Chapitre 20

Par AliceH
Notes de l’auteur : RIP le Liquium, petit bar LGBT+ parti trop tôt.

– Camille, tu sais, parfois je me pose des questions sur tes choix de vie, lui annonça Delphine.

– « Parfois » seulement ?

– Désolée de t'annoncer que tu n'accapares pas mes pensées. Mais peux-tu m'expliquer ce qu'on fout là ?

– Bah on va lancer des haches, expliqua Camille comme si c'était une activité tout à fait commune. Enfin, vous allez lancer des haches. Mon autre choix de vie douteux et moi, continua-t-elle en désignant son ventre, nous nous contenterons de vous encourager.

– Mais pourquoi on va lancer des- Oh pis merde !

– Ne te flagelle pas trop à propos de ça, conseilla Noémie qui arrivait. Dis-toi que ce gosse, c'est un peu ton Nocturama.

– Tu crois que ça marche comme prénom ?

– C'est pas parce que la vie n'est pas facile que dois faire foirer la sienne dès la naissance avec un prénom naze. Et merci, lui murmura-t-elle avec un baiser sur la joue avant de s'éloigner.

– Je-je vois pas de quoi tu parles, bredouilla-t-elle, les joues rouges.

Un sourire niais aux lèvres, Camille la regarda parler avec l'employé d'accueil et avec leurs collègues. Puis Noémie fit demi-tour, capta son regard et lui adressa un sourire lumineux qui lui chatouilla l'estomac. Elle suivit le petit groupe jusqu'à une salle avec des petits box en bois individuels, chacun avec une cible sur le mur. Un employé vint leur expliquer comment lancer correctement une hache et eut un temps d'arrêt devant le ventre rond de Camille. Elle le regarda presque droit dans les yeux avant annoncer d'une voix sans émotion :

– Ne vous inquiétez pas. Si je voulais une césarienne, je la ferais à l'hôpital.

 

_____

 

– JE SUIS UN VIKING ! hurla Kévin avant de lancer une hache de toutes ses forces.

– Le plus camp des vikings ! lui répondit Isabelle sur le même ton.

– On peut être les deux.

– JE SUIS UNE... iranienne ? tenta Nour avant de baisser les bras.

– On le savait déjà.

– Disons que « viking », ça envoie comme mot alors que « iranienne »... Peut-être que si je disais « perse », ça enverrait plus du bois ? Bois, hache, haha, je suis drôle ? insista-t-elle après un bref silence gêné. Rigolez. Ou je vous vise.

– Ah mais voilà une blague qu'elle est bonne ! lança précipitamment Françoise qui se préparait à lancer sa propre hache. Camille, ça va ?

– Super. Je suis tombée sur un article sur la Pride de Brighton, lâcha-t-elle sans réfléchir.

Elle eut la sensation qu'on lui renversait un seau d'eau glacée sur la tête. Kévin croisa son regard et la sauva :

– Parce qu'on a parlé d'y passer un week-end ?.

– Ils y font quoi de spécial ? s'intéressa Madeline qui s'échauffait les épaules, hache à la main.

– Ils ont un défilé de chiens spécial Pride. Et ils ont une tente dédiée aux participants en situation de handicap.

– Est-ce que tu crois qu'ils passent de la techno dégueu comme à Lille ? s'inquiéta Noémie qui remit ses lunettes en place.

– J'espère que non. Ils ont Kylie Minogue qui vient faire un concert, c'est pas pour tout ruiner avec cette horreur. Qui a décidé de foutre de la techno d'ailleurs ?

– Des hétéros qui s'étaient infiltrés lors de la réunion préparatoire de la première Pride française, sans doute.

– C'est pas Sylvia Riviera qui aurait approuvé cette horreur.

– Je crois pas qu'elle pensait à tout ça lorsqu'elle a participé à Stonewall.

– Mais personne n'aime la musique techno de la Pride ! continua Noémie. Ça va trop fort, ça fait mal au crâne, ça file des palpitations et perso, si je suis pas 300 mètres après le char, je perds l'équilibre.

– C'est pas comme si on avait pas de bons chanteurs LGBT à passer au lieu de cette merde, déplora Madeline.

– Comment ça, « on » ? releva Delphine. Est-ce qu'il y a des hétéros ici ou..?

Françoise leva la main, tout comme Véronique et Nour. Isabelle et Maria échangèrent un bref regard avant de faire de vagues bruits de pet avec leurs bouches. Camille fit mine de refaire son lacet, elle qui portait les Vans slip-on à damiers de ses années emo. Delphine leva les yeux au ciel et poursuivit :

– On va passer pour un bureau de Death planners communautariste.

– Et misandre, probablement, glissa Kévin, le seul employé masculin.

– D'abord notre bureau... Ensuite le monde ! s'exclama Noémie en levant les bras, hache à la main, avant de rire aux éclats.

Depuis sa crise de larmes après la mort de Jeansson, Noémie avait semblé plus distante. Camille s'en était inquiétée. Elle lui avait dit une après-midi que si elle voulait parler, elle était là, même si elle n'était pas sûre de pouvoir être vraiment utile. Noémie l'avait remerciée mais n'avait pas ajouté quoi que ce soit. Dans l'espoir de donner un exutoire à sa frustration, Camille avait décidé d'organiser une soirée entre collègues dans un établissement de lancer de haches. Alors qu'elle venait d'envoyer un mail pour confirmer le rendez-vous, elle s'était arrêtée net. Elle n'aurait jamais cru un jour organiser un événement social de quelque ampleur que ce soit. Passer une soirée avec plus de quatre personnes était pour elle impensable : cela faisait trop de bruit, trop de conversations à suivre, trop de choses à suivre et auxquelles réfléchir et répondre, rebondir. C'était ça le mot. Mais Camille savait pas rebondir. Juste s'écraser lamentablement dans la flaque de ses échecs sociaux. Elle en avait parlé à Romain qui avait relevé :

– C'est quelque chose de fréquent chez les personnes autistes. Devoir suivre une longue conversation voire plusieurs conversations, surtout dans un bar ou un restaurant, vous demande un effort considérable. Un effort que beaucoup de personnes font sans en avoir conscience. Mais pour vous, ça demande énormément d'énergie mentale et physique, et ça peut provoquer des crises semblables à des crises d'angoisse. Vous en avez parfois eu dans des moments similaires ?

Camille se rappela tous ces mariages, anniversaires et fêtes passées en famille dans des salles des fêtes où la musique était toujours trop forte, où les lumières étaient trop vives et où il fallait toujours crier pour parler. Elle se rappela qu'à chaque fois qu'elle sortait s'isoler car tout cela lui devenait insupportable, des membres de la famille venaient la ramener à l'intérieur car « les gens s'inquiètent tu sais » et qu'il fallait apparemment avant tout rassurer « les gens » et non Camille.

– Oui.

Elle avait voulu faire quelque chose pour Noémie et c'était bien parce qu'elle avait choisi de faire cette sortie que ça changeait tout. Elle avait pu décider de l'activité, de l'horaire, de l'endroit. Elle était entourée de gens compréhensifs qui ne lui en voudraient pas si elle voulait rentrer chez elle. Comme le bruit de haches commençait à lui taper sur le système, elle mit ses écouteurs et lança un podcast afin de cacher quelque peu ce bruit de fond tandis que les derniers lancers se déroulaient devant ses yeux. Elle regarda Noémie tirer la langue tandis qu'elle se concentrait avant de faire son ultime lancer, qu'elle réussit brillamment. Alors que tout le monde remettait son manteau, chacun y allait de son remerciement envers Camille, qui ne savait pas comment réagir, à part lancer de brefs « merci » gênés.

 

_____

 

– Ah, mais c'est soirée karaoké !

Noémie trépigna tandis que Kévin jetait un œil à l'intérieur du Liquium. Il demanda à Camille qui se tenait en retrait :

– T'es sûre de vouloir y aller ? C'est bondé.

– J'ai envie de boire un sirop de grenadine et de trouver enfin quelqu'un avec qui chanter Confessions nocturnes, répondit-elle.

– Tu veux faire Diam's ou Vitaa ? demanda Noémie.

– Peu importe.

– Bon bah je ferai Diam's alors.

Elle tourna la tête dans sa direction. Quand Noémie vit son visage, elle crut que Camille avait été témoin d'une apparition de la Vierge tant elle rayonnait.

 

_____

 

– Non mais la Suède et la Norvège, ils vont encore se filer leurs 12 points là ! s'énervait Kévin, bière à la main.

– Avec le Danemark, ajouta Damien, un de ses amis.

– Après t'as tous les pays baltes qui se donnent des points car personne vote pour eux sinon, renchérit Camille avant d'ajouter quand Noémie arriva avec deux grenadines : Merci.

– On parle géopolitique ? demanda-t-elle.

– Eurovision, lui répondit-on collégialement.

– Pareil. Vous croyez que Sergey va bientôt revenir ?

– Sergey...

– Le candidat russe en 2016 et 2019.

– Le mec avec l'écran magique ! dit Camille en tapant la table de la main.

– Aaaaaaaah ! s'exclamèrent Damien et Kévin.

– L'ancien acteur porno ! continua-t-elle.

– Quoi ?

– Ah oui, 2016, ça avait été une grande année de drama. Avec le chanteur homophobe croate ou roumain là, je sais plus.

– Ils abusent quand même, dit Kévin.

– Les roumains, les croates ou les homophobes ?

– Les russes. Leur pays est assez grand sans qu'ils aient besoin d'envoyer le même chanteur à trois ans d'intervalle.

– Ça avait bien marché la première fois, alors ils retentent ? essaya Damien qui grimaça en entendant un bear s'égosiller sur Feel the noize.

– Après, c'est pas parce que ça marche une fois que ça remarche après. Le norvégien au violon, là-

– Alexander Rybak.

– Ouais. Il a gagné en 2009 et quand il est revenu en 2018, il s'est viandé.

– C'était sans doute mieux que ça, marmonna Damien en désignant le barbu qui semblait vouloir se faire exploser les cordes vocales.

– Dur de faire pire en même temps.

– Tu dis ça mais je chante super faux, expliqua Camille.

– T'inquiète. Si tu passes derrière ce mec, tout le monde va croire que t'as la voix de Céline Dion en comparaison.

On les appela. Camille lutta pour ne pas laisser paraître son appréhension. Elle avait pu entendre brièvement la voix de Noémie et savait qu'elle chantait vraiment bien tandis qu'elle se trouvait à peine digne de soirées Singstar Abba. Le barman leur tendit deux micros : elle échangea un petit sourire avec Noémie avant de commencer puis de se prendre progressivement au jeu, motivée par les encouragements de Damien et Kévin ainsi que par la main que Noémie glissa brièvement dans la sienne.

– Qu'elle laisse des messages tous les quarts d'heure... chanta-elle d'un air dramatique.

– Mais non ! s'exclama Noémie en rythme.

– J'ai infiltré son répondeur...

– Mais non !

– Mon mec se tape une autre femme, ouais !

– Et tu sais quoi d'elle ? T'en as la preuve formelle ? 

– ELLE S'APPELLE ANDY, FILLE DE LA NUIT, ELLE A UN MEC QUI VIT SUR SAINT-DENIS ! chanta le bar en même temps qu'elles.

 

Elle avait chaud, elle était rouge et surtout, Camille ressentait un drôle de bourdonnement dans le ventre. Quelque chose qu'elle n'avait pas ressenti depuis bien des années, un truc indéfinissable, un machin bizarre et extraordinaire à la fois. Une vibration, une chaleur, un essaim d'abeilles, une mini-tornade. Mais loin d'être douloureux ou inconfortable, cette sensation lui donner l'impression de planer et elle était même étonnée de sentir ses pieds toucher le sol. Alors que Kévin l'applaudissait, que Damien lui levait son verre et que Noémie riait aux éclats tous près d'elle, Camille réalisa quelle était cette sensation quasi inconnue si grisante.

 

Elle était heureuse.

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Nanouchka
Posté le 22/01/2023
◊ "Vous inquiétez pas. Si je voulais une césarienne, je la ferais à l'hôpital." Je l'aime.
◊ "Le plus camp des vikings !" Pas compris ce que voulait dire "camp" dans ce contexte.
◊ "Rigolez. Ou je vous vise." J'ai ri. Pas viser, pas viser.
◊ "On va passer pour un bureau de Death planners communautariste." Je mettrais soit communautariste au singulier après "bureau", soit au pluriel là où il est.
◊ "Passer une soirée avec plus de quatre personnes était pour elle impensable : cela faisait trop de bruit, trop de conversations à suivre, trop de choses à suivre et auxquels réfléchir et répondre, rebondir. C'était ça le mot. Mais Camille savait pas rebondir." J'adore ce passage. Et je relate, bon, mais ça on a compris. Par ailleurs, auxquels > auxquelles.
◊ "Camille se rappela de tous ces mariages" Se rappeler est un verbe transitif, pas besoin du "de" (contrairement à se souvenir).
◊ "mariages, anniversaires et fêtes passées" Est-ce que tu fais exprès d'accorder le genre au mot le plus proche ? Sinon, c'est masculin parce que le groupe l'emporte blablibla.
◊ J'ai adoré la conversation sur l'Eurovision. C'est très, très, très agréable que ce soit si spécifique. Je ne connais rien sur l'Eurovision, jamais regardé, pas intéressée, je ne sais le nom d'aucun gagnant, je ne sais pas vraiment ce que c'est en fait, je pense un truc de chansons mais voilà, et pourtant ces dialogues me réjouissent.
◊ Clarifions qu'à cause de toi j'ai entendu Confessions nocturnes dans ma tête et maintenant elle va se chanter toute seule en boucle dans mes neurones pendant les prochaines heures ahahahaha.
◊ Yaaaaay Camille est heureuse <3
AliceH
Posté le 25/01/2023
Merci pour les corrections ! "Camp", c'est un terme pour désigner une certaine culture gay, une certaine attitude (Susan Sontag a écrit dessus).

JE SUIS SURE QUE LA TOUT D'SUITE IL EST AVEC ELLE J'AI MEME L'ADRESSE DE L'HOTEEEEEEEEEEEEEL ♫
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