Chapitre 21 : Un mollusque à la place du cœur

Par Elly

Spoiler : être une ombre n’avait rien d’amusant. 
Cally étant la plus douée en métamorphose, elle s’était chargée de lancer le sort pour éviter qu’un d’eux fasse une erreur et se transforme en flaque d’eau. Thalion n’aimait pas pratiquer la métamorphose sur lui, craignant de ne pas parvenir à retrouver son état normal après. Il aimait encore moins quand son nouveau physique était compliqué à gérer. Il fallait le vivre pour le comprendre, mais se déplacer avec un corps inconsistant et plat, comme si on rampait ventre contre terre sans jambe, était ardu. Toutefois, ils atteignirent la porte menant aux sous-sols sans encombre sans croiser de nouvelle créature. Ils reprirent forme humaine et Thalion la même méthode que celle qu’avait employée Eris pour déverrouiller la porte de la salle d’Alchimie : la magie runique. L’obstacle franchi, ils tombèrent sur Fantômette qui les attendait patiemment. 


  —  Oh, vous voilà ! Vous en avez mis, du temps ! s’exclama-t-elle.


En voyant Camille, elle arqua un sourcil.


  —  Vous n’étiez pas censés n’être que trois ? 
  —  Si, mais les imprévus font qu’on est finalement quatre, bougonna Thalion.
  —  Il parle à un fantôme ou à sa voix intérieure ? demanda Camille.
  —  À Fantômette, l’esprit qui va nous guider jusqu’aux archives, répondit Nohan. 


En entendant son surnom, la morte fusilla Thalion du regard.


  —  À force de m’appeler comme ça, même tes amis s’y sont habitués !
  —  Mais c’est mignon comme surnom, Fantômette… répliqua-t-il, un brin moqueur. 
  —  Vraiment adorable, renchérit Camille avec sarcasme.
  —  On ne peut pas en dire autant pour ta tronche, rétorqua-t-elle, piquée au vif.


Thalion s’esclaffa et répéta à Camille la réponse du fantôme. Son visage se décomposa tandis que Noha et Cally étouffèrent tant bien que mal leurs rires. 


  —  Eh ! s’insurgea-t-il. Tu fais la maline parce que je ne peux pas te voir ni t’entendre, mais dans le cas inverse, je t’aurais fait bouffer ta condescendance, Fantômette !
  —  C’est vrai que tu n’es pas du genre à te laisser marcher dessus, ajouta Thalion.


Nohan et Cally ne purent réprimer leurs rires alors que Camille grinçait des dents. Pendant qu’ils glissaient sur le parquet sous leur forme d’ombre, un surveillant avait surgi et avait marché sur Camille, ne pouvant le distinguer dans la pénombre. Le magérien avait couiné comme une souris, ce qui, heureusement, n’avait pas retenu l’attention du surveillant, pensant entendre le craquement du bois. Personne ne s’imaginerait avoir marché sur un élève…


  —  Au lieu de continuer à vous moquer de moi, expliquez-moi ce que sont les « archives », rouspéta Camille. 


Voulant à tout prix éviter de se faire remarquer, ils avaient limité leurs interactions dans les couloirs, donc ils n’avaient pas encore pris le temps de lui expliquer leur objectif. Pendant que Fantômette les guidait, Nohan et Cally le renseignèrent. Thalion, lui, observa avec émerveillement le dédale qui constituait le sous-sol. Situé en dessous de l’Arbre-monde, il était composé de galeries tortueuses qui se croisaient et partaient dans tous les sens. Entre les blocs de pierre se faufilaient des pousses d’herbes, sur le sol terreux s’accumulaient poussière et cailloux, et des racines épaisses consolidaient la structure du souterrain. À cela s’ajoutait des torches enflammées qui chassaient l’obscurité, leur évitant d’utiliser Nyctoculo. L’ensemble formait un véritable labyrinthe dans lequel il était difficile de se repérer. Sans l’aide de Fantômette, trouver les archives leur aurait pris une éternité. 


  —  Okay, j’ai pigé, affirma Camille. J’espère qu’on trouvera des infos sur l’Enfant Sanglant là-bas, histoire qu’on n’ait pas fait ce chemin pour rien.


À côté de l’adolescent, Cally fit la moue. 


  —  Quand même… Est-ce vraiment important de se renseigner sur lui ? Je veux dire, on sait déjà qu’il est mauvais…
  —  Si tu veux mon avis, quand on se fait chasser, il est toujours utile de connaître son chasseur.


Pour une fois, Thalion était d’accord avec Camille. 
Fantômette les conduisit jusque dans un cul-de sac. Aucune porte ni entrée vers un quelconque lieu n’était visible. Seul un disque incurvé en granit gravé était incrusté dans le sol. Fantômette pivota vers eux en pointant le bol en pierre.


  —  Ici, chaque salle à son propre accès. En l’occurrence, il faut déposer dedans un morceau de soi. Une mèche de cheveux, une goutte de sang, un morceau d’ongle… Je crois que c’est une mesure de la propriétaire afin de pouvoir maudire ceux qui feraient n’importe quoi. Enfin bref, moi, je suis un fantôme donc je n’ai pas besoin de faire ça. On se voit de l’autre côté !


Sur ces mots, elle traversa le mur comme si aucun obstacle ne se trouvait devant elle. Thalion nota simplement que cette dernière phrase sonnait bizarrement dans la bouche d’une défunte.
Il expliqua la démarche à suivre à ses amis. Cette mise en place ne rassura pas Nohan qui fixait le récipient avec appréhension.


  —  Espérons qu’on ne mette pas en colère l’archiviste comme avec Shivana…
  —  C’est quoi cette histoire ? s’enquit Camille.
  —  On t’expliquera plus tard, répondit Cally en s’avançant vers l’écuelle.


Elle s’arracha un cheveu pour le déposer à l’intérieur. L’offrande s’évapora dans l’air. Une partie des pierres qui constituaient le mur devant eux devinrent translucides, formant une entrée. Son apparence similaire à un voile transparent ovale rappelait celle des portails. Cally prit une grande inspiration et la traversa.
Thalion fut le second à passer. Il imita son amie et rejoignit l’autre côté du mur.
Après avoir visité l’Antre du savoir, il ne devrait plus être aussi émerveillé en découvrant un endroit baigné de magie. Et pourtant, le lieu dans lequel il venait d’entrer le laissait bouche bée, à l’image de Cally à côté de lui. 
Les archives se trouvaient… Non, étaient une forêt de fleurs aux milles couleurs. Certaines étaient aussi grandes qu’un châtaigner, d’autres faisaient la taille du jeune homme, ou bien peinaient à atteindre ses genoux. Leurs apparences divergeaient, allant de celles des pâquerettes, des dahlias aux pensés. Toutes les fleurs du monde semblaient rassemblées en ce seul et unique espace, faisant fi de leur saison ou de leur habitat naturel. Thalion ne reconnut pas certaines plantes aux nuances étonnantes ou aux tailles inhabituelles, mais ses yeux cherchaient désespérément à capter l’explosion de couleurs qui le faisait tourner de l’œil. 
Entre ces immenses fleurs qui le surplombaient, Thalion percevait le bleu céruléen d’un ciel dégagé. Des rayons de lumières illuminaient les pétales pigmentés, et l’herbe était d’un vert éclatant. Ces teintes vives et diaprées s’accompagnaient d’effluves floraux qui lui emplissaient les narines. Ces parfums doux et frais dénouèrent ses muscles tendus, l’enveloppant dans une bulle de bien-être. Bulle qui éclata lorsque Nohan sauta à travers le portail et le bouscula. 


  —  Oups, pardon… s’excusa-t-il avant que ses yeux ne s’écarquillent devant ce spectacle éblouissant. Ouah ! Si ma mère voyait ça, elle ne voudrait plus repartir.


Camille surgit à son tour et siffla d’admiration. Si l’Antre du savoir avait été majestueux et intimidant, les archives étaient dépaysantes et merveilleuses.


  —  À garder la bouche ouverte, vous allez gober des mouches, lança Fantômette. Enfin, on a plus de chance de trouver des papillons, ici…


Thalion sursauta en entendant la voie de la défunte. Elle se tenait un peu plus loin, appuyé contre la tige d’un narcisse aussi épaisse qu’un tronc. Perdu dans sa contemplation, il avait complètement oublié sa présence. 
Ils suivirent docilement Fantômette, slalomant entre les fleurs gigantesques tout en appréciant les fragrances sucrées qui chatouillaient son nez. Puis ils arrivèrent dans une prairie circulaire, où seul un arbre trônait au milieu. Son écorce avait la couleur du quartz rose et ses feuilles étaient d’une blancheur nacrée. Il était aussi imposant qu’un chêne vieux de plusieurs centaines d’années, ses branches scintillantes s’étirant de toute leur longueur. Si sa splendeur ne suffisait pas à attirer l’attention, son aura féérique était tout bonnement ensorcelante. Thalion éprouvait l’envie de s’allonger sous son ombre et de savourer la paix qu’offrait cet endroit.


  —  Tu l’as vue ? l’interrogea Fantômette.


Thalion la dévisagea, perplexe. Parlait-elle de l’arbre ? Il faudrait être aveugle pour le manquer… Devant sa confusion, elle roula des yeux en précisant :


  —  Je parle de la fée. 


Au même moment, quelque chose bougea à travers la frondaison fournie. En s’approchant prudemment pour distinguer ce qui s’y cachait, Thalion fut surpris d’y découvrir l’archiviste, paisiblement endormie sur une branche. Sa peau était de la même couleur que l’écorce et ses cheveux semblaient faits à partir des feuilles de l’arbre. Ses fines ailes translucides, pareilles à celles d’une libellule, frémissaient au rythme de ses respirations lentes et profondes. 
Ses amis furent aussi étonnés que lui en apercevant la fée dissimulée.


  —  On peut dire que son camouflage est top, ricana Camille en chuchotant. 
  —  Par contre, on va devoir la réveiller… J’espère que ça ne la mettra pas de mauvaise humeur, s’inquiéta Cally. 


Thalion jeta un coup d’œil à Fantômette pour grapiller quelques informations, mais elle fit mine de sceller sa bouche, préférant leur laisser la surprise. Il la fusilla du regard avant de soupirer.


  —  En tout cas, la personne la mieux placée pour le faire, c’est…


Les trois magériens se tournèrent vers Nohan qui se renfrogna.


  —  Cally est aussi diplomate que moi, remarqua-t-il.
  —  Non seulement c’est faux, mais en plus, moi, je ne parle pas faélien, répliqua-t-elle. 


Nohan grommela, contrarié de voir cette tâche si importante lui être incombée, mais il céda. Prenant son courage à deux mains, il s’avança d’un vers l’arbre et, après une courte inspiration, commença à produire une succession de sons farfelus composés de langue qui claque, de sifflements et de bruits de bouches. D’ordinaire, Thalion ne parvenait à garder son sérieux en l’écoutant, mais la situation ne se prêtait pas aux rires. Les fées étaient imprévisibles et leurs apparences guillerettes cachaient souvent de la perfidie. Devant elles, rester vigilant était primordial. 
Le corps de l’archiviste se figea. Sa tête se releva, comme si elle tendait l’oreille. Nohan déglutit avant de se remettre à parler faélien. Camille était sur ses gardes, prêt à se défendre si nécessaire, tandis que Cally semblait hésiter à d’ores et déjà partir en courant. Puis, en un éclair, la fée se déporta de la branche jusque devant Nohan si rapidement qu’ils eurent à peine le temps de cligner des yeux. La créature enchaîna les sons biscornus avec un enthousiasme apparent. Ses ailes battaient l’air aussi vite que celles d’un colibri, et ses grands yeux smaragdins pétillaient. L’air excité, son visage resplendissait sous l’effet de son sourire qui ourlait ses lèvres argentées. 
Décontenancé par le débit de parole qui l’empêchait sans doute de comprendre, Nohan bafouilla malgré tout une réponse qui parut la satisfaire. Cependant, lorsqu’elle ouvrit la bouche, ce ne fut pas des sons étranges, mais des mots qui s’en échappèrent.


  —  Wow ! Tu te débrouilles bien en faélien ! 


Elle rit devant leur mine abasourdie. 


  —  Que je parle la langue humaine vous surprend ? Je vis ici depuis plusieurs siècles, et le faélien n’est pas un langage répandu. Il faut bien que je trouve un moyen pour communiquer avec mes rares visiteurs ! D’ailleurs, je suis trop contente d’en avoir enfin ! Ça faisait une éternité que j’attendais ! 


Elle se tourna vers Fantômette qu’elle pouvait voir, n’ayant pas la même vision que les humains.


  —  Oh, Mélia ! C’est toi qui les as guidés jusqu’ici ? T’es adorable, je te revaudrais ça !
  —  Les affaires sont les affaires, répondit-elle en lui souriant chaleureusement avant de lancer : je vais monter la garde à l’entrée des archives !


Sur ces mots, elle s’en alla.  La fée pivota de nouveau vers les magériens.


  —  Vous ne pouvez pas imaginer comme je suis heureuse ! Le temps est long quand on le passe seul. En plus, vous avez fait l’effort de me parler dans ma langue natale, j’apprécie beaucoup ! Il y a quelques erreurs de prononciations et de syntaxe mais c’est vraiment pas mal.
  —  M… merci… Je le pratique depuis plus d’un an, bredouilla Nohan.


Elle poussa un petit cri de joie. Son effervescence les prenait de court. 


  —  Je veux tout savoir de vous ! Vos prénoms, vos âges, vos passions… Tout !


Ne préférant pas la contrarier, ils obéirent et effectuèrent chacun leur tour une rapide présentation. 


  —  Vous êtes trop mignons, et supers jeunes ! s’exclama-t-elle. Ça me rappelle l’époque où je n’étais pas plus grande qu’une main, avant d’obtenir la bénédiction de Louvia !


Il existait deux moyens pour une fée d’atteindre une taille humaine : être maudite, ce qui engendrait les Néphalins, ou être bénie par une divinité. En l’occurrence, la déesse de l’amour avait dû se prendre d’affection pour la créature, à moins que ce soit en guise de récompense. En plus de grandir, leur puissance magique décuplait, tout comme leur longévité, pouvant égaler celle des elfes. 
L’archiviste demeura songeuse quelques instants, le regard perdu dans les vagues, l’air de se remémorer son passé. Elle chassa sa nostalgie en claquant des mains.


  —  Le temps file et justement, les humains n’en ont pas tant que ça ! Alors n’en perdons pas plus. Laissez-moi me présenter : je suis Vivienn, je gère les archives depuis plusieurs siècles maintenant. Je pourrais vous raconter les origines de ce lieu et comment j’en ai récupéré la responsabilité, mais ce n’est pas ce qui vous intéresse, j’imagine…
  —  On serait ravis d’écouter vos récits, répondit prudemment Nohan, mais malheureusement, nous devons être de retour chez nous à l’aube. Nous avons déjà bravé de nombreux interdits pour vous trouver dans l’espoir d’obtenir votre aide…
  —  Vous vous êtes mis en danger rien que pour me voir ? Je suis émue ! Si j’avais su, je vous aurais réservé un meilleur accueil ! Dire que vous êtes venus rien que pour moi…


Elle tournoya autour d’eux, puis s’arrêta. 


 —  Je vous aime bien alors je ne vois pas de problème à répondre à votre demande. Quelles informations recherchez-vous ? 


Nohan inspira avant de déclarer d’une voix chevrotante :


  —  On aimerait en savoir plus sur l’Enfant Sanglant.


Un silence accueillit sa réponse. La nature qui les encerclait semblait s’être statufiée, comme pour mieux écouter la conversation, et surtout, leur maîtresse qui n’avait pas encore prononcer le moindre mot. Son expression était figée comme celui d’une poupée de cire, ne trahissant pas la moindre émotion. Les bras croisés sur sa poitrine, elle les dévisagea longuement en flottant dans les airs.
Le silence s’éternisa sans que ses grands yeux verts ne se détachent d’eux. Les magériens dansèrent un pied sur l’autre en échangeant des coups d’œil nerveux. 


  —  Ce n’est pas possible ? reprit-il.
  —  Vous ne me demandez pas n’importe qui… mais je devrais pouvoir vous fournir ce que vous désirez. En revanche, même si je vous aime bien, je ne fais rien gratuitement. Comme le dit Mélia, les affaires sont les affaires…
  —  Si votre prix est le même que Shivana, je suis prêt à… Aïe ! gémit Thalion. 


Il frotta son bras que Nohan venait de pincer, son regard signifiant clairement « tu as assez sacrifié comme ça ». Cally marmonna que jouer le héros tragique était dépassé, et Camille grommela qu’il ne savait toujours pas qui était Shivana. 


  —  Vous parlez de la gardienne de l’Antre du savoir ? devina Vivienn. Je ne m’attendais pas à entendre son nom de votre bouche. Rassurez-vous, je ne suis pas aussi intransigeante qu’elle. Tout ce que j’exige, c’est que vous écriviez chacun… un poème !
  —  Pardon ? s’étrangla Camille. 


Nohan et Cally prirent une expression confuse. Thalion plissa les yeux. Quand une fée se montrait trop indulgente, il fallait se méfier. Même la plus gentille d’entre elles n’était pas du genre à faire de la charité. Or, cette demande déséquilibrée par rapport à ce qu’ils demandaient en était. 


  —  De simples poèmes ? répéta-t-il, suspicieux.
  —  Oui ! Je ne demande pas moins qu’un peu de compagnie... Quatre vers en rime me suffise. Ma seule condition est de respecter le thème qui est celui de l’amour !  Je suis dévouée à Louvia, après tout. 


Thalion chercha une faille dans son expression joviale, le moindre doute quant à ses intentions, mais son regard scrutateur ne décela rien sur ce visage lumineux. Une envie de lui faire confiance, de croire que ça puisse être si simple, s’insuffla en lui. Il pivota vers ses compagnons pour récolter leurs avis.
Nohan haussa les épaules.


  —  Honnêtement, je préfère ça qu’avoir à me battre contre un dragon ou à sacrifier quelque chose.
  —  Je suis du même avis, même si sa gentillesse reste surprenante, reconnut Cally.
  —  Je n’ai rien à y redire. Le thème de l’amour me convient parfaitement, en plus, ironisa Camille.


En les voyant accepter, Vivienn ne tint plus en place.


  —  Trop bien ! J’ai hâte de découvrir votre âme poétique !


Thalion fit la moue. Était-il nécessaire de préciser que sa sensibilité littéraire était proche de zéro et qu’il était encore moins bon pour écrire que pour décrypter des poèmes ? Ses talents résidaient dans l’astronomie et la cuisine, pas dans la rédaction. 
Vivienn leur apporta un pétale de fleur de la taille d’une feuille de papier ordinaire, avec une fleur à la corolle violette et à l’extrémité pointue en guise de stylo. Lorsqu’il fit glisser l’embout acéré sur le pétale vert, une ligne dorée se traça, comme si l’encre était un concentré de pollen. 
Cally ne mit pas longtemps avant d’écrire les premiers vers de son poème, et Nohan ne tarda pas à l’imiter. Même Camille grattait le pétale du bout de son stylo, alors que Thalion peinait à trouver l’inspiration. Pourtant, ce n’était pas les sujets qui manquaient. L’amour était un thème large, universel. Il n’existait pas que l’amour amoureux et, bien que la haine fasse partie intégrante de sa vie, l’amour ne lui était pas étranger, rien que par les souvenirs de ses parents ou la tendresse de Berry. Mais l’esprit du jeune homme était pareil à un trou noir dans lequel la moindre idée poétique disparaissait. S’il éprouvait des difficultés en magie rose, une magie essentiellement connectée aux émotions, il doutait qu’écrire dessus soit plus facile. Non seulement ouvrir son cœur aussi fermé qu’une huître pour dévoiler ce qui s’y cachait l’embarrassait, mais le simple fait de se confronter à ce qu’il renfermait lui donnait des sueurs. Comment pouvait-il mettre des mots sur des sentiments qu’il refusait de regarder en face ? 
Quitte à chercher l’inspiration à l’intérieur de lui-même, Thalion partit la trouver autre part que dans son organe.


  —  Ô… Ô Dieu de la mort, si tu avais l’opportunité de déclarer ton amour à Amphéré, que lui dirais-tu… ?
  —  Je lui dirais que le fichu mortel que je possède a un mollusque à la place du cœur. Je ne suis pas là pour faire fonctionner tes méninges à ta place, et encore moins pour être ta muse. Débouche tes artères, fais exploser la coquille, j’en sais rien, mais trouve une solution. Seul. 


Thalion se rembrunit. Si c’était si simple ! L’huître dans sa poitrine craignait l’exposition, et résistait d’autant plus quand on l’écaillait de force. Mais les minutes s’égrenaient, et seul Camille était encore affairé sur son poème. S’il ne voulait pas être la cause de leur échec et retourner aux dortoirs les mains vides, il allait devoir secouer son mollusque. 
Tâchant d’ignorer l’attention de ses amis portée sur lui, il lutta pour libérer la voix du poète opprimé qui subsistait en lui pendant que Vivienn chantonnait en papillonnant dans les airs. Au prix d’une lutte acharné qui l’obligea à sortir de sa zone de confort, il parvint à bout de ce poème. S’il contempla son œuvre avec une mélange de fierté et de honte, Camille intervint pour le congratuler à la hauteur de son effort.


  —  Pas trop tôt. 


Avant que Thalion puisse répliquer, Vivienn frappa dans ses mains.


  —  Vous avez tous fini ? Parfait ! La poésie est la mise à nu de l’âme, l’homme dans sa plus grande vulnérabilité. Soyez bienveillant avec vous-même et entre vous. Qui veut commencer ?


Cally leva timidement la main.


  —  J’aimerais être la première sinon je ne vais plus oser après avoir entendu les autres poèmes…


Thalion doutait que son texte soit pire que le sien, mais il n’était pas pressé de passer.
Elle se racla la gorge, puis lut d’une voix incertaine son texte. A la fin de la lecture, Vivienn applaudit vivement en s’extasiant de la beauté de son poème. Thalion contempla son écrit avec le sentiment d’avoir aussi un mollusque à la place du cerveau. D’après le silence des deux autres, il n’était pas le seul à se sentir surclassé. 
Leur mutisme admiratif fut cependant mal interprété par la magérienne qui afficha un air anxieux. 


  —  Vous trouvez que j’en ai trop fait… ?
  —  Non, pas du tout ! la rassura immédiatement Nohan. Justement, il est très beau, tu aurais dû passer en dernière. Nos poèmes paraissent un peu minables comparés à toi…
  —  Pff, parle pour toi ! contesta Camille et sa fierté lésée. Mon inspiration compense mon manque de talent. 
  —  Tu as l’air bien sûr de toi, je suis curieuse d’entendre ton quatrain ! s’enthousiasma Vivienn.


Sans trahir la moindre hésitation, il clama à la façon d’un comédien jouant une pièce de théâtre dramatique. Malgré sa théâtralité, son texte était très sérieux, parlant de la mort de Roxanne comme d’une mort et d’un renouveau pour lui. À la fin, l’archiviste applaudit, émue. 


  —  C’est si triste, mais si beau !


Nohan et Cally acquiescèrent, aussi touchés que l’archiviste. Même si l’admettre lui coûtait, Thalion reconnaissait que le poème était poignant. Exprimer aussi ouvertement et sincèrement sa souffrance était admirable. Néanmoins, se faire dépasser par son colocataire sur une question d’émotion le déplaisait. L’égo froissé, Thalion fronça du nez. 


  —  Bah alors ? le nargua Camille en remarquant sa mine renfrognée. Tu t’attendais à ce que je sois aussi nul que toi ? Malheureusement pour toi, j’ai beau me comporter comme un malebête mal léché, je me suis pris de passion pour l’art cet été. Les belles métaphores et allégories n’ont plus de secret pour moi !


Pas étonnant qu’il soit si bon. Entre son âme brisée et sa sensibilité artistique plus développée, il avait toutes les cartes en main pour réussir. 


  —  Je suis sûr que Thalion a les capacités pour créer un poème aussi bouleversant, le défendit son meilleur ami.


Nohan, ton soutien m’est précieux, mais ne verse pas trop d’espoir en moi, s’il te plaît… 


  —  Vu ses résultats capricieux en magie rose, j’ai quelques doutes, le contredit Camille. Pour émouvoir, il faut puiser dans ses émotions les plus pures…
  —  Je rêve ou tu te prends pour un poète accompli ? Maintenant que tu as attendri tout le monde en essorant ton cœur comme un torchon dans ces vers, tu ne te sens plus pisser, riposta Thalion avec acidité. Tu parles beaucoup pour quelqu’un qui a un niveau d’empathie aussi exacerbée qu’un rocher.


Les paroles cinglantes du jeune homme frappèrent de plein fouet Camille donc les traits du visage se contractèrent. Ses narines frémissantes et ses pupilles dilatées étaient les symptômes de sa dignité écrasée par le poids de ces propos. Peut-être Thalion était-il allé trop loin en dénigrant le texte de Camille qui n’était pas moins qu’un éclat de sa peine, mais il s’en fichait éperdument de le blesser. Il n’hésiterait pas à user de mots tranchants pour le faire redescendre sur Terre. Que son colocataire ait évolué était une bonne chose, mais Thalion n’oubliait pas ce que lui et Nohan avaient enduré à cause de lui.
Les deux magériens se foudroyaient du regard, leurs poings serrés les démangeant atrocement. Nohan semblait hésiter entre ignorer cette énième altercation, gronder Thalion pour ramener sans cesse Camille à son passé et mépriser ses efforts pour changer, ou reprocher à Camille de l’avoir cherché en le prenant de haut. Quant à Cally, elle s’inquiétait davantage de Vivienn dont les prunelles vertes s’assombrissaient. Malgré son expression guillerette collés sur le visage, sa voix doucereuse les fit violemment frissonner.


  —  Mes chers visiteurs, j’apprécie beaucoup votre présence mais je préfère encore la solitude à vos enfantillages. Ne vous ai-je pas dit de vous écouter avec bienveillance et respect ? Vos bouches doivent clamer l’amour comme elle le font avec les poèmes, pas des paroles aussi rudes. Néanmoins, si vous les désirez, je peux vous proposer une activité alternative plus brutale qui s’accordera sans doute mieux à votre sauvagerie…
 

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