Chapitre 24

Par AliceH

Dewey fixa les menottes en mercure qui étaient posées sur une table de travail d'Ahmed. Nonchalamment, il saisit l'une d'entre elles et la passa à son poignet sans la refermer. Un mince sourire se dessinait sur ses lèvres quand il se rappela une chose essentielle. La vitre de sa porte d'entrée n'avait toujours pas été réparée. Qui savait dans quel état était sa bibliothèque ? Il fit demi-tour et courut vers le salon où se trouvait un téléphone qu'il saisit abruptement. Mary, Mildred et Louise s'y trouvaient et le fixèrent du coin de l’œil, déboussolées. Après de longues secondes, il parvint à expliquer la cause de son angoisse. Alors qu'il écoutait attentivement ce qu'on lui disait au téléphone, il se tourna vers Louise. Puis, il raccrocha et sourit à nouveau.

– Tu as envoyé ton père réparer ma vitre? Quand ça?

– Juste après notre départ. Quand nous sommes allés chez moi – ou plutôt, quand je vous ai traînés chez moi - vous êtes restés seuls avec Kaiser. J'en ai profité pour parler de ce petit incident à mon père, exposa-t-elle. D'ailleurs, il faut qu'on parle de toi et Arsinoé. Assieds-toi.

Dewey avait un très mauvais pressentiment mais il prit place à côté de son amie, face au couple de vieilles dames. La manière dont elle avait dit « toi et Arsinoé » lui provoquait un bouillonnement étrange dans le ventre. Les trois femmes le fixèrent avec appréhension puis Louise prit la parole.

– Je comprendrais que tu veuilles rentrer à Williamsburg. Nous sommes partis depuis un long moment, et tu as ton travail là-bas.

–Jusque-là, ça fait sens, mais quel rapport avec Arsinoé ?

– Vous vous entendez bien mieux entre vous qu'avec moi. Ce...

Sa voix faiblit soudain et elle prit une pause. Pourquoi sa gorge était-elle aussi nouée soudain ? Elle ne faisait qu'exposer des faits : Dewey et Arsinoé avaient un lien bien plus fort qu'un d'eux avec elle. Ils avaient plus de points communs, peut-être. Il lui fallut une seconde pour réaliser ce qu'elle ressentait : de la jalousie. Elle n'avait pas osé se l'avouer au début de leur voyage, quand elle les avait vus discuter près du side-car, mais elle devait se rendre à l'évidence : elle était jalouse de leur proximité. Depuis que ses amies d'enfance l'avaient abandonnée du jour au lendemain, elle désespérait connaître à nouveau une amitié forte. Même si elle considérait Dewey et Arsinoé comme ses amis à présent, elle n'était pas sûre qu'ils pensaient à elle en ces termes. Après tout, celle qui avait été sa meilleure amie pendant des années lui avait tourné le dos après qu'elle eut refusé d'aller dans la même faculté qu'elle, incapable de comprendre son choix de rester près de son père. Malgré l'affection que Louise lui portait, le respect qu'elle avait pour elle, cela n'avait apparemment plus de réciproque chez son amie. En plus de la jalousie qui l'envahissait, elle pouvait compter une autre émotion qui la submergeait : la peur. La peur de ne pas être assez gentille, assez compréhensive, assez bien pour Dewey et Arsinoé, malgré tous ses sentiments, malgré tous ses efforts. Elle remarqua alors qu'elle était en train de pleurer et que son corps était prostré. Elle vit la main de Dewey s'approcher de son genou puis elle l'entendit lui dire d'une voix mal assurée :

– Je pense qu'il est temps que je te fasse un câlin. J'en fait un à Arsinoé, et c'est très injuste que tu n'aies pas droit à l'embrassade d'un beau jeune myope maigrelet et fringué comme l'Hellequin tel que moi.

Elle ne se le fit pas dire deux fois. Louise remarqua que Dewey avait des cheveux doux comme ceux d'un bébé et que son pull rouge grattait terriblement contre son cou. Dewey, lui, nota que les Goggles de son amie étaient extrêmement froides contre sa peau et qu'elle était sacrément musclée. Mais ce qui se dégageait avant tout de ce câlin impromptu, c'était une grande chaleur.

_____

De son côté, Arsinoé se promenait avec Ahmed après avoir fait quelques courses. Ils regardèrent le soleil se coucher sur la mer ; il en eut le souffle coupé. Il n'était d'ailleurs toujours pas habitué au fait d'avoir besoin de respirer : pour les démons, c'était un réflexe qu'ils gardaient de leur vie passée. À ce moment précis, il était tout de même heureux de pouvoir sentir l'odeur des embruns lui caresser le visage. En revanche, il fut beaucoup moins heureux de voir que la rue qui menait au QG était fermée pour cause de travaux. Ahmed et lui durent faire un détour et comme lui dit le jeune homme, ça allait demander un peu d'efforts. Et par « un peu d'efforts », il voulait dire « m'aider à monter cette énorme pente définitivement pas pensée pour les personnes handicapées en m'aidant à pousser mon fauteuil s'il te plaît ». Tout en amorçant leur montée, Arsinoé toussota et marmonna :

– Je suis vraiment désolé si je t'ai blessé tout à l'heure, quand j'ai dit que ton fauteuil était vraiment pratique pour accrocher le panier de courses. Ça donne l'impression que je ne te vois qu'à travers ça, ou comme une sorte d'accessoire. Je dis souvent des choses idiotes sans le vouloir.

–- Arsinoé, je t'ai dit que c'était rien.

– Mais non, c'est pas rien !

À bout de nerfs et de forces, il s'assit à même le sol, aux pieds d'Ahmed qui testait silencieux. Alors qu'il tentait d'organiser ses pensées et de calmer sa respiration anarchique, il sentit la main du jeune homme sur son épaule. Celui-ci le regarda avec un sourire, mais ses yeux étaient mélancoliques. Il lui dit gentiment:

– Tu n'es pas un fardeau, Arsi'.

– C'est ça, marmonna son ami.

– Tu n'es pas le seul à te croire être un poids. Regarde moi, par exemple. J'ai beau bien vivre mon handicap, je ne vis pas forcément bien avec mon handicap. Par exemple, tu as bien vu que le simple fait d'avoir des travaux dans une rue me fait faire un détour par une énorme pente ou faire un encore plus grand détour par des rues accessibles. Je ne peux pas vivre avec ma grand-mère et je ne peux pas veiller sur elle, ni sur Mary. Normalement, c'est aux jeunes comme moi de s'occuper de leurs aînés, mais je ne le peux pas. Je ne peux pas prendre les transports en commun comme le font la plupart des gens. Je suis sensé être à un âge de ma vie où tout est possible et merveilleux, mais ce ne l'est pas forcément. Ça pourrait l'être. Non pas si j'étais magiquement guéri, mais tout simplement si ce monde était un peu mieux fait pour moi. Je ne me sens pas à ma place parce que peu de choses sont faites pour que ce soit le cas. Mais tu sais quoi ? Je ne peux pas changer qui je suis, et je ne le veux pas, asséna Ahmed. Je suis fier d'être qui je suis. Si ce monde ne veut pas faire des efforts pour moi et les autres comme moi, qu'importe. Je me débrouillerai. Je n'ai pas à changer, et toi non plus. Certes, tu es nerveux et maladroit. Mais moi aussi, je manque parfois de tact. Ce n'est pas grave. Louise, Dewey et moi-même, on t'apprécie comme tu es. Alors arrête de te juger aussi sévèrement, s'il te plaît. Et sache que j'accepte tes excuses.

Arsinoé sentit comme une douce sensation envahir sa poitrine et il se sentit réconforté par les paroles d'Ahmed. Il lui adressa un grand sourire et lui saisit la main qu'il lui tendait. Une fois debout, il lui adressa un sincère merci. Ce à quoi Ahmed répondit :

– Je me dois de demander parce que ça me gêne, mais c'est quoi une wassingue ?

Après avoir déposé Ahmed devant chez lui, celui-ci lui proposa de venir manger un de ces soirs en compagnie de Dewey et Louise. Il fallait qu'ils fassent connaissance avec Camille, la personne qui il partageait sa vie. Après lui avoir assuré que ce serait fait, il reprit le chemin du QG pour trouver Dewey et Louise en pleine conversation dans le salon. Ils ne semblèrent pas le remarquer au premier abord, très occupés à parler d'un livre qu'ils avaient tous deux adoré. Puis, son ami le remarqua et fut alarmé par la rougeur de son visage. Après l'avoir rassuré, Arsinoé finit par demander à Louise si il y avait un terrain de Luftball pas loin. Il était curieux de voir ce à quoi un match ressemblait.

 

Dewey avait commencé par refuser de participer à la démonstration de Luftball proposée par Louise. Il connaissait les règles, oui, mais il n'y avait jamais joué. Il n'allait pas commencer à plus de vingt ans. Il n'était pas très sportif à cause de ses soucis de santé et ses parents lui avaient formellement interdit tout exercice physique brutal durant son enfance et adolescence. Le seul sport auquel il s'adonnait, c'était la randonnée. Parfois. Rarement. Deux fois par an, maximum. Mais bon, porter des livres et monter des échelles, ça comptait comme exercice physique, non ? Emporté par l'enthousiasme d'Arsinoé et encouragé par Mary, il se porta finalement volontaire pour participer, initiative qui le surprit lui-même. De jeunes voisines et voisins des Demon Delenders participaient également tout en ignorant la nature d'Arsinoé à qui il avait été interdit de participer.1 Louise avait peur qu'il ne se blesse et qu'il récupère un peu trop bien pour un être humain ordinaire.

– Bon, Arsi', tu ouvres bien grand les yeux et les oreilles !. Comme tu peux le voir, le terrain est en forme de losange. Il n'y a pas de règles sur la texture du terrain, même si on évite de jouer un match à flanc de falaise ou sur des cailloux. Normal, glissa-t-elle. Il y a vingt poteaux en tout, répartis de façon homogène en quatre zones. Leur hauteur réglementaire est de minimum un mètre vingt et peut aller jusqu'à un mètre quatre-vingts. Tu suis?

– Tout est clair, fit-il, tranquillement assis un peu plus loin à boire du thé aux côtés de Mary.

– Les quatre zones sont marquées par différentes couleurs: la zone rouge, la zone bleue, la zone verte et la zone jaune. Elles servent avant tout aux commentateurs de matches, pour préciser la position d'une joueuse. Et oui, je dis « une joueuse » car c'est un sport essentiellement féminin, sache-le. Mais il faut noter qu'un tir marqué depuis une des deux zones dites externes à la zone de but vaut le double des points soit... deux points. Les zones externes sont les plus deux éloignées du but, les zones internes...? commença Louise.

– Sont les plus proches.

– Bravo, tu suis. Quand une joueuse tombe de son poteau, elle a deux minutes de pénalité avant de pouvoir reprendre le match. Un match dure une heure trente, avec deux manches de quarante-cinq minutes et une mi-temps de vingt minutes. Il est interdit de frapper une adversaire, mais on peut la tacler pour la faire tomber ou lâcher la balle, continua-t-elle en exposant un ballon ovale avec deux creux sur les côtés destinés à faciliter la saisie par une des joueuses. Et comme ça peut faire mal, les deux équipes ont des protections. Nous, on en a pas. On fera attention ! précisa-t-elle après avoir vu l'affolement dans les yeux de Dewey. On y va ? Alors, on fait nos deux équipes de cinq joueuses. Et joueurs.

 

Le match se termina sur une victoire de l'équipe de Louise, à 35 points contre 28. Alors que la jeune fille profitait d'un long bain, Dewey et Arsinoé discutaient dans la cuisine. Mary et Mildred étaient sorties faire une promenade, et Ahmed était chez lui.

_____

– Je trouve ça incroyable que je ne me sois pas cassé les lunettes. Ni le bras. Ni la jambe ! s'exclama Dewey, le front moite de sueur.

– Et tu n'as eu que euh, douze pénalités.

– D'après Louise, c'est un bon chiffre, surtout pour un grand débutant comme moi ! D'ailleurs, en parlant de Louise, reprit-t-il. Elle m'a proposé de rentrer à Williamsburg, comme je vais devoir reprendre le travail et qu'elle risque de rester un certain temps à Beauxjardins pour son apprentissage. Elle pense que tu devrais rentrer avec moi. »

 

Arsinoé était sur le point de grignoter un bout de pain. Il stoppa net son geste à mi-chemin. Dewey se contenta de le fixer de ses grands yeux bleus avant s'empourprer. Il devait reconnaître que le jeune démon était très beau et que son regard de chiot perdu était à la fois triste et adorable. En plus de cela, et malgré sa nature démoniaque, il était de très bonne compagnie. Dewey lisait sur son visage qu'il était abattu, ce qui le rendit lui-même très abattu. Il ne savait pas comment réagir, lui qui n'avait jamais eu à réconforter qui que ce soit. Il devait faire quelque chose, vite! Après une grande inspiration, il tendit son bras maigre et posa ses doigts dans les boucles d'Arsinoé. Il songea illico que ses cheveux étaient très soyeux, puis que son geste était sans doute inapproprié. Mais Dewey ne bougea pas et ouvrit la bouche sans pouvoir en sortir un son, incapable de trouver quelque chose à dire. Devait-il le rassurer ? Lui réexpliquer pourquoi Louise voulait qu'ils repartent ensemble ? Peut-être devait-il retirer sa main de ses cheveux si doux ? Lui faire une caresse peut-être ? Certaines personnes aimaient bien ça, pourquoi pas Arsinoé ?

– Je vous dérange ?

Louise entra dans la cuisine vêtue d'un pyjama mauve. Avec un petit rictus, elle s'installa aux côtés de ses deux amis qui ne bougeaient pas d'un cil. Puis, Dewey retira promptement sa main de la chevelure d'Arsinoé et devint aussi rouge d'une tomate bien mûre. De son côté, celui-ci semblait à la fois paniqué et embarrassé. Louise nota qu'il arborait également une légère rougeur aux joues : son sourire s'agrandit.

– Oui donc euh oui donc, toussota Dewey qui tentait de reprendre une contenance, je disais à Arsinoé que tu voulais que nous rentrions ensemble à Williamsburg pendant que tu étudies ici. Par rapport à mon travail et... tout ça.

– Oui, exactement.

– Mais pourquoi je ne pourrais pas rester ici ? opposa Arsinoé qui sentait encore les doigts fins de son ami sur son crâne. Après tout, tout le monde est d'accord pour dire que Mary, Mildred et Ahmed sont très agréables avec moi et on peut étudier le livre et comme ça, je pourrai peut-être aussi trouver un moyen de rentrer...

Sa main se mit à trembler. Bientôt, ce fut son corps tout entier. Il lutta pour pouvoir reprendre son souffle et quand il y arriva, ce fut avec difficulté. Il avait la sensation que l'air qu'il avalait le blessait de l'intérieur et empoisonnait ses poumons. Louise se dépêcha à ses côtés, tout comme Dewey dont il croisa le regard. La jeune fille quitta la pièce, pensant qu'Ahmed tentait une nouvelle expérience sur La Boîte à Monstres et les laissa seuls. Dewey resta accroupi à ses côtés sans dire mot, incapable de trouver quoi dire pour le calmer ou rassurer. Il avait passé toute sa vie en solitaire, que ce soit une solitude subie ou choisie et il était difficile pour lui de trouver comment réagir à cet instant. Cependant, face à la détresse d'Arsinoé, il se décida à lui parler.

– Je crois que tu nous fais une attaque d'angoisse Arsi'. J'en ai déjà fait, et je sais que c'est terrifiant. Mais sache bien que... Peu importe ce qui te fait peur, cette chose n'est pas là maintenant, fit-il. Il n'y a que toi et moi ici. Tu es en sécurité ici. Je ne te veux pas te mal. Louise non plus. Personne ici ne te veut de mal, et personne ne veut se débarrasser de toi.

Il remarqua que la respiration d'Arsinoé revenait progressivement à la normale et il se releva pour lui verser un verre d'eau qu'il lui tendit. Il fut vidé cul sec. Les tremblements qui parcouraient le corps du démon étaient toujours présents tout comme cette lueur de terreur au fond de ses yeux noirs. Dewey posa à nouveau la main dans ses cheveux bouclés qu'il caressa avant de faire face à son ami pour planter son regard dans le sien. Il lui répéta :

– Personne ici ne te veut de mal, et personne ne veut se débarrasser de toi. Quelle que soit la chose qui te fait peur, elle n'est pas ici. Tu es en sécurité ici. 

Avec un faible sourire de gratitude, Arsinoé posa sa tête contre le torse de Dewey alors que Louise et Ahmed revenaient en toute hâte de la véranda. Tout ce petit monde put l'entendre dire d'une voix brisée :

– Je ne veux pas rentrer.

1 Louise leur avait glissé qu'Arsinoé était un «cul-terreux» du fin fond de la région des Morts et qu'il venait d'une famille « très stricte, tu sais comment ils sont là-bas », ce qui leur avait apparemment suffi comme explication.

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