Chapitre 26 - Retrouvailles

Retrouvailles

 

Un jour pâle s’était levé, un soleil paresseux émergeait de la ligne d’horizon où quelques nuages flirtaient sur la crête des vagues. Mains liées derrière le dos, tête basse, Till précédait le Colonel. Personne n’osa s’interposer, la face austère du militaire, ses manières cassantes décourageant les plus téméraires. De temps à autre Karlov poussait le garçon un peu plus rudement pour l’inciter à avancer, ou lançait un ordre sec, dans sa langue gutturale et incompréhensible ; manœuvres destinées à tromper un observateur scrupuleux. Ils marchèrent en silence en direction de Karnak puis bifurquèrent au premier chemin conduisant vers la forêt. Dès qu’ils atteignirent l’abri des premiers arbres, Iwar libéra le garçon.

L’heure de la séparation était venue, pourtant ils demeuraient immobiles, l’un face à l’autre, hésitants, incapables de trouver les mots qui expriment. Un silence embarrassé. Finalement Till avança d’un pas. Renouant avec des réflexes oubliés, Iwar déplia les bras, lentement, vieilles mécaniques rouillées aux entournures car trop peu ou si mal utilisées. Ils s’étreignirent maladroitement. Aucun ne souhaitait ajouter à cet instant un au revoir hypothétique ou un adieu trop définitif. Ils se séparèrent enfin. Iwar posa une dernière fois la main sur l’épaule du garçon, son fils. Puis au prix d’un effort considérable, il la laissa retomber et partit sans se retourner. Till, ému, resta à regarder la haute silhouette s’éloigner jusqu’à devenir un point qu’un creux du chemin effaça.

Il n’eut pas le temps de s’interroger sur la direction à prendre, un nuage calciné d’orage décomposé en une multitude de points et d’exclamations bruyantes, descendait de la montagne. Craillant et virevoltant, une nuée de corbeaux piquait droit sur Till. Un sifflement aigu couvrit le tintamarre et dans un ensemble parfait les oiseaux s’abattirent au sol, faisant cercle autour du garçon. Cerné par des dizaines d’ailes claquant au milieu d’un amas de plumes hérissées, de becs affûtés et d’yeux inquisiteurs, Till, moins effrayé qu’intrigué, ne bougeait pas. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles chacun s’observa en silence puis un nouveau sifflement retentit et le cercle s’ouvrit pour laisser place à Thiya qui avança en sautillant, jabot gonflé, sourcil haut, œil pétri d’importance et de malice :

  • Krâa ! Enfin, moi retrouver Till !
  • Thiya ! s’écria le garçon heureux et soulagé, mais tu es déjà réparée ! Comment Ma a- t-elle réussi cet exploit !
  • Thiya pas machine ! Thiya, Être exceptionnel, et Thiya guérir très vite !
  • D’accord, d’accord ! Je suis tellement content de te voir…

Till voulut approcher pour saluer son amie, retrouver la complicité, mais la corneille recula vivement, pinçant la main tendue :

  • Krâa ! Till doit faire attention à pas casser autorité de Thiya ! Thiya dirige escarbille (1) de défense ! Till observer un peu tout de même ! Nous pas seuls !
  • Des amis à toi ?
  • Eux obéir à Thiya. Thiya chef.

Après des félicitations aussi sincères que circonstanciées, Till put enfin aborder des préoccupations plus essentielles et obtenir quelques informations. Les habitants de l’île s’étaient regroupés dans les cavernes de la montagne, communiquant toutes entres-elles par un réseau de galeries. Thiya était en charge de deux importantes missions : rabattre les traînards ; repérer et détruire les « mouches » espionnes, dépêchées par les envahisseurs. Des missions de protection de la plus haute importance qui réclamaient savoir-faire et discipline ! L’intelligence de Thiya trouvait dans cet exercice sa pleine mesure. Till devait poursuivre jusqu’au prochain carrefour où ses amis le rejoindraient. La zone était sécurisée

Après quelques ultimes recommandations, la corneille prit son envol, entraînant son escarbille vers la côte. Till sourit, quel caractère !

La face joviale de Blair apparut en premier en haut du raidillon. Les retrouvailles furent chahuteuses et un brin exaltées. Till sentit toute la pression des dernières heures se disperser dans la surabondance d’exclamations, de rires nerveux, d’embrassades et de claques devenues rituelles. Ils racontèrent à mots décousus leur séparation, le village abandonné, Elhyane et Harald les retrouvant pour les guider au refuge ; l’inquiétude, l’angoisse, l’incertitude ; l’attention autour de Wilma distillant des conseils, pesés, mesurés ; son art de dire sans révéler, agaçant, déroutant… Oui, tous avaient vu les armes, les machines, le vaisseau, ils avaient compris. Oui une délégation irait à leur rencontre. Non, ils ignoraient qui la composerait, ils n’étaient pas admis dans le cercle des décisions. Et puis, ils racontèrent encore l’intervention déterminante de Wilma pour les pousser hors de la grotte. Ils racontèrent jusqu’aux questions laissées sans réponse, jusqu’à épuisement des mots. Alors Till remplit les blancs, évoquant l’essentiel : Hedda, son père, l’empreinte ; taisant les sentiments, trop neufs, pas encore éprouvés, la voix embarrassée, le cœur au bord des larmes.

Ils se turent enfin, unis dans le silence, attentif à tout ce qu’il ne révélait pas. Mains enlacées, ils demeurèrent perdus dans une pensée commune jusqu’à ce que Blair ébroue sa grande carcasse, rompe le cercle, et lance une conclusion aussi peu conventionnelle qu’espérée :

  • Nom d’une flatulence de Zigoptère, on s’ennuie jamais avec toi !

Naëlle éclata de rire :

  • C’est sa dernière trouvaille « le Zigoptère », un hommage à notre bon Maistre, expliqua-t-elle. Et puis la « flatulence », c’est tellement délicat.

En cet instant, peut-être par excès de confiance ou de naïveté, Till eut la certitude qu’ensemble rien ne pourrait leur arriver. Il se sentit fort, empli d’une nouvelle assurance à laquelle il n’était guère habitué. En quelques mots bien pesés, Elhyane aurait probablement tempéré son enthousiasme. Mais Ma n’était pas là.

  • Alors, qu’est-ce qu’on fait ? questionna-t-il.
  • Comment ça qu’est-ce qu’on fait ? répondit Naëlle, fronçant les sourcils.
  • En tous cas, moi je retourne pas dans la caverne, affirma Blair. J’en peux plus du Maistre Zigue, c’est pas qu’il soit méchant mais c’est un vrai croquemot (2). On arrive jamais à en placer une. Tout ce qui l’intéresse, lui, c’est de nous ramener à Gran-Cairn.
  • Thiya a dit…
  • Oh ! Si c’est un piaf qui commande ! Et à qui tu crois qu’elle obéit Thiya ?
  • Et toi, tu crois qu’ils s’en rendront pas compte ! siffla Naëlle, à bout de répliques.
  • Et puis après ? On fait rien de mal et on prendra aucun risque. Franchement, je crois qu’ils ont d’autres pintades à plumer (3). On va juste observer.

Till imagina sa mère avec un pincement fugace de culpabilité. Elhyane devait certainement se douter qu’il ne reviendrait pas. Pas tout de suite. L’explication était là-bas, quelque part au plateau des Ombelles. « Là où est la réponse ». Il avait parcouru un trop long chemin pour reculer. Il ne le voulait pas. Il ne le pouvait plus.

  • Je suis d’accord, dit Till.
  • C’est un évènement historique, approuva Châny. On est tous concernés, et nous plus que les autres parce que Till est notre ami !

Le caractère historique de l’évènement n’était pas le meilleur des arguments, mais faute d’un plus pertinent, ils devraient s’en accommoder.

  • Châny, s’exclama Naëlle désapprobatrice, si toi aussi tu t’y mets ! Mais y’a que moi qui garde la tête sur les épaules ou quoi ! Et puis d’abord, en quoi on est plus concerné que les autres ?
  • Mon père sera là, répondit Till.
  • Ton père est un Tork ! Il est dans l’autre camp !
  • Il va nous aider. Et tu oublies que moi aussi je suis pour moitié Tork
  • C’est ça, il suffit qu’un étranger se pointe et te raconte une belle histoire pour que tu en oublies tout le reste. Et ne me dis pas que tu resteras sagement à l’arrière si la rencontre tourne mal. Tu en es incapable. Qu’est-ce que tu feras alors ? Hein, tu peux me le dire ? C’est un militaire ! C’est un homme de guerre !

Till se ferma, blessé par ce résumé caricatural. Châny s’interposa avant que des paroles irrévocables ne soient prononcées :

  • Le danger, c’est Donovan. Je vous rappelle que Till a le lien à présent, ça signifie que Wilma a accès à sa mémoire, à ses pensées. Wilma sait tout, même nos intentions, et a aucun moment elle n’a cherché à nous arrêter ou à nous prévenir contre le père de Till, bien au contraire. Je ne suis pas encore totalement certain de lui faire confiance mais je ne doute pas de Wilma. Et puis, jamais Silha ne ferait de tort à notre peuple, je crois au contraire qu’elle a choisi intentionnellement ce moment pour révéler à Till son histoire. Elle veut nous aider.

Naëlle secouait la tête, incrédule. Comment pouvaient-ils espérer parvenir à résoudre une crise dont personne ne pouvait imaginer l’issue ? On n’arrêterait pas ces hommes avec de la bonne volonté ! Était-elle la seule à conserver un semblant de lucidité ?

  • Ah oui ! Et comment elle pourrait nous aider ?
  • Je n’en sais rien, Naëlle. Je le déduis de tout ce qui s’est passé ces derniers jours, c’est pour ça qu’on doit rester soudés et ne pas douter.
  • Ben moi, je sens qu’on va au-devant des ennuis !
  • T’as peur ? s’étonna Blair, peu habitué à tant de réticences.
  • Oui j’ai peur ! Et vous devriez tous avoir peur ! Ce n’est pas un jeu, là, c’est une guerre !
  • T’y vas pas un peu fort…

Emporté par l’euphorie des retrouvailles, Till n’avait pas pris la mesure des conséquences de sa décision. Naëlle parlait raison, cette entreprise ne serait pas sans risque. Qui pouvait prédire ce qu’ils auraient à affronter ? Cette révélation l’affola. Comment avait-il pu se montrer d’un tel égoïsme ? Attendre de ses amis qu’ils l’accompagnent était impossible, pas dans de telles circonstances.

  • Naëlle dit vrai. Nous agissons de manière impulsive, les risques sont trop grands.
  • Ah, enfin ! Quelqu’un qui parle raison !

Châny et Blair regardèrent Till interloqués, comme s’il venait de recracher une bouse de scolopendre.

  • T’as fondu un boulon ?
  • Non, Till veut nous protéger, il imagine partir tout seul. C’est bien ça ?

Till hocha affirmativement la tête, lèvres scellées. Châny maîtrisait trop bien les subtilités de l’argumentation pour l’affronter dans une joute contradictoire.

  • Ah ! C’est que ça ! s’exclama Blair, alors, c’est que t’as pas tout compris, mon gars. Nous, on est le mouton à huit pattes, t’as oublié ? Moi, je protège ; Châny il éclaire ; Naëlle hum… Naëlle, c’est le clou dans la semelle qui nous rappelle de toujours regarder où on pose le pieds avant de le poser. Quant à toi, t’es la clef qui ouvre le coffre. Donc, tu fais un pas, on fait un pas. C’est plus clair comme ça ?

Châny approuva d’un sourire, l’inénarrable Blair avait un don pour synthétiser rondement une situation complexe. Naëlle haussa une épaule contrariée.

  • Vous êtes vraiment certains ? insista Till, parce que je….
  • Bon, t’as des scrupules, ça nous touche mais ça change rien ! Donc sur ces sages paroles, on y va, conclut Blair prenant l’initiative.

Puis s’adressant à Naëlle :

  • Tu fais quoi ?
  • Comment ça, « je fais quoi ? ». T’es crétin ou tu le fais exprès ! Je viens avec vous, il faut quelqu’un de sensé pour vous éviter les ennuis.

Sans se l’avouer, Till avait espéré cette réponse. Elle le soulageait d’un grand poids.

  • Merci, murmura-t-il ému. Filons alors avant que Thiya revienne, je ne tiens à affronter ni ses arguments, ni son escarbille.
  • Elle est pleine de surprises cette Thiya, commenta Blair, elle a mis à terre toutes les « machines volantes ». De minuscules choses d’une technicité élaborée. Je serais curieux d’en disséquer une. En tous cas, grâce à elle, l’ennemi est aveugle.
  • Tu le lui diras plus tard, elle appréciera…

Ils empruntèrent rapidement un sentier filant à l’orée des bois, en parallèle de la côte. Le plateau des Ombelles se trouvait à trois heures de marche. Sans traîner ils l’atteindraient en fin de matinée.

Blair avançait en tête. Parlant à voix basse pour éviter d’attirer l’attention, les amis se livraient à des hypothèses. À l’optimisme affiché des uns s’opposait le défaitisme exagéré des autres. Mais sachant que les uns étaient parfois les autres et que les autres devenaient alors les uns, la discussion ne traduisait que la certitude d’une profonde incertitude. Les pluies d’automne avaient raviné la terre par endroit dénudant les racines noueuses des pins et compliquant la progression. Ce n’était que succession de montées, descentes, courbes et méandres. Ils avaient sous-estimé la difficulté et progressaient bien moins vite qu’ils l’auraient voulu. À une croisée de chemins ils tombèrent sur un vieil homme, au dos vouté et aux pas laborieux, qui arrivait en sens inverse. Le cœur de Till bondit mais il préféra taire sa surprise, attendant que Piblô s’exprime le premier.

  • Till, s’exclama le sylphe, que je suis heureux de te revoir. J’ai su que tu étais bien rentré. As-tu remis à ta mère les graines que je t’avais confiées ?
  • Heu, bonjour, oui… bien sûr… en partie.
  • Tu ne me présentes pas tes amis ?
  • Châny, Blair, Naëlle je vous présente Piblô.

Till sentait bien qu’il aurait dû en raconter davantage, mais il ne savait trop comment présenter exactement le vieil homme. Piblô le devança.

  • Je suis un ami de la famille en chemin pour rejoindre le lieu de rassemblement. D’ailleurs où allez-vous par là ? Ce n’est pas la bonne direction.
  • À bon, vous croyez ? répondit Blair avec un air de naïveté confondant.
  • Oui, j’en suis certain.

Un sourire amusé fleurit sur les lèvres de Piblô. Il était inutile de mentir à un Sylphe, Till le savait bien et d’ailleurs, il n’en avait pas envie :

  • Nous allons rejoindre le plateau des Ombelles.
  • Le lieu de la rencontre… Hum… Qu’en pense ta mère ? Est-elle au courant de tes intentions ?

Till rougit. Mâ était toujours dans un coin de ses pensées, il aurait aimé pouvoir l’embrasser et la rassurer après les heures pénibles traversées mais il savait aussi que s’il mettait un pied dans la caverne, il n’en ressortirait pas. Elhyane était protectrice à l’extrême et parfois aussi tyrannique que Thiya. D’autre part, il était certain que Wilma l’informait de tous ses faits et gestes, par conséquent elle ne pouvait ignorer ses intentions.

  • Oui, ma mère sait où nous allons et je suis certain qu’elle n’approuve pas. C’est ma mère.
  • Ce n’est pas à moi de te dire ce qu’il est bien de faire. Au fond de toi, tu le sais. Les heures qui viennent vont être difficiles et lourdes de conséquences pour votre peuple mais vous n’êtes pas seuls. Vous avez de puissants alliés.

Blair, Châny et Naëlle écoutaient, surpris par la teneur du discours. Qui donc était cet homme étrange qu’aucun d’eux n’avait jamais croisé ? Et qui étaient ces puissants alliés ? Piblô poursuivait :

  • J’ai avec moi un de ces sachets de graines qui, semble-t-il, ont fait merveille dans les marais. Prends également ma canne, je n’en ai plus besoin pour rejoindre la caverne et le moment venu, elle pourra t’être utile.

Le garçon ne fut pas dupe, il savait que Piblô n’avait nullement besoin d’une canne pour se déplacer. Il n’imaginait pas à quoi elle pourrait bien servir mais le précédent cadeau du sylphe avait été fort utile. Sa légèreté le surprit. Contrairement aux apparences, elle n’était pas de bois mais d’une matière translucide qui se fondait avec le milieu environnant, c’est pourquoi personne ne l’avait remarquée. Le pommeau rond semblait façonné à la taille de la main du garçon.

  • Merci, Piblô. Je…
  • De rien mon ami, coupa le sylphe. Je dois y aller à présent.

Il se tourna vers Blair, Châny et Naëlle, son regard d’un vert intense, magnétique, glissa sur eux s’y attardant à peine :

  • Ta mère dit vrai, tu as de bons amis. Tu peux leur parler de notre précédente rencontre, ce n’est déjà presque plus un secret. Ah ! J’oubliais, n’empruntez pas le chemin du bas, le terrain est éboulé un peu plus loin. Passez par le haut, vous pourrez redescendre ensuite.

Les amis de Till devinaient bien qu’un évènement important se déroulait sous leurs yeux. Sans en comprendre encore les implications, ils pressentaient que cette rencontre, loin d’être fortuite, s’inscrivait dans un enchaînement de circonstances qui les dépassait et dont ils n’étaient que les témoins. Ils regardèrent Till, interrogatifs, mais lorsque leurs yeux se tournèrent à nouveau vers le vieil homme, celui-ci avait disparu.

  • Nom d’une queue de cochon, marmonna Blair en se grattant la tête.

Alors Till raconta tout, de sa rencontre avec le sylphe, aux miraculeuses graines d’euphorie. Ses amis écoutaient sans l’interrompre, tentant d’assimiler une vérité si peu conforme à la réalité. Tous voulurent examiner la canne mais aucun ne se prononça sur les secrets de sa fabrication. Un autre mystère. Till la glissa dans sa ceinture.

  • Et tu dis qu’ils sont là depuis la nuit des temps, qu’ils ne sont pas comme nous et peuvent prendre n’importe quelle forme, nom d’une queue de cochon de nom d’une queue de cochon !
  • Tu te répètes ! Je crois qu’on a intérêt à garder tout ça pour nous, affirma Naëlle, il faut l’avoir vécu pour y croire. Même moi, si je ne te connaissais pas, je douterais.
  • J’ai voyagé dans tes rêves, dit Châny, j’ai assisté à une partie de scarabées avec un cheval qui fumait la pipe, foulé le sable du désert, parlé avec Silha… Tu es différent Till, tu l’as toujours été et nous avons de la chance que tu sois à nos côtés.
  • J’ai surtout la chance de vous avoir comme amis, répondit Till ému.
  • Bon je résume la situation, lança Blair, tout va bien, on la boucle et on avance. Le soleil est déjà à midi et on est loin d’être arrivés. D’ailleurs je commence à avoir un petit creux. Si on en profitait pour se sustenter ?
  • Ah ! Parce que tu te sustentes, toi ? Je croyais plutôt que ta nature profonde te poussait à la goinfrerie, se moqua Naëlle. Mais c’est bien, je ne veux pas être critique, dans le registre digestif, ton vocabulaire s’enrichit.
  • À trop me sous-estimer, tu pourrais avoir des surprises…

Ils empruntèrent le sentier du haut tout en continuant leurs sempiternelles chamailleries. Puis la montée devint si raide que bientôt, toute leur énergie se concentra dans l’effort. Ils débouchèrent dans une petite clairière au milieu de laquelle stagnait une eau fangeuse. La végétation avait envahi les berges et l’eau disparaissait sous un tapis de lentilles des marais. On devinait à peine la trace du sentier qui sinuait un moment sur le bord de la mare avant de redescendre et se perdre dans le bois, sur l’autre rive. S’il n’y avait eu la présence de ses amis, Till aurait renoncé à s’y engager mais Blair ne marqua même pas un instant d’hésitation. Pourtant son instinct le mettait en garde. Tout était bien trop calme. Il n’aimait pas ça.

  • Ah, enfin ! s’exclama Blair radieux, on a fini de monter ! Mes mollets rendaient l’âme !

Les derniers mots à peine prononcés, des bulles se formèrent à la surface de l’eau, s’élevèrent pour éclater en « Blop, Blop, Blop » bien trop identifiables. Les fouillouses réveillées de leur torpeur nauséabonde étaient de retour.

  • Oh, oh, oh ! L’escagarçon, les gueuses ! Alors Mignon tu reviens chercher ta Reine !
  • Encore vous ! Mais vous êtes partout ! gronda Blair.
  • Et oui, merveilleux prince, pas moyen de nous éviter.
  • Vous allez pas recommencer ! On a joué une fois, maintenant ça suffit ! On fait que passer, alors décramponnez nos chausses (4).
  • Mes chéries-chéries, le héros ne veut plus jouer ! C’est dommâââge. Alors, si on ne peut plus jouer qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de notre escagarçon et de sa compagnie ?
  • Les décoller (5) ?
  • Les croquer ?
  • Les dépecer ?
  • Une opération délicate, qui nécessite des doigts de fée. Avons-nous des doigts de fée ?
  • Oui ! Oui ! Oui !
  • Par lequel commencer ?
  • Le Prince ! Le prince ! Le prince !
  • Assez !

Till avait crié suffisamment fort pour stopper l’élan des créatures. Piblô lui avait remis les graines, il les avait envoyés délibérément à leur rencontre, il voulait donc obtenir quelque chose. Une aide ? En quoi les fouillouses pouvaient-elles les aider ? Till réfléchissait à toute vitesse.

  • Avez-vous un chef ?
  • Un chef ! Un chef ! Un chef !
  • Oui, quelqu’un avec qui discuter.
  • Le Chef ! Le Chef ! Le Chef ! appelèrent-elles en chœur dissonant.

Une bulle énorme s’éleva au-dessus de la mare, « Blop, blop, blop » :

  • Qui vient ici troubler mon repos ?
  • C’est lui ! C’est lui ! C’est lui !
  • Bonjour… votre Altesse… bredouilla Till.
  • Oooh ! Une Altesssse ! s’écrièrent les fouillouses avec extase avant d’ajouter : où ça ? Où ça ? Où ça ?
  • Taisez-vous, stupides braillardes, qui es-tu et pourquoi me déranges-tu ?
  • L’Île a besoin de votre aide, répondit le garçon.

Les mots s’étaient formés spontanément sur ses lèvres avant même qu’il ne les pense. Till sentit toute l’attention de la créature éveillée, il poursuivit :

  • Je m’appelle Till, votre Altesse. Des intrus ont franchi les barrières de protection. Ils menacent de nous envahir. Les sylphes demandent à chacun de se mobiliser pour la défense de l’Île.
  • Qui t’envoie ?
  • Piblô, votre altesse.

La fouillouse s’approcha en rasant l’eau et vint coller son visage contre le nez de Till. De près elle était encore plus monstrueuse, la face pustuleuse et l’œil torve. Till entrouvrit la bouche pour respirer tant la créature dégageait une odeur insupportable. Il se força à l’immobilité, laissant à loisir l’autre l’examiner. Elle recula au bout de quelques instants :

  • C’est la canne du sylphe ?

Till acquiesça.

  • Hum…

La créature retourna au centre de la mare :

  • Dis à Piblô que nous ferons ce que nous devons.
  • Merci votre Altesse.
  • Merci votre Altesse ! Merci votre Altesse ! Merci votre Altesse ! chantèrent les autres en écho.

L’Altesse avait regagné le fond de la mare dans un « blop » dégoulinant. Till et ses amis tentèrent alors de s’éclipser discrètement.

  • Mais où ils vont les escagarçons ?

Une poignée de graines d’euphorie lancées à la volée sonna la débâcle générale tandis que Till et ses amis prenaient la fuite sans même chercher à savourer le spectacle.

  1.  Escarbille :  Dans le vocabulaire de Thiya : groupe d’oiseaux volant en formation de chasse. Certains sur le continent les désignent du nom d’escadrille.
  2. Croquemot : bavard invétéré.
  3. Pintades à plumer : expression appartenant au registre imagé de Blair, signifiant « ils ont d’autres choses à faire ».
  4. Décramponner nos chausses : peut se traduire par l’expression « allez voir ailleurs » ou « lâchez-nous les pompes » qui se réfère à un langage codé en vigueur chez certains conservateurs d’Estrie.
  5. Décoller : D’après le témoignage d’un certain Larousse, la décollation désignait l’action de couper la tête.

     

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Baladine
Posté le 23/09/2022
Haha, j'adore les fouillouses ! (surtout quand elles s'exaltent de voir une altesse et demande "où ça ?" c'est drôle) Cet épisode donne plus de sens à la première rencontre avec les fouillouses (ça en avait déjà puisqu'elles ont permis de rencontrer le mouton à six pattes) et laisse entendre que Piblô avait déjà plusieurs coups d'avance !
Par contre, j'ai peut-être pas été toujours attentive, mais je me suis fait la réflexion que je ne serai pas capable de dire exactement quel est l'objectif de Till en se rendant au plateau des Ombelles. Les autres ont l'air de suivre parce que Till y va, mais peut-être, la discussion entre eux serait l'occasion de rappeler l'objectifs pour les lecteurs qui se seraient allés faire un tour dans la lune, parfois ?
J'aime toujours autant tes mots nouveaux, et les définitions inventées à la fin !
A très vite !
Hortense
Posté le 28/09/2022
Le plateau des Ombelles ? Bonne remarque. Je ne sais pas si Till pourrait répondre à une telle question. Il doit y aller, il le sait au fond de lui. Je vais retravailler ce passage pour l'éclaircir.
Merci Claire et ravie que mes Fouillouses t'amusent, je les aime bien aussi !
Baladine
Posté le 28/09/2022
Hihi ! Il peut aussi s’y diriger sans savoir vraiment quoi y faire en effet !
Edouard PArle
Posté le 25/02/2022
Coucou !
On retrouve des éléments placés plus tôt dans le récit, on commence à comprendre leur intérêt dans le récit. Les forces de l'île vont toutes devoir faire front face aux nouveaux venus.
Sympa les retrouvailles entre Till et ses amis, on sent la tension malgré la joie de se retrouver. Entre disputes et déclarations d'amitié c'était assez ambigu et juste par rapport à la situation.
C'était sympa de retrouver Thiya, je l'imaginais bien s'attaquer aux drones avec son bec xD
Petites remarques :
"Sans traîner ils" virgule après traîner ?
"l’optimisme affiché des uns s’opposait le défaitisme exagéré des autres. Mais sachant que les uns étaient parfois les autres et que les autres devenaient alors les uns, la discussion ne traduisait que la certitude d’une profonde incertitude." j'aime beaucoup la tournure !
"avaient raviné la terre par endroit dénudant" virgule après endroit ?
Un plaisir comme toujours,
A bientôt !
Hortense
Posté le 26/02/2022
Bonjour Edouard,
Un grand merci pour ta relecture toujours bienveillante, j'apprécie ton regard sur l'histoire et j'ai tenu compte de tes conseils dans la réécriture. J'espère que le récit sera moins prévisible.
A très bientôt
sifriane
Posté le 13/02/2022
Salut Hortense,
J'ai bien aimé ce chapitre, avec le retour des fouillouses et de Pîblo.
On sent la tension qui monte, le trajet jusqu'au lieu de réunion et le cheminement dans l'esprit de chacun. La bataille finale est proche.
J'imagine bien les hommes contre les hommes, et les oiseaux contre des drones par exemple, et les animaux contre les machines (désolée pour le délire).
A bientôt
Hortense
Posté le 14/02/2022
Bonjour Sifriane,
Tu fais bien d'imaginer, tu te projettes et c'est pour moi très positif.
Je suis heureuse que ce chapitre t'ait plu et que tu ne seras pas déçue par la suite.
A très bientôt
Romanticgirl
Posté le 31/10/2021
Bonjour Hortense,
Encore un chapitre efficace, comme les enfants, on marche vers le dénouement. Le retour de Thiya est intéressant. Elle a changé, elle a grandi comme Till. On sent que la guerre se prépare et que les oiseaux, les fouillouses et les habitants seront au rendez-vous. Je m'attends à une grande scène de bataille. Des questions pratiques : Est-ce bien Till qui lance les graines aux fouillouses ? Où les a-t-il eues ? J'aurais aimé une petite description plus précise du physique des fouillouses que j'avais oublié... Le passage qui commence par "Moi, je protège..." est une belle métaphore sur le rôle de chacun des personnages. Selon moi, il manque quelques verbes de parole dans les dialogues. J'avais parfois des difficultés à savoir qui parlait. Quelques remarques :
- "Quelqu’un qui parle raison !" répétition de l'expression
- "le pieds" le pied
A bientôt !
Hortense
Posté le 03/11/2021
Bonjour à toi,
Piblô a donné à Till les graines d'euphorie juste avant de repartir.
Merci pour tes remarques, je les prends en compte dans la réécriture.
Une grande bataille se prépare, je suis en train actuellement de la retravailler et toutes tes suggestions seront bienvenue.
Un grand merci et à très bientôt
Ella Palace
Posté le 17/07/2021
Coucou Hortense,

bien que ce chapitre soit encore beau et poétique (la rencontre avec les fouillouses est encore drôle et poétique), je me demande s'il ne serait pas un peu long. C'est une question, pas une affirmation. Je me demande s'il n'y a pas trop d'explications et de détails parce que sans cela, pour moi, ça ne changerait rien à l'histoire et sa compréhension. Je fais surtout référence aux retrouvailles entre les enfants. C'est toi qui sais.

Mes remarques, go:


-« Ils se turent enfin, unis dans le silence, attentif à tout ce qu’il ne révélait pas », attentifs ?
- Tu passes à nouveau de « sylphe » à « Sylphe », lol, tu m’avais dit que c’était « sylphe » non ?
- « Mâ était toujours dans un coin de ses pensées », tu n’écrirais pas parfois « Ma » et parfois « Mâ » ?
-« Les amis de Till devinaient bien qu’un évènement important se déroulait sous leurs yeux », un « événement » ?, une rencontre importante me semble plus approprié voire même un tête à tête mais je me trompe peut-être. J’ai un souci avec ce terme dans ce contexte. Ce qui se passe sur l’île aujourd’hui est un événement, l’arrivée de Till sur l’île est un événement. Ca a une connotation historique en fait pour moi, « événement », ça doit être ça.
-« Alors Till raconta tout, de sa rencontre avec le sylphe, aux miraculeuses graines d’euphorie. Ses amis écoutaient sans l’interrompre, tentant d’assimiler une vérité si peu conforme à la réalité », pourquoi si peu conforme à la réalité ? quelle réalité ? après Gran-Cairn dont son jeu « magique », un qui voyage dans les rêves, un oiseau qui parle, une qui voyage dans les mémoires, l’autre qui parle aux animaux etc., ils s’étonnent qu’il puisse exister un polymorphe même doué (dans le sens de posséder certains dons) ?
-« Si on en profitait pour se sustenter ? », je n’entends jamais des ados dire « sustenter » mais la réaction de Naëlle fait que ça passe, comme s’il utilisait ostensiblement un nouveau mot récemment appris, lol c’est mignon.
-« On devinait à peine la trace du sentier qui sinuait », deux fois « sentier » mais c’est peut-être voulu.

A tout bientôt!
Hortense
Posté le 19/07/2021
Bonjour Ella,
Merci Ella pour toutes tes remarques pertinentes, je les prends en compte pour la réécriture. Je vais revoir les dialogues un peu trop longs et couper certains passages qui n'apportent rien de plus à l'histoire.
Evènement a effectivement une connotation historique, c'est volontaire. La rencontre entre ces deux peuples et historique. Il y a 500 ans que les habitants vivent coupés du monde et le monde vient à eux.
Pour tout le reste, je prends.
A très bientôt.
Amicalement
Ella Palace
Posté le 19/07/2021
Coucou,


Je n'avais pas compris la phrase 😅😂... je croyais que c'était le fait de croiser Piblô que tu nommais "événement"... autant pour moi.
Évidemment que ce débarquement est un événement 😅...

A bientôt
Ella Palace
Posté le 19/07/2021
Mince je viens de spoiler 😔👉👈
Hortense
Posté le 19/07/2021
Pas grave, je pense qu'à ce stade beaucoup auront compris !
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