu parler de ce type de prestation, sans jamais me sentir concernée. Non pas que je portais un jugement sur les filles qui les proposaient, mais c’était resté au stade de l’information brute, que l’on enregistre dans un coin de son cerveau sans lui manifester d’intérêt particulier.
-Oh oui d’accord…
-Je te choque ?
-Non… tu me surprends.
-Et donc qu’en penses-tu ?
-Mais ce que je pense de quoi, exactement ?
-Eh bien, ce que je te propose, c’est de t’associer à moi. Je te forme aux massages, je t’apprends le minimum, et tu te lances, à ton rythme. Tu vires ces jobs qui t’épuisent, tu gagnes l’argent qu’il te faut, et tu te consacres enfin à ton master.
Je mis du temps à trouver un semblant de réponse. La fatigue cumulée à l’effet de surprise me rendait peu réactive.
-Je … je ne sais pas très bien… je ne suis pas sûre de pouvoir faire ça.
-Je comprends. Tu sais, moi je ne le vis pas mal. Je filtre mes clients, je pourrais d’ailleurs dans un premier temps diriger chez toi ceux que j’apprécie, et qui sont gentils et respectueux, en leur proposant de changer de masseuse, je pense que la plupart apprécieraient cette nouveauté, et comme ça tu évites les mauvaises surprises avec des inconnus. Tu essayes, quoi ! Si tu ne le sens vraiment pas tu arrêtes et je reste seule. Si tu te sens prête à me suivre vraiment, on met une annonce de plus pour toi.
La chose semblait simple. Fructueuse. Facile. Tentante. Restait le côté sexuel…
-Mais, Mélanie… enfin… je peux évoquer … ce que tu fais exactement ?
Elle sourit de mon malaise et m’invita à la questionner.
-Tu masturbes les hommes qui viennent se faire masser, c’est bien ça ?
-Uniquement à la fin du massage, oui.
-Et quels sont ces massages ?
-La base est un massage californien, fait d’enveloppements, de gestes lents et appuyés, dont le but est de relaxer profondément. Vu la façon dont il se termine, je glisse ici et là quelques gestes plus sensuels pour amener progressivement le côté érotique du massage. La moitié du temps le client est sur le ventre, l’autre moitié sur le dos. A la fin, s’il ne l’est pas déjà, je le mets en érection et je le fais jouir.
-D’accord. Je visualise. Si j’ose dire. Tu parlais de différents massages, de différentes durées… ?
-Oui, en fait les massages sont tous sur la même base de ce californien. Ensuite les déclinaisons, ainsi que les tarifs qui en dépendent, se font selon la durée du massage : trente minutes, quarante-cinq minutes ou une heure, et également selon ma tenue : habillée, en tenue sexy évidemment, ou en lingerie, ou bien topless. Et enfin il y a une option supplémentaire mais que je ne propose qu’aux clients que j’ai déjà massés et en qui j’ai confiance : l’option body body, où je suis entièrement nue, et où à certains moments je masse en corps à corps, c’est-à-dire avec mes seins.
-Ok… mais … est-ce que tu fais l’amour avec eux ?
-Léa, je te l’ai dit : je me contente de les masturber à la fin du massage. Il n’y a ni fellation ni rapport sexuel.
-Bon d’accord, mais vu ta tenue, et ce que tu fais sur la fin… y’en a pas qui tentent le coup ?
-Je suis toujours extrêmement claire dès le début, dès la phase de renseignements au téléphone : que du massage ! La plupart ne sont plus intéressés car ils cherchent autre chose. Mais ceux qui viennent le font en connaissance de cause. En un an et demi, je n’ai eu que deux mecs qui ont tenté d’avoir un extra. J’ai dit non et ils n’ont pas insisté.
-Et au moment de … enfin … à la fin, là …. ?
-La finition ?
-Oui, bon, enfin tu fais ça comment … ?
-T’es vierge ?
-Je te demande pardon ?
-Es-tu vierge ?
-Non …
-Donc tu sais comment faire éjaculer un homme avec tes mains.
-Oui … mais …
-Je comprends tes hésitations, mais si tu décides de faire une tentative, pour ton premier massage, je serai là avec toi et je te montrerai. On trouvera un cobaye dans ma clientèle qui sera sûrement ravi de prêter sa queue à la formation d’une belle blonde.
Nous éclatâmes de rire. Cela me détendit, car cette discussion m’avait mise assez mal à l’aise. J’avais l’impression d’être une gamine de douze ans qui se demande dans quel sens il faut tourner sa langue quand on roule une pelle. En rire dédramatisait la situation.
Nous ne parlâmes plus de ça, et vu l’heure, je rentrai chez moi assez rapidement car j’avais cours le lendemain à huit heures. Sur le pas de sa porte, Mélanie me retint une ultime seconde.
-Réfléchis à ce que je t’ai proposé. En deux heures je peux t’apprendre les bases du massage californien, et ensuite on fait juste un essai avec un client sympa. Rien ne t’oblige à continuer. Mais je pense que ça réglerait tes problèmes d’argent. Et puis ça peut être sympa de faire ça de temps en temps. C’est spécial, j’admets. Mais certains clients sont vraiment cool. Ils te parlent de leur vie, tu les écoutes… t’es un peu une psy ! Et encore une fois, je ne vends pas mon corps… seulement mes mains !
-Je suppose qu’ils te touchent pendant que tu les masses ?
-Ca dépend du massage choisi. Ils n’ont le droit de toucher que ce qui est dévêtu. Si je suis habillée, ils ne me touchent pas. Si je suis en lingerie, ma foi, une petite caresse sur une fesse, un effleurement… c’est ok… si je suis topless, je ne te fais pas un dessin, d’accord ? Mais de toute façon, ils ne le font que de façon respectueuse, ça aussi c’est clair dès le départ. Il ne s’agit pas de tripotage.
-On en reparle ?
-Bonne nuit ma poulette.
Je rentrai chez moi. Porte d’à-côté, bout de couloir, fin de soirée. Je laissai mes idées vagabonder.
La nuit, parait-il, porte conseil. Celle-ci fut la nuit qui décida de ma vie dissolue des deux années qui allaient suivre.
Cause it’s a bitter sweet symphony, this life
Trying to make ends meet
Try to find some money then you die
I’ll take you down the only road I’ve ever been down
You know the one that takes you to the places
Where all the things meet, yeah
Je suis toujours dans ma première interrogation .
Le dialogie avec la mère est tellement réaliste. Quand une mère sent que quelque chose ne va pas et que sa fille ne lui dit rien , c'est du vécu ! J'ai bien apprécié l'expression ballet contreproductif !
Je crois que ton interrogation va durer ... 72 chapitres ! Non, j'exagère, mais l'un des propos de ce récit est effectivement de voir comment le personnage principal se dépatouille de sa décision et les impacts que cela peut avoir sur sa vie et sa personnalité.
Merci pour le commentaire sur le côté réaliste du dialogue. J'y attache beaucoup d'importance.
Bonne lecture.
La relation entre la mère et la fille est un peu difficile mais touchante.
L'explication sur les massages est finement construite et sans lourdeurs. Ce dialogue amène avec plus de facilité ce sujet. à voir.
Merci pour tes deux commentaires. Je suis ravie que ce début d'histoire te plaise. J'essaye toujours d'utiliser les dialogues, souvent plus efficaces qu'une longue description (même si j'en use et abuse quelque fois !)
Bonne poursuite de lecture.
Ce deuxième chapitre est très agréable à lire^^
Tout d'abord, la discussion entre mère et fille est super ! Vraiment, le dialogue est souvent un problème dans les romans, pour une question de réalisme, mais là, rien à redire, c'est parfait :)) Et leur relation est bien présentée, assez de détails pour en saisir les contours, c'est très bien :)
Juste une petites remarques :
“Je rangeai les affaires que j'avais laissées traîner en rentrant chez moi”
> Il me semble que dans ce cas-ci, il faudrait écrire “laissé”, sans accorder.
Et sinon, la deuxième partie du chapitre est super aussi, bien amenée, et, comme tu le disais dans ta réponse précédente, sans vulgarité aucune ! Je trouve que le personnage de Mélanie est attachant et n'inspire pas du tout de répulsion.
En plus de cela, le petit côté “informatif” du texte nous permet d'en apprendre plus sur un sujet que l'on aborde rarement...
Vivement la suite !^^
Merci pour le compliment sur le dialogue; j'y fais toujours très attention car c'est effectivement délicat pour que ça sonne juste et que ce soit crédible "oralement".
A propos de la remarque sur l'accord... alors il me semble, mais je peux me tromper, que puisque le COD "les affaires" est aussi le sujet du verbe à l'infinitif "traîner", il doit y avoir accord. Tu vois la truc autrement ?
Ravie que pour le moment le texte te plaise, en tout cas. Pourvu que ça dure !!
Pas de souci, c'est mérité hihi^^
Je n'avais pas connaissance de cette règle, j'avais simplement retenu qu'avec les verbe “laisser” et “faire”, si le participe était suivi d'un infinitif, il ne fallait pas accorder, mais après quelques recherches en effet je trouve également cette règle ! J'y ferai attention dans mes textes alors haha, merci de m'avoir fait découvrir cette particularité :))
Chapitre interessant.
Clairement on a envie d'aller plus loin, voire de prendre rendez vous :-)
Je vais poursuivre un peu.
A suivre.
Bruns
Merci pour ce commentaire.
Je te laisse poursuivre avec grand plaisir, en espérant que le reste confirme ton intérêt.
Léa