Avec l’aide de Sage, la femme enceinte s’assoit. On peut aisément deviner que la naissance est imminente, tant par les impressionnantes vergetures zébrant sa peau pâle, que par la protubérance du ventre soutenu par maintes bandes de tissus.
« Assieds-toi », murmure Garo en poussant d’une épaule Meos qui n’était resté figé depuis son entrée. Sage prend le pouls, examine la peau, et prends un air perplexe.
« Elle ne mange pas assez.
– Elle se force, réponds Gol qui s’assoie à ses côtés. Mais rejette. L’effort fini par l’exténué, et empire la situation.
– On va devoir procéder à un transfert sanguin.
– Encore ?
– Je n’ai pas d’autres solutions avant l’accouchement. Au mieux, je peux prélever du sang de chacun de vous, pour éviter d’en drainer un seul, et conserver des fioles pour de futurs injections.
– Aucun problème pour moi, dit Garo en faisant gonfler ses veines, avant de recevoir une tape sur la cuisse par Gol, suivi d’une gronde.
– Mets le tapis ! »
Gol s’allonge à côté de sa femme, ils ferment tous deux les yeux. Sage appose sur leurs visages un tissu imbibé, puis sort de son sac un tube et des aiguilles, qu’elle fait chauffer près du brasier, avant de les planter dans les veines parallèles. Un liquide rougeâtre y fuit, visqueux, parsemé de pigments blanc, s’écoule à travers le tube. Sage regarde ensuite Garo, l’un air sadique, une autre seringue à la main.
« Après mangé… Je ne suis pas pressé », répond-il en détournant le regard, finissant de disposer des vivres sur le tapis.
Sesa, en retrait, sort une tablette d’aliments séchés d’une de ses poches, en casse un bout avant de le mâcher silencieusement. Elle observe le visage de Meos ensorcelé par les oscillations du ventre de la femme enceinte. Sage remarque aussi son attrait, et lui montre l’exemple en y posant sa main, dessus. Soudain, le rideau s’ouvre. Gale et Galgot se posent, suivis d’autre aventuriers, ainsi que des enfants d’un gabarit douteux, trop précoce mais trahi par une voix pleine d’insouciance, tous dans le même apparat.
« Le chef a trouvé encore une excuse pour ne pas participer à la chasse, plaisante un.
– Surveille tes paroles, grogne Gol.
– Allez ! Tous au tapis ! » conclue Galgot.
Ils s’assoient tous ensemble, partagent des tubes marron, d’une pâte moulue, comprenant un ensemble de tubercules écrasé, puis séchés. Timidement, mais doucement, les bouches se délient, ne portant plus attention au couple allongé. Les enfants, après une simple bouchée, sont déjà entrains de jouer aux alentours, ou reste admirer l’animation. Galgot mime, par de grands gestes, les dernières créatures qu’il a occises. La scène est agrémentée par les commentaires Gale, ridiculisant la nature du danger, afin de redescendre chaque moment de tension sur une note comique. Les railleries qui s’ensuivent, arrache des gloussements de Gol, faisant flotter le tissu sur son visage.
Garo se met entre Sage et Meos, en profite pour le pousser sur le côté. Il reprend son argument sur l’importance qu’elle le choisisse en tant qu’apprenti, mais elle acquiesce sans donner suite, et continue à surveiller ses deux patients tout en mâchant la ration que lui a tendu Gale.
Meos, les yeux grands ouverts, est comme hypnotisé par les remous du ventre de la femme, similaire aux vagues incessantes qui sillonnent le dôme de nuages. D’une aspiration envers l’inconnu, il tend le bras, ouvre la main, imite le mouvement présenté par Sage. Au contact, sa main frétille, se contracte nerveusement, comme un enfant qui creuse des trous dans le sable, elle cherche à assouvir sa curiosité. Cependant la friction génère des rougeurs, des plaintes, une douleur s’échappe de la femme, et rompt toutes discussions. Garo arrache la main de Meos, le condamnant du regard.
« Qu’est-ce que tu fais ?
– Du calme, répond Sage, tu vois bien qu’il n’a pas de mauvaises intentions.
– Il peut s’expliquer tout seul alors.
– Pas besoin, coupe Galgot en désignant Garo et Meos. Je peux, aussi bien, vous écraser tous les deux la tête.
– Du calme elle a dit », appuie Gale en cognant la tête de Galgot.
Garo lâche la main de Meos. Gol se redresse et porte attention à sa femme.
« Je vais bien, reprend-elle. La transfusion a fait son effet. Je me sens plus vivante. En tout cas la douleur est un bon indicateur.
– Parfait, se réjouit Gol en caressant le ventre pour en chasser l’empreinte.
– Je pense que c’est le moment pour moi de vous quitter alors, dit Sage.
– Tout de suite ? réagit avec déception Gale, vous n’allez pas quand même pas partir avant de nous faire un bilan de santé, elle subtilise les tubes et aiguilles de la transfusion, je vais les nettoyer pour toi ! »
Gale s’échappe de la tente par un rideau, sans attendre mots. Les enfants, et adultes, se mettent en file devant Sage, suivent ses ordres à la lettre, puis retournent à leurs affaires, sans commentaires, juste le sourire aux lèvres.
Gale revient lorsque Sage a fini d’ausculter tout le monde, puis l’aide à ranger ses affaires, avant de l’accompagner, avec Meos et Sesa, vers la sortie.
« Finalement, le jeune homme que tu as sauvé, a décidé de retourner aux forges du Croc, au plus près de sa famille. Il te remercie une nouvelle fois, dit Gale avant de fermer le rideau intérieur. Prends soin de toi, et passe quand tu veux ! »
Sage ouvre le rideau extérieur, et se retrouve éblouie par le bain de lumière émanant du Croc, régnant au milieu de l’axe de l’horizon. Le défilé de villageois a déjà commencé, annonçant l’imminente fin d’un cycle.
Sesa prend la tête, les guide de bâtisse en bâtisses, de malade en malades, la fatigue s’étire sur le visage de Sage, mais de soin en soins, elle continue, déterminée, sous le regard intéressé de Meos.
Chaque malade, ou passant, y va de son petit commentaire. Des questions sur Meos. Des questions sur les lamentations des aventuriers, ou infectés pour certains. Tous veulent avoir un mot à dire sur les rumeurs. Un mot d’avance sur l’autre, loin de l’enfance rayonnante d’espoir et d’ignorance. Colporteur de chimères, mères de leur peur, ils se sont abandonnés dans leur rôle, et parfois, trop tard, réalisent leur désarroi dans leur plus vieil âge.
Un vieil homme est assis sur l’entrée d’une bâtisse. Il respire difficilement, tandis qu’un chariot tiré par des gardes, couvert d’un drap sombre, s’éloigne. À la vue de Sage, il tente de se lever mais ses genoux ne suivent pas, et retombe sur ses fesses. Instinctivement, Sage lâche son sac par terre, et accours à ses côtés.
« Ah vous êtes enfin là », dit-il, sanglotant, à l’abandon, le visage sillonné de larmes.